Candace Johnson

Celle qui ne renonce jamais

d'Lëtzebuerger Land vom 22.11.2007

Jean-Claude Juncker himself a remis début novembre les insignes decommandeur de l’ordre du mérite à celle qui a consacré une partie de sa vie au lancement puis au développement du système de satellite luxembourgeois. Une cérémonie en grande pompe était organisée pour la circonstance. Il est devenu assez rare, vu son emploi du temps, que le Premier ministreaccroche lui-même les décorations aux vestons des héros de la nation et, encore plus exceptionnel, qu’il fasse des louanges aussi appuyées à ses récipiendaires.

Les formalités de remise de sa décoration à André Lussi, autre hérosrécompensé la même semaine que Candace Johnson par les autorités,furent bien plus sobres : l’ancien patron de Clearstream réhabilité depuis un an après des non-lieux judiciaires s’est fait remettre son hochet par le ministre CSV du Trésor et du Budget,mais aussi celui de la Justice, Luc Frieden. L’ambiance était toutefois un peu crispée des deux côtés. 

C’est donc dire toute la symbolique que revêtait cette cérémonie du 5 novembre avec un Jean-Claude Juncker à nouveau parfait dans le rôle de Monsieur bons offices. La lecture du communiqué de presse qui suivit les festivités devrait d’ailleurs être proposée en option aux candidats à des postes diplomatiques et peut-être aussi aux élèves des écoles de psychanalyse. En hissant Madame Candace Johnson,épouse Meisch dans le privé, au grade de commandeur de l’ordre du mérite, Jean-Claude Juncker a voulu réconcilier la dame avec le Luxembourg, à moins que ce ne soit l’inverse. Les liens, longtemps si forts entre elle et son pays d’adoption, s’étaient sérieusementdélités aux alentours de 2003.

Aujourd’hui, après des années d’incompréhension, l’Américaine a droit à la reconnaissance « pour son engagement constant en faveur duLuxembourg ». Il a fallu du temps pour en arriver là. Plus d’un quart de siècle au chronomètre.

Europe Online, la société bâtie et portée par son opiniâtre fondatriceCandace Johnson avait plus ou moins quitté le Grand-Duché en2004 – bien que restant une société de droit luxembourgeois – pours’expatrier en région parisienne, et installer son infrastructure technique à Rambouillet, là où Eutelsat, l’opérateur concurrent de SES Global, disposait de sa plateforme multimédia Opensky pour assurer les services d’Internet par satellite. 

Le geste d’apaisement du numéro un du gouvernement suffira-t-il pour autant à effacer d’un trait de crayon les vieilles rancunes de ceux qui ont travaillé aux côtés de la super woman américaine à la SES d’abord puis à Europe Online I,II et III ensuite ? Il est certain que Candace Johnson avait à coeur de faire officiellementapprécier son « engagement» de longue date à sa juste valeur. Il n’y a aucune réponse à apporter pour l’heure sur les effets attendus de la médiation deMonsieur Juncker, même si officiellement, le gouvernement (l’État luxembourgeois est le principal actionnaire de SES Global) se défend de vouloir sortir de sa neutralité et se mêler d’un éventuel conflit opposant la marraine de la SES et les dirigeants actuels du numéro un mondial des satellites.

Le Premier ministre luxembourgeois s’est bien gardé, en tout cas, de faire une allusion quelconque à l’aventure très controversée d’Europe Online (deux faillites retentissantes aucompteur) dans son intervention du 5 novembre, focalisant exclusivement l’attentiondu public sur la contribution de Candace Johnson et « son rôledans le développement des premiers projets satellitaires au Luxembourg au début des années 1980 et la création de la Société européenne des satellites, premier opérateur privé de satellites en Europe, fondé en 1985 ». 

Jean-Claude Juncker a aussi parlé des « impulsions stratégiques » que cette femme d’influence a données au développement continu de SES. La dame en question a effectivement mis son étonnant réseau d’affaires et ses connexions internationales tentaculaires, notamment en Allemagne où son époux Adrien Meisch fut longtemps ambassadeur, au service de l’expansion germanique de l’opérateurde Betzdorf. Toutes les impulsions stratégiques ne firent pourtant pas l’unanimité. L’inflexibilité dont Candace Johnson, ainsi que d’autres membres du conseil d’administration firent preuve, contre l’avis du management, dans le traitement du différend avec Clay Whitehead, le pendant masculin de Candace dans la mise en place du projet de satellite luxembourgeois dans les années 1980, ne constitue sans doute pas un fait de gloire, du moins dans l’opinion de l’actuelleéquipe dirigeante de la SES. Après de longues années de bataille devant les tribunaux américains et luxembourgeois, Whitehead eut gain de cause et SES Global, qui avait toutefois eu la sagesse d’en provisionner les montants, a finalement dû verser 30 millions d’euros de dommages et intérêts au septuagénaire américain.

