Dans le cadre de leur Cycle Afrique s’étendant sur deux saisons, les Théâtres de la Ville de Luxembourg ont organisé, mercredi 13 octobre, une table-ronde sur la « Difficile diversité – De la représentation dans le spectacle vivant ». Parce que la visibilité de ces thèmes est essentielle, le Land en publie ici la retranscription

« On n’est pas juste là pour jouer du tam-tam et mettre un peu de couleurs »

d'Lëtzebuerger Land vom 22.10.2021

josée hansen : « J’étais toujours triste que les Barbies que mon père m’offrait étaient blanches », disiez-vous dans un des épisodes de votre Podcast Wat leeft ?, Jana Degrott (sur journal.lu). « Tu ne peux pas vouloir devenir quelque chose que tu ne vois pas », me disiez-vous lors de notre entretien préalable à cette table-ronde, et que la représentation des personnes de couleur était un des principaux moteurs de votre engagement politique... Donc vous voulez aussi jouer un « role model » ?

Jana Degrott : C’est génial que vous donniez cet exemple-là, parce que je me rappelle encore très bien qu’à l’époque, j’avais cinq ans, on habitait encore en Guinée – j’ai un père blanc, qui est Luxembourgeois, ma mère est du Togo – et mon père était tout fier de ramener des Barbies d’Europe en Guinée, mais c’était des Barbies avec des cheveux blonds qui ne me représentaient pas du tout. Alors les Barbies, je les ai toutes mangées – enfin, j’ai mordu dessus... Mes parents ne comprenaient pas ce qui se passait.

Plus tard, après avoir manifesté très tôt mon ambition d’entrer dans les espaces de prise de décision, je me suis toujours identifiée comme Luxembourgeoise, parce que c’était, par le droit, ma nationalité via mon père et du coup je me sentais comme ça. Or, cela a toujours été remis en cause par les autres, ça me dérangeait et je ne trouvais pas vraiment ma place. Malgré toute mon ambition, il m’était très difficile d’entrer dans ces espaces du pouvoir parce qu’il est difficile de devenir quelqu’un qu’on ne voit pas. Si je ne vois personne qui me ressemble dans un métier, comment puis-je vouloir devenir par exemple diplomate, ou... Premier ministre ? Du coup, aujourd’hui, j’essaie de devenir cette personne que je n’ai pas eue au Luxembourg : un role model pour des jeunes filles de couleur – je fais du mentoring actif, je leur montre le chemin à s’engager, à prendre confiance en elles, je leur donne les clés pour trouver le succès à l’école et leur force intérieure. Quand une jeune femme me dit aujourd’hui « tu m’inspires », ça me touche. Le mentoring est extrêmement important, surtout pour une société qui est aussi diverse que le Luxembourg.

josée hansen : Céline Camara – vous êtes, avec Emmanuel Freddy Djanabia, une des deux seules personnes noires que l’on retrouve parmi plus de 110 noms sur le site de référencement actors.lu. Avant de devenir actrice, vous étiez juriste. Aviez-vous des role models dans vos deux métiers ?

Céline Camara : Non, pas vraiment. Je suis née en France, où j’ai grandi et fait mes études de droit. Je me suis spécialisée en recherche. Je viens d’une petite ville assez modeste, où il y avait beaucoup de diversité, mais à partir du moment où j’ai commencé à faire mes études, c’était très très blanc, j’étais souvent la seule Noire, que ce soit à la fac ou, après, dans mon travail. C’est alors devenu une sorte de « normalité » pour moi, d’ailleurs j’ai commencé à prendre le réflexe de regarder tout de suite en arrivant quelque part s’il y avait une autre personne noire. C’est un constat que je fais, sans juger plus que ça. Dans mon domaine de recherche juridique, c’était très blanc et très masculin aussi, et les gens venaient de catégories socio-professionnelles plus élevées que celle dont je venais. J’essayais toujours de me fondre dans la masse, tant que je pouvais.

