Des stéréotypes de l’Islam dans la culture populaire à l’instrumentalisation politique, une lecture critique

Image de l’islam et islam des images

d'Lëtzebuerger Land du 09.09.2022

« El-watan batikh », c’est-à-dire, « la patrie est une pastèque ». Il s’agit là d’un des graffitis que l’on pouvait lire sur les murs en ruines d’un camp de réfugiés à la frontière syro-libanaise dans un épisode de la cinquième saison de la série d’espionnage américaine Homeland. Cela remonte à quelques années, en 2015, alors que Daesh, l’État islamique en Irak et au Levant, contrôlait encore de larges territoires en Irak et en Syrie. Un collectif d’artistes arabes engagé par la chaîne Showtime pour réaliser des décors réalistes avant le tournage avait saisi l’occasion qui leur était offerte pour dénoncer le racisme et l’islamophobie inhérents à la série en décorant les murs du camp avec des slogans parfois loufoques. « Homeland » se traduit par « watan » en arabe. « Batikh » – pastèque – peut être traduit dans certains contextes par « balivernes ». En d’autres termes : « Homeland, c’est n’importe quoi. » Il s’agissait donc d’un acte de guérilla artistique ayant pour but de révéler l’ignorance et le peu d’intérêt des producteurs de la série pour le monde qu’ils voulaient représenter à l’écran. Comme l’une des artistes, Heba Amin, l’expliquerait plus tard : « Nous avons découvert que personne ne faisait attention à ce qu’on écrivait. [...] À leurs yeux, les graffitis étaient de simples détails visuels accompagnant leur vision fantaisiste du Moyen-Orient. »

La représentation du monde arabo-musulman dans la fiction d’espionnage contemporaine est assez symptomatique des peurs d’un Occident qui ne sait toujours pas comment faire face à ce qu’il perçoit comme étant différent, et de ce fait menaçant. Alors qu’en fait cette différence fait fondamentalement partie de lui-même. Des séries comme Homeland ou le plus subtil Bureau des légendes obtiennent de larges parts d’audience. Ainsi, l’image de l’islam et du monde arabe qu’elles projettent imprègne aussi d’autres formes de fiction qui ont un impact plus modeste, mais une influence tout de même considérable, du moins dans le monde francophone, comme la bande dessinée. La récente parution du premier tome de la série Au nom de la république avec pour titre « Mission Bosphore » (scénario de Jean-Claude Bartoll, dessins de Gabriel Guzman et couleurs de Silvia Fabris) aux éditions Soleil représente un cas d’espèce. La série retrace les faits d’armes d’une unité secrète de la Direction générale de la sureté extérieure qui poursuit les ennemis de la France, souvent musulmans, et les élimine discrètement. Comme nous l’apprenons de la bouche du Pacha, la tête pensante qui conçut cette cellule secrète nommée Gamma, « Sarkozy, Hollande, Macron… tous ont voulu faire comme Obama avec ses drones tirés sur les zones tribales pakistanaises. Et c’est ce qu’il faut faire. Éliminer chirurgicalement nos ennemis loin des caméras, voilà la seule solution. »

Le titre « Mission Bosphore » et le texte de présentation qui évoque une mission en Turquie sont toutefois trompeurs. À part une première scène où un commando de l’État islamique dispose sans ménagement d’un groupe d’agents français voulant empêcher une livraison d’armes dans le port d’Ambarlı à Istanbul, la Turquie ne réapparaitra plus tout au long de l’album. Un premier message ayant toutefois été transmis : L’on ne peut faire confiance aux Turcs. En effet, un certain capitaine Ogluk – le nom a une vague connotation turque, même si un tel nom n’existe pas – aide le commando djihadiste « par conviction » et leur permet de quitter le territoire turc pour l’Allemagne. La description quelque peu inadéquate de l’album confirme en fait un des messages-clés de l’œuvre et plus généralement des discours à caractère islamophobique. Que ce soient le Pakistan des drones d’Obama, la Turquie ou bien le Maroc, où une grande partie de l’action se déroule, le monde islamique se ressemble et représente un danger pour l’Occident. En fait, il est toujours frappant que les tenants d’un discours anti-islamique s’approprient divers aspects de l’idéologie djihadiste et les présentent comme étant représentatifs de ce que penseraient ou croiraient toutes les personnes se définissant comme musulmanes. Ainsi ici, le discours islamiste sur l’unification du Daru’l-islam, la « maison de l’islam », est approprié par les créateurs de la série, quitte à en faire une Daru’l-harb, une « maison de la guerre », où les ennemis de la France et de l’Occident sont poursuivis coûte que coûte. C’est cette unité fictive qui explique sans doute pourquoi le capitaine Ogluk, rencontré à la page 6, ressemble étrangement à Nicolas Tharaud, un converti d’origine française combattant dans une milice de Daesh et portant le nom de guerre Omar al-Franki, dont on fait la connaissance quelques pages plus loin. Cela est-il dû à la palette limitée du dessinateur et de la coloriste, où bien y a-t-il là quelque message subliminal comme quoi « ils », c’est-à-dire les musulmans, sont quand même tous les mêmes ?