Clay Whitehead ne s’est pas contenté d’attaquer SES Global en justice. Il avait également intenté des procès à l’État luxembourgeois ainsi qu’à Candace Johnson. Les deux personnalités ne s’apprécient pas. On raconte que dans un tête-à-tête, une giffle est partie, mais, vu l’absence de témoin, on ignore qui a donné le soufflet à l’autre.

Les sujets qui fâchent ont soigneusement été remisés lors de la cérémonie du 5 novembre. Personne n’a d’ailleurs vouluprononcer le nom de baptême actuel de l’entreprise de Betzdorf, devenue depuis 2001 SES Global pour bien signifier la dimension planétaire de la firme depuis le rachat il y a six ans de l’Américain GE Americom, qui en fit le fournisseur mondial numéro un des services à large bande par satellite. René Steichen, dans le communbiqué depresse, intervenait d’ailleurs en sa qualité de président de SES.Les signes de réconciliation entre Candace Johnson et les dirigeants actuels de la SES sont donc plutôt ténus : aucun représentant du conseil d’administration de SES Global – pas même les représentants du gouvernement – , ni aucun membre de la direction n’ont d’ailleurs assisté à la remise des insignes. Le père de Madame Johnson, le général US Johnny Johnson, âgé aujourd’hui de 84 ans, qui fut conseiller du président Kennedy pour les télécommunications,avait revêtu son plus bel uniforme pour assister à la consécrationde sa fille prodige à laquelle le Luxembourg rendait hommage, bien que la reconnaissance fut tardive.

Candace Johnson refuse de s’attacher à certains détails, comme l’absence remarquée du team de Betzdorf, et retient la déclaration de René Steichen, le président du conseil d’administration de SES Global, que le service Information et presse du gouvernement a insérée dans le communiqué de presse officiel. Il n’y a que le strict nécessaire dans ce « statement » de René Steichen, qui remercie Candace Johnson « de ses efforts en vue de la création de SESet du travail effectué au sein de notre société ». « Durant de longues années où elle a étémembre du conseil d’administration, poursuit René Steichen, elle a contribué de façon significative au développement de SES ». On aurait pu s’attendre à une déclaration un peu plus chaleureuse pour saluer la contribution de celle qui est présentée comme la co-fondatrice du système de satellite Astra et qui a porté le projet comme on porterait un bébé.

Candace Johnson a siégé dans le conseil d’administration de l’opérateur de 1988 à 1999. Elle dit en avoir démissionné à cette date pour éviter un conflit d’intérêt lorsqu’elle prit des responsabilités opérationnelles dans Europe Online après la première faillite de cette société de services d’Internet par satellite : les statuts de l’entreprise interdisaient en effet à cette époque qu’un des administrateurs ait des liens avec les clients des capacités satellitaires d’Astra, neutralité oblige. 

Ce n’est sans doute pas un hasard si Jean-Claude Juncker dans son hommage à « Madame Satellite » comme elle aime à se présenter elle-même, a insisté sur l’esprit pionnier et entrepreneurial de l’héroïne du jour, mais aussi sur sa « persévérance ». C’est vrai que l’Américaine ne renonce jamais, malgré l’adversité et quand bien même elle aurait le monde entier contre elle. Elle a fait la démonstration de son opiniâtreté en remettant à trois reprises surpied Europe Online, le service d’Internet satellitaire et en y investissant ses fonds personnels.

Maintenant que la nation luxembourgeoise a reconnu ses mérites àcelle sans qui SES ne serait peut-être pas tout à fait SES Global, que va donc bien pouvoir faire Candace Johnson, femme d’influence s’il en est ? Elle dit en tout cas avoir plein de projets dans la tête,mais se garde bien d’en révéler une once, ni de fournir le moindre indice sur ses intentions. D’évidence, toute la messe n’est pas encore dite. 

 

Véronique Poujol
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