Par rapport aux Barbies, à la représentation dont parle Jana, j’avais un autre vécu : mes parents sont arrivés en France de Guinée-Conakry dans les années 70, il y avait une attitude plutôt d’assimilation, « les couleurs n’existent pas », tout ça. Mais quand j’avais cinq ans et que j’entrais à l’école, ma mère m’a dit : « Il va falloir que tu travailles deux fois plus parce que t’es noire » et, deuxièmement, « s’il y a des difficultés, des rejets ou autres, ne suspecte pas que c’est pour des causes racistes parce que sinon tu vivras dans la paranoïa et tu ne seras jamais heureuse ». Ces deux préceptes-là, c’était ma normalité, mais avec le recul, je me suis rendu compte que c’est quand même extrêmement lourd à porter. Donc je faisais surtout profil bas. Dans ma vie de juriste, j’étais souvent la seule femme noire et j’étais amenée à donner parfois des conférences dans ma spécialité : je sors de l’estrade et on me dit bravo et au bout de deux minutes, les gens sont déjà en train de me demander quelles sont mes origines, genre « qu’est-ce que vous mangez ? » ou presque... Enfin des remarques auxquelles j’étais habituée, mais qu’aujourd’hui, je ne laisserais plus passer.

Je suis arrivée au Luxembourg en 2012, j’ai commencé à faire de l’improvisation théâtrale dans une petite association, il n’y avait pas de Noirs, et puis j’ai commencé à faire du théâtre... et je me trouve un peu dans la même situation qu’avant : je suis souvent la seule personne noire. Avant ça, quand j’allais au théâtre, ce que je ne faisais pas beaucoup, je ne voyais pas de personnes noires sur scène. Je n’avais aucune idée de faire du théâtre en étant jeune parce que cela ne me semblait pas possible.

josée hansen : Est-ce que, en étant une des seules actrices de couleur au Luxembourg, vous ressentez parfois du racisme à votre encontre, ou, au contraire, peut-être aussi de la discrimination positive ?

Céline Camara : Alors pour ce qui est du racisme, j’ai eu quelques épisodes comme ça, où quelqu’un m’a dit : « ah, tu me donneras ton CV, comme ça, si on a besoin d’une comédienne noire, on t’appellera... » Or, je suis surtout comédienne, je n’ai pas besoin de cet étiquetage « comédienne noire ». C’est hyper-essentialisant.

De manière générale, au Luxembourg, dans les cadres dans lesquels j’ai eu l’occasion de travailler, je n’ai pas ressenti de racisme « hostile ». Le côté « discrimination positive », pour moi c’est toujours un peu délicat, je ne sais pas si on m’offre parfois un rôle parce qu’on a besoin de plus de Noirs sur les scènes luxembourgeoises... Je ne me destinais pas initialement à devenir comédienne, mais aujourd’hui, ça se passe bien pour moi et bien sûr parfois je me demande : Est-ce que je suis prise parce que je suis talentueuse ou pour ma couleur de peau ? Il y a certainement un peu de ça, mais j’espère qu’il n’y a pas que ça.

josée hansen : L’Aspro, l’Association des professionnel/les du spectacle vivant, s’est d’ailleurs rendue compte qu’il n’y a pas assez de diversité sur les scènes luxembourgeoises et a constitué un groupe de travail sur le sujet, qui réfléchit à des pistes pour y remédier. Et ce constat ne concerne pas seulement la mixité ethnique, mais aussi les personnes ayant un handicap, les personnes de la communauté LGBTQI... Vous, Pascale Zaourou, vous trouvez que d’avantage qu’une question de diversité raciale, il y a un problème de diversité sociale dans la culture au Luxembourg ?

Pascale Zaourou : Oui, parce que j’ai presque envie de dire que, par définition, le Luxembourg est un pays de diversité, où il y a un côté diversité visible, que j’appellerais « colorée ». Mais au-delà, la diversité sociale dans l’accès à la culture pose problème. Le Luxembourg est un pays très petit, mais épars et c’est très difficile d’avoir des offres excentrées déjà, mais aussi de diversité sociale sur les scènes. Le décloisonnement aussi pose problème : la culture est toujours ressentie comme étant très élitiste. Moi par exemple, j’anime des workshops et quand je demande : « est-ce que vous allez parfois au théâtre ? », la réponse, c’est presque toujours : zéro. Et pourtant, on a le Kulturpass...

josée hansen : ...qui permettrait d’aller voir des spectacles de très haut niveau au théâtre ou à la Philharmonie pour 1,50 euro...

