Luxemburgensia

Un travail de vestale

d'Lëtzebuerger Land vom 07.09.2018

Au plus tard depuis qu’elle a été couronnée du Goncourt de la Poésie (où elle rejoint les rangs de Bonnefoy, Guillevic, Jacottet, Goffette et autres) et que par conséquent son nom est apparu sur les unes des journaux du pays, le nom d’Anise Koltz est sur toutes les lèvres. Grande dame de la littérature francophone au Luxembourg (ou bien doyenne), voilà comment on l’appelle souvent, voilà comment aiment l’appeler les politiciens qui sont rapides à la féliciter lorsqu’elle reçoit une de ses nombreux prix littéraires1. Jean-Claude Juncker himself était assis au premier rang, au Centre national de littérature, lorsqu’Anise Koltz reçut le prix Servais pour son recueil L’ailleurs des mots.

Mais Anise Koltz n’est pas seulement poétesse, elle est également à l’origine de certaines actions autour de la littérature. En 1996, elle participe à la création de l’Académie européenne de poésie, avec Alain Bosquet, qu’elle préside un moment et dont elle est, depuis 2008, la présidente honoraire. Avant cela, en 1962, elle crée, avec son mari René Koltz, Nic Weber, Edmond Dune et Horst Bingel, les Journées littéraires de Mondorf. Ces Journées favorisaient la rencontre et l’échange entre auteurs de nationalités différentes, notamment entre écrivains germanophones et francophones, sur le territoire du Luxembourg, qui se voyait ainsi attribuer une fonction de pont entre ces deux nations. Non seulement Anise Koltz perpétuait la tradition du cercle littéraire de Colpach, où l’épouse de son grand-oncle Emile, Aline Mayrisch, faisait déjà se rencontrer André Gide et Ernst Robert Curtius, mais elle consolidait ainsi aussi sa propre approche poétique, qui se base sur une dualité linguistique, comme elle le dira dans un entretien de 2003, donné à l’universitaire Daniel Gabis, qui lui pose la question de l’accès et du maniement d’une langue d’écriture qui n’est pas sa langue maternelle : « Ja, das kann ein Vorteil sein, denn wir haben mehr Distanz zu der Sprache. Wir setzen sowohl im Deutschen als auch im Französischen Worte zusammen, die ein Muttersprachler nie zusammensetzen würde. Gerade dies reizt mich besonders bei meiner Arbeit : ich glaube, dass ich eine eher germanische Sensibilität habe und wenn ich diese dann in die französische Sprache transportiere, dann kracht die Sprache, sie gerät fast aus den Fugen. Ich glaube, dass diese Distanz uns zu einer gewissen Originalität verhelfen kann. »2

Parce que, selon Anise Koltz, « le poète doit donc aussi prendre position face au monde qui l’entoure »3, comme elle l’écrit dans la préface à son anthologie Somnambule du jour, parue en 2015 (recueil qui reprend des poèmes tirés de la plupart de ses livres, et d’où seront également sorties toutes les citations suivantes). En effet, même si pour Anise Koltz, l’écriture est une tentative d’accéder aux côtés cachés des choses, à leur essence, ses mots, sa poésie, sont, d’un autre côté, autant de façons de témoigner de notre époque. Elle, qui a connu de très près les horreurs du siècle dernier, prône le dessillement : « Faut-il passer devant des drames qui ont lieu, les yeux fermés de peur d’être broyé soi-même par la violence ? »4 Une des grandes thématiques de son œuvre est notamment l’absence ou la mort de Dieu dans un univers où l’homme est seul responsable de sa vie et de celle des autres. Cela a donné lieu à des textes fulgurants, comme celui-ci, tiré de Chant de refus : « Dieu / je T’appelle / comme si Tu existais / Descends de Ta croix / il nous faut des bûches / pour nous chauffer. »5

Une caractéristique de l’écriture d’Anise Koltz est évidemment son épurement extrême. Ses poèmes sont des dards acérés. Ils ne comportent souvent que peu de vers, et chaque vers que peu de mots, mais il s’agit de construire, avec ces peu de mots, à la fois un souffle énergétique, une cadence (le ῥυθμός /rythmos dans le sens où l’entend également Benveniste)6 et une image qui surgit d’un coup, comme une apparition : «  Depuis des jours / tombe la pluie / dressant des colonnes d’eau / dans les cours obscures / où rouillent des enfants / L’arbre multiplie ses feuilles / les additionne / les déduit / calcule sa racine carrée. »7