Pascale Zaourou : ... oui, mais ce qui manque alors, c’est l’information. L’école a une charge à ce niveau. Parce que l’école est un point de passage obligé pour tous les enfants, quel que soit le niveau social des parents, donc c’est l’endroit qui pourrait attirer ce type de personnes. À défaut de cette appropriation de la culture par tous, le Kulturpass reste un gadget.

josée hansen : Jennifer, vous êtes artiste plasticienne, danseuse et cofondatrice de la plateforme Finkapé. Comment s’est passé votre cheminement d’un background peut-être pas aussi proche de la culture vers une telle carrière dans les arts ?

Jennifer Lopes Santos : Pour ma part, la question de ce que je voulais faire ne s’est jamais posée. J’ai toujours été très créative et mes parents, étant eux-mêmes très créatifs, ont toujours soutenu ça. J’ai fait mes études au Lycée des Arts et métiers, avec beaucoup de succès, il n’y a jamais eu de souci, puis j’ai continué avec des études de stylisme, où je n’ai jamais eu de problème non-plus. Parce que je suis très discrète et j’étais toujours gourmande d’informations. Mais j’ai vu que beaucoup d’autres jeunes dans une situation similaire, qui n’ont pas le même caractère, ont eu beaucoup plus de mal, et c’est là que je me suis rendu compte de la force de l’assimilation : Je pense que suis un modèle parfait d’une personne d’origine africaine qui s’est bien assimilée au Luxembourg.

Car certes, je suis Luxembourgeoise, mais aux yeux des autres, je devais encore le devenir et convaincre de mon appartenance. C’est ce qui m’a permis de passer... Il y en a qui ne l’ont pas fait, pour X raisons, parce qu’il y a aussi beaucoup d’obstacles, comme des discriminations, des propos racistes tout au long du parcours. Moi, aujourd’hui, je fais le chemin inverse, j’enlève ces masques que j’ai portés et ces costumes pour déconstruire justement cette assimilation, pour retrouver une réelle identité. Mais ça laisse des séquelles. Il faut prendre possession de ces expériences pour en tirer le maximum d’informations, prévenir d’un côté et informer de l’autre. Je crois que j’ai de la chance d’être à la fois assise à la table des afro-descendantes et des personnes luxembourgeoises, parce que je suis Luxembourgeoise et on me connaît par-ci, par-là, donc je peux jongler entre les deux, c’est mon outil.

josée hansen : Avec d’autres femmes surtout, vous avez créé Finkapé, le « réseau afro-descendant », afroféministe et décolonialiste dans la mouvance de Black Lives Matter et de la présentation, en octobre 2019, de l’étude Being Black in Luxembourg de l’Agence des droits fondamentaux de l’Union européenne, qui a pour la première fois prouvé, ou du moins rendu publique, l’existence d’un racisme structurel envers les personnes noires. Vous voulez « décoloniser le regard » et vous réapproprier vos cultures. Comment voulez-vous y arriver ?

Jennifer Lopes Santos : Avec ce travail personnel que fait chaque membre nous voulons effectivement « décoloniser » l’imaginaire collectif et ça, chacun peut le faire, qu’il soit afro-descendant, racisé ou blanc. On a deux projets en ce moment : d’un côté « Klangkeller » ou cave à sons, qui est ouvert à tout le monde et qui questionne le terme de world music. On incite à la découverte d’artistes de musiques du monde et voulons former et transmettre les savoir-faire de ces instruments. On veut offrir des rencontres conviviales. L’autre projet s’appelle Papaya, je le porte avec Mélissandre Varin. C’est une pièce de danse et de texte, qui nous permet de raconter nos histoires et nos vécus, sans les couches et les masques qu’on s’est mis pour survivre et évoluer comme tout le monde. On prend le temps de déconstruire tout ça, avec des conférences et des vidéos pour lesquelles on a invité dix artistes-activistes afro-descendants, on se rencontre et se découvre mutuellement.

josée hansen : Vous vous définissez avant tout comme Luxembourgeoise, Jana Degrott, ou est-ce que vous revendiquez aussi l’héritage africain de votre famille maternelle ?

Jana Degrott : J’ai vraiment senti que j’étais différente quand je suis entrée dans les espaces politiques. J’ai fait ma première campagne électorale en 2017, j’avais 21 ans, et l’année suivante, je me suis présentée aux élections nationales [sur la liste DP, ndlr]. Et là, je me souviens que les gens sont venus me dire : « Ben moi, je ne peux pas voter pour toi parce que je ne vote pas pour les étrangers ». Je suis tombée des nues : je suis Luxembourgeoise, sinon je n’aurais pas pu me présenter aux élections nationales, ce n’est pas possible de se présenter aux législatives en tant qu’étrangère...

Une autre fois, j’avais vraiment peur pour ma vie : après un dîner en ville, y’a un groupe de jeunes garçons qui m’ont reconnue, c’était dans le quartier Gare, j’étais en route vers ma voiture, ils étaient un peu bourrés, et ils ont commencé à m’insulter en me disant que je devais rentrer d’où je venais, que je leur prenais les jobs et tout... Ils tapaient contre les poubelles, et j’ai commencé à courir pour rejoindre ma voiture et rentrer au plus vite chez moi. Le lendemain, je n’ai pas osé raconter cet épisode à ma mère. J’avais peur de le faire, parce que je me souviens que, avant de m’engager en politique, ma mère m’avait demandée : « Est-ce que tu es sûre de vouloir le faire ? Est-ce que tu es sûre que tu es prête ? Parce que ne seras jamais comme tout le monde, tu seras toujours la minorité, il faudra toujours te prouver deux fois plus que le reste. »

Déjà quand j’étais enfant, elle me disait toujours de me laver deux fois plus avant d’aller dormir chez une copine, pour être impeccable. C’était vraiment de la peur. Parce qu’elle était dans un couple mixte assez compliqué, très compliqué même. Elle voulait toujours me protéger et me garder dans un cocon. Mais moi, au contraire, je voulais toujours me montrer, et montrer que j’avais une voix et une place à la table.

Aujourd’hui, j’ai un mandat, et je dois le dire ici et partout : le nombre de micro-agressions que je subis par session du conseil communal [de Steinsel, ndlr], c’est inacceptable ! Je note tout et un jour, je vais ouvrir ce livre et je vais tout lire. Et ce n’est pas forcément parce que les personnes qui font ces micro-agressions ont de mauvaises intentions. Mais c’est parce qu’elles n’ont pas l’habitude de voir des personnes comme moi – et j’ai encore beaucoup de privilèges par rapport à d’autres personnes de couleur : Je parle luxembourgeois, mon père est Luxembourgeois, je suis métisse, donc j’ai un certain nombre de privilèges. Mais ces gens-là essaient toujours de devenir personnels, de me remettre à ma place, et cela s’accumule. Je réalise que ça a eu un impact sur ma santé mentale et c’est inacceptable !

Si un jeune me demandait aujourd’hui s’il devait faire la même chose que moi, je lui dirais clairement non. Ça commence avec les cheveux : quand j’étais jeune, je les lissais, pour que les gens ne les touchent pas et ne fassent pas de remarques comme « t’as mis tes doigts dans la prise ? » – non ! ce sont mes cheveux ! Aujourd’hui, je fais un peu plus ce que je veux, je les lisse ou pas, je mets des tresses ou pas, mais quand j’étais jeune, je n’avais pas cette force. Je m’engage énormément, depuis que j’ai quinze ans, mais les dernières années je me demandais de plus en plus souvent si j’étais vraiment la seule de couleur dans l’espace que j’occupe. Mais il ne faut pas que je reste la seule, et donc il faut que j’ouvre des portes.