Les derniers vers cités indiquent également un autre aspect important du travail d’écriture d’Anise Koltz, qui est la conscience des réseaux sémantiques (la multiplication des feuilles d’un arbre amène le champ lexical mathématique qui se mêle à celui, végétal, de la nature), des mots-carrefours qui s’ouvrent vers d’autres constellations de mots. Un des sujets, explicite ou implicite, de ses textes est toujours l’écriture elle-même. « En effet, des impulsions ou percées du subconscient venant du fond des âges fusionnent avec le conscient. » Et, plus loin : « Le poète s’abandonnant à ses forces créatrices peut redécouvrir ses racines profondément enfouies qui le relient au grand TOUT. »8 Pour la poétesse, les mots sont ce qu’il y a de plus sacré, mais également de plus fragile. « En relisant mes poèmes / je vois des mots cassés et déformés / comme les arbres d’un verger / ravagé par la tempête ».9

Et cette sacralité du mot même, sur lequel il faut veiller, « comme un feu qui ne doit jamais s’éteindre »10, n’est pas sans donner à la poétesse une certaine aura millénaire. Elle est comme les vestales romaines, chargées, elles aussi, de veiller sur un feu éternel. Anise Koltz a quelque chose d’une immortelle prophétesse (des vates antiques, emplis de la voix de leur dieu), dont les paroles résonneront encore longtemps après son départ, comme elle l’annonce dans un autre de ses plus redoutables textes, intitulé Je n’arrêterai pas : « Oui j’écris / nuit et jour / lorsque vous m’enterrerez / je n’arrêterai pas / Dans cette terre / aux entrailles enténébrées / je continuerai l’écriture / avec les bouts de mes os ».11 Dans ses poèmes, elle ne parle pas seulement de la vie qu’elle est en train de vivre, mais elle évoque également toutes celles qu’elle a vécues auparavant. Elle a une vieille âme : « Même si j’habite un pays / froid et sans lumière / où j’ai grandi parmi fraudeurs et / assassins / Je vis sur les berges du Nil / depuis des millénaires / pétrifiée par le soleil. »12

Anise Koltz est donc non seulement l’écrivain le plus couronné (au niveau international) du Luxembourg, mais également, dans un certain sens, la plus mystique. On a régulièrement l’impression, en la lisant, que ses textes viennent d’un ailleurs où l’on n’aurait pas (encore) tout à fait accès.

1 Voici une liste non exhaustive des prix littéraires reçus Prix Batty-Weber (1996), Prix Servais (2008) au Luxembourg. Prix internationaux : le Prix Apollinaire (1998), le très prestigieux Prix de littérature francophone Jean Arp de l’Association capitale européenne des littératures (2009), le Prix Théophile Gautier (2011)) et, en 2016, le Prix Robert Ganzo de poésie attribué lors du Festival Étonnants voyageurs à Saint-Malo, le Prix Blaise-Cendrars (Suisse, 1992), le Prix de la Fondation Nessim Habif (Académie royale de langue et de littérature françaises de Belgique, 1994), et pleins d’autres.

2 « Über das Glück, zwischen den Kulturen zu leben. Anise Koltz im Gespräch », dans Über Grenzen. Literaturen in Luxemburg, éd. Irmgard Honnef-Becker et Peter Kühn, Esch/Alzette: éditions Phi, p. 61. On sait qu’Anise Koltz a délaissé la langue allemande au profit du français, quelque temps après la Deuxième Guerre Mondiale, pour ne plus écrire dans la langue des bourreaux, comme elle l’a souvent dit.

3 « Dieu est mort. Finis fleurs et petits oiseaux », dans Somnambule du jour, Gallimard, coll. « Poésie », p. 7.

4 Ibid.

5 Chant de refus, dans Somnambule du jour, p. 65.

6 Voir Emile Benveniste, Problèmes de linguistique générale 1, Gallimard, 1966, p. 333, où ce mot grec désigne « la forme dans l’instant qu’elle est assumée par ce qui est mouvant, mobile, fluide ».

7 Souffles sculptés, dans Somnambule du jour,
op.cit., p. 42-43.

8 « Dieu est mort. Finis fleurs et petits oiseaux », dans Somnambule du jour, op. cit. p. 8-9.

9 Le mur du son, dans Somnambule du jour, op.cit., p. 69.

10 « Dieu est mort. Finis fleurs et petits oiseaux », dans Somnambule du jour, op. cit. p. 9.

11 Le cri de l’épervier, dans Somnambule du jour,
op.cit., p. 100.

12 Ibid., p. 111.

Ian de Toffoli
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