Mais les discriminations plus subtiles sont plus difficiles à affronter. Durant le mouvement Black Lives Matter, les médias m’ont tellement « tokenised » et m’ont soudain tous appelée pour que je vienne parler de racisme. Mais en réaction, j’ai eu beaucoup de haine sur les réseaux sociaux, en messages privés, et donc je me suis dit qu’il fallait en parler beaucoup plus en fait. L’inclusion et l’équité sont des sujets que j’ai toujours abordés sur le plan européen ; j’ai influencé beaucoup de politiques européennes et participé à la création de la plateforme « We belong » qui veut vraiment casser les stéréotypes des femmes de couleur en Europe et montrer qu’elles contribuent à la construction de l’Union européenne. Ça fonctionne assez bien.

Mais au Luxembourg, on ne demande la présence de personnes de couleur que pour parler de racisme. Or, il y a des personnes de couleur dans toutes les professions. Il faudrait les rendre beaucoup plus visibles dans les médias. C’est aussi pour ça que je fais mon podcast Wat leeft ?, pour lequel je fais ma recherche et j’essaie d’avoir des panels très diversifiés, pas seulement avec des personnes de toutes les origines, mais aussi des personnes avec un handicap etcetera.

josée hansen : Venons-en à l’affaire dite Capitani dont vous avez aussi parlé dans votre podcast : en mars de cette année, une agence de casting avait lancé, pour le compte de la société de production Samsa Film, en vue du tournage de la deuxième saison de la série policière diffusée sur RTL Télé Lëtzebuerg et mondialement sur Netflix, un appel de casting pour recruter « cinq hommes africains âgés de entre seize et 35 ans, en vue d’incarner des dealers de drogue ». Cette annonce a créé une énorme polémique dans la communauté, des associations comme Finkapé ou Lëtz Rise up appelant cela du racisme pur et simple...

Jennifer Lopes Santos : C’est clair que la culture a une responsabilité plus grande, parce qu’elle véhicule des messages très forts. Dans les stéréotypes, on la connaît celle-là. Dans l’ambiance déjà chaud-bouillante du débat à ce moment-là, mettre ça dans un casting, cela titille vraiment des traumas. Il y a des gens qui vivent cela tous les jours : d’être stigmatisés, d’être refusés dans l’immobilier et tout, donc cela a été ressenti comme extrêmement violent.

josée hansen : La société de production s’est excusée après coup, a mis ça sur le dos de l’agence de casting et a cherché le dialogue avec Finkapé et Lëtz Rise Up. Qu’est-ce qui en est sorti ?

Jennifer Lopes Santos : Il y a eu de longues discussions, auxquelles personnellement, je n’ai pas assisté, mais on avait aussi des positions très différentes dans l’asbl, je n’ai pas voulu me confronter à ça. On m’a dit que l’échange était bon parce qu’il était ouvert : ils étaient disposés à entendre quel impact cela pouvait avoir sur des personnes qui subissent ces stéréotypes. On a abouti à des propositions de formations et ce genre de choses, c’est encore en discussion aujourd’hui.

josée hansen : On pourrait peut-être tirer un parallèle avec la lutte féministe, où les femmes se sont battues durant au moins un siècle, d’abord pour pouvoir participer à la prise de décision politique, ensuite à celle économique. Il a finalement souvent fallu passer par l’introduction de quotas, pour que des hommes soient contraints de céder leur place à des femmes. Est-ce que la diversité en politique ou en culture doit aussi passer par de tels mécanismes ? Que des blancs laissent leur place à des représentants de minorités ? Vous avez commencé dans la danse classique, Céline Camara, un milieu où les Noirs et autres minorités visibles revendiquent désormais de plus en plus clairement leur inclusion, comme récemment dans le ballet de l’Opéra de Paris.

Céline Camara : Pour moi, la question est vraiment d’inclure plutôt que de faire de la place. Ce n’est pas comme si on prenait la place de quelqu’un. On est là et on devrait avoir le même accès et les mêmes opportunités. Les quotas me semblent très compliqués parce que cela ressemble à quelque chose de très carré et chiffré, alors que l’enjeu est vraiment que chacun/e fasse son premier travail d’introspection et arrive à se dire « ben, moi j’ai ma place ». Moi-même, j’ai dû faire ce travail, qui me coûte énormément.

Par exemple, enfant, j’ai pratiqué la danse classique pendant très longtemps, ma mère y tenait absolument. Alors il y a ce truc : on arrive, on est en tutu rose et il faut mettre un collant couleur « chaire », mais pour moi, c’était couleur saumon, et je ne suis pas saumon ! Il y a toutes ces petites choses qui font qu’on n’est jamais vraiment à sa place. Il y a aussi ce truc physique : les Noirs ont les pieds plats, donc il ne peut pas y avoir de coups de pied, « rentre tes fesses ! », mais en fait, je suis cambrée, donc je ne peux pas... Dans ce milieu très particulier et extrêmement fermé qu’est la danse classique, il y a tous ces codes qui font que c’est hostile. Alors qu’il y a d’excellentes ballerines et de danseurs noirs, mais il faut déjà les regarder en fait...

Au cinéma aussi, les minorités sont sous-représentées. Et quand elles sont présentes ce sont souvent des profils assez stéréotypés, alors qu’en fait, dans la vie de tous les jours, comme le disait Jana, il y a une vraie variété. Les castings sont souvent extrêmement typés. C’est ce que j’ai compris dans l’émotion entourant cette annonce, qui a pu susciter beaucoup de violence et un énorme ras-le-bol. Je pense que c’était très bien que ça explose, parce qu’il était temps d’en parler. Dans le cinéma, de toute façon, tout est basé sur le physique. Au début, cela m’a surprise, en venant du milieu juridique où il n’y a pas ce focus sur le corps, sur l’apparence. Donc j’ai ressenti cela comme une vraie violence, d’être soumise à un tel jugement. En général, quand on cherche des rôles, c’est souvent très typé, de fait, donc pour moi, qu’on cherche une actrice noire pour tel rôle ou un comédien noir pour jouer un dealer, ce n’est pas quelque chose qui me choque en soi, parce que c’est souvent comme ça. Après, il faut se demander ce qu’on a envie de mettre à l’écran, de quoi on parle, mais ça c’est encore une autre histoire.

Avec une compagnie belge, j’ai par exemple créé un spectacle d’improvisation qui s’appelle Freaks, qui parle de la différence et de la perception de la différence. C’est un spectacle avec des minorités ethniques ou des personnes LGBT. On a fait beaucoup de recherches, et on tape vraiment dedans, on joue des clichés et on essaie de les questionner. Dans ma démarche artistique, potentiellement, j’aurais pu faire une annonce pour chercher un acteur stéréotypé pour ce spectacle. Après, il faut toujours regarder le résultat.

Jennifer Lopes Santos : Je voulais faire remarquer que le mot « diversité » est beaucoup employé, aussi ce soir, mais le fond n’est pas réellement exploité. C’est bien d’utiliser des termes, mais en ce moment, c’est du marketing, parce qu’en réalité, dans le vécu, on en est encore loin. Actuellement, le sujet des personnes afro-descendantes ou racisées, c’est un peu une mode. Nous, on est bien sûr contents parce qu’on peut s’exprimer, mais en même temps, c’est beaucoup récupéré, comme plein d’autres mouvements, et il faut faire très attention de ne pas nous sélectionner sur des projets pour « mettre un peu de couleurs ».

Parfois, j’ai un peu l’impression qu’on parle d’une salade de fruits, où on met un peu de papaye et de mangue pour rendre la chose un peu plus exotique, et demain, on passe à autre chose. Souvent, on reste à la surface, alors qu’on pourrait tirer bien plus de ce sujet-là. Il y a un terrain de rencontre entre les deux mondes, un travail de déconstruction à faire : jusqu’où sommes-nous assimilé/es aussi, pour nous couler dans la masse ? Et en face, il y a aussi des stéréotypes, qui ont des centaines d’années et qu’il faut déconstruire. On n’est pas juste là pour jouer un peu de tam-tam et mettre un peu de couleurs. « Diversité » est un joli mot, mais la profondeur n’y est pas encore.

Pascale Zaourou : Je suis arrivée en France à douze ans, dans un petit village, et je n’ai pas été enfermée pendant très longtemps dans ma camisole de couleur. En montant à Paris, j’étais émerveillée par le nombre de Noirs que je voyais dans le métro. C’est dans le cadre professionnel, surtout à l’école, que j’ai entendu des commentaires comme « à croire qu’il n’y a pas d’écoles au Mali ? » Je viens de Côte d’Ivoire, d’une famille assez aisée, on est venus en France pour avoir une meilleure qualité de vie, et je me suis retrouvée dans une cité, où tout est un problème. Être noire, pour moi, ce n’est pas un sujet, mais pour les autres, souvent c’en est un.

Je suis finalement venue au Luxembourg pour que mes enfants puissent construire leur identité, qu’elle ne leur soit pas octroyée. Ici, peut-être parce que je ne parle pas luxembourgeois, j’ai un peu moins perçu ce racisme de couleur, parce que, pour moi, cela se limite au fait que je ne parle pas la langue. Il ne faut pas que la couleur devienne une camisole. Je n’en ai jamais averti mes enfants, mon fils ne s’est rendu compte qu’à six ans, en voyant un clip, qu’il était noir. Il n’en avait pas eu conscience avant. Au début, on habitait un village, mais en déménageant plus près de la ville, cela a commencé : les enfants commençaient à toucher les cheveux de ma fille, à tel point que c’est devenu une situation. Alors la prof m’a dit que c’était de la curiosité. C’était au moment de l’affaire Capitani, et, moi j’avais l’impression qu’on en parlait encore beaucoup trop peu. Ici, j’ai choisi mon racisme : je ne parle pas la langue, donc je comprends qu’on me mette un peu à l’écart. Mais là, je suis quand-même intervenue en expliquant à la prof de ma fille qu’elle n’est pas une bête de foire. Pour vivre avec l’autre, il faut l’accepter dans sa différence. Petit à petit, j’ai dû réaliser que même au Luxembourg, même au-delà de la langue, la couleur de peau, on y pense encore.

Donc je trouve que vraiment, pour une vraie diversité et l’inclusion, l’école doit décloisonner et la culture doit aller partout, dans les parcs, partout, pour que les gens puissent s’identifier. Mais nous, on se sent encore souvent illégitimes dans des maisons comme celle-ci. Demain, il y aura ce beau spectacle [Le sacre du printemps de Pina Bausch, réinterprété par l’École des Sables de Germaine Acogny au Sénégal, avec des danseurs noirs recrutés sur tout le continent, joué les 14, 15 et 16 octobre, ndlr], mais combien de personnes de couleur viendront le voir pour montrer à leurs enfants qu’une carrière de danseur/danseuse est aussi possible pour eux ?.Retranscription : josée hansen

Les participantes

Céline Camara est juriste de formation, métier pour lequel elle est arrivée au Luxembourg et qu’elle a exercé durant quelque temps avant de se réorienter vers le théâtre. Formation de comédienne à Esch-sur-Alzette, Bruxelles et Chicago ; travaille depuis lors ici, on l’a vue récemment dans Moulins à paroles mis en scène par Mahlia Theisman et dans The Hothouse par Anne Simon, tous les deux au Grand Théâtre.

Jana Degrott est également juriste de formation, animatrice d’un podcast intitulé Wat leeft ? sur le site Journal.lu, où elle a notamment discuté l’affaire dite Capitani le 1er juillet. Jana Degrott est cofondatrice de la plateforme européenne d’inclusion webelongeurope.com et est engagée politiquement, au DP, où elle fut une des plus jeunes élues locales du pays, au conseil communal de Steinsel.

josée hansen est journaliste de formation, ancienne rédactrice et rédactrice en chef du Land ; elle travaille actuellement comme chargée de mission pour les départements littérature et théâtre au ministère de la Culture et a animé ce débat pour le compte des Théâtres de la Ville.

Jennifer Lopes Santos est artiste plasticienne et danseuse, elle est une des fondatrices de l’association Finkapé, réseau d’afro-descendants au Luxembourg, qui fédère la diaspora capverdienne notamment, et milite pour une meilleure représentation et la reconnaissance des cultures africaines, dans une approche féministe et décolonialiste

Pascale Zaourou est éducatrice de formation, travaille dans une crèche et a notamment publié en autoédition le guide pratique Luxembourg pas cher, dans lequel elle donne aussi des tuyaux pour l’accès à la culture.

josée hansen
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