Mais revenons-en à la question de la langue. Étonnamment, il n’y a aucune représentation de l’alphabet arabe dans l’album, même pas dans les scènes marocaines, si ce n’est dans une case où un gribouillage est censé représenter l’enseigne d’un office quelconque. Les auteurs créent ainsi l’impression d’un monde illettré. Peut-être veulent-ils renforcer l’idée que les militants du Daesh ne sont que des voyous incultes, mais cette approche est difficile à légitimer quand il s’agit de représenter le Maroc, une des terres où se réfugièrent les lettrés et artistes fuyant la Reconquista espagnole. Si l’absence de l’alphabet en arabe renforce l’idée que le monde arabo-musulman est fondamentalement arriéré car « préhistorique » puisqu’il n’a pas « d’écrits », elle protège les auteurs de pénibles erreurs, comme celles survenues lors du tournage de Homeland. Néanmoins, la transcription en alphabet latin d’expressions pieuses en arabe semble aussi causer quelques bévues. Ainsi le « takbir », la proclamation de la grandeur de Dieu, est transcrit « Allah wakhbar » (voir illustration en bas), ce qui, loin de signifier « Dieu est le plus grand », veut en fait dire « Dieu et les nouvelles ». Ici l’erreur s’explique par le recours des auteurs à un cliché bien connu sur la langue arabe que l’on retrouve dans de nombreuses blagues et anecdotes à connotations racistes : la réduction de la langue arabe à quelques sonorités gutturales. Ainsi la lettre « kaf » dans « akbar » (superlatif de « kabir » signifiant « grand ») est remplacée par un « kha » guttural et devient donc « akhbar » (pluriel brisé de « khabar » signifiant nouvelle). Un début de respect pour la langue arabe aurait facilement pu éviter ce genre d’erreur, la question étant de savoir si ces erreurs ne sont pas volontaires.

Le statut de la femme musulmane obsède souvent le male occidental qui se verrait bien en libérateur. Ici aussi les clichés abondent. « Mission Bosphore » en reprend certains. Ainsi si Rachida, une militante de Daesh, manie la kalashnikov avec beaucoup de dextérité, elle sait aussi être soumise et servir le thé aux hommes, être sexy quand elle enlève son niqab et elle s’amourache de l’émir de son groupe. Pourtant il y aurait là aussi d’autres histoires à raconter. La lecture de témoignages de jeunes femmes ayant rejoint des groupes djihadistes rappelle que ce qui leur fait franchir ce pas fatidique est souvent un sentiment de révolte contre la misère et l’injustice dans nos sociétés et dans le monde. Bien-entendu cela ne légitime pas le recours à la violence et au terrorisme, mais rappeler leur révolte humanise ces jeunes. Derrière chaque desperado se cache souvent un désespéré qui se rebelle contre les inégalités sociales et, peut-être, ne sait trop comment faire face au drame de la condition humaine. Djihadiste, mon semblable, mon frère aurait peut-être écrit Baudelaire.

Mais n’est pas Baudelaire qui veut. Face à l’islam, l’esprit critique souvent entre en veille. Le mieux qu’il puisse produire alors est une dichotomie entre un islam fanatique et un islam tolérant, ici symbolisé par l’islam du royaume chérifien, allié de la France. « Le commandeur des croyants [le roi du Maroc] veille au respect de cette liberté [religieuse] accordée à tous », apprenons-nous de la part d’un haut fonctionnaire des renseignements marocains. Sauf que la diversité de vues et d’interprétations qui existe au sein de l’islam est bien plus vaste et ne peut être réduite à une opposition dichotomique. Elle est à l’image de la diversité qui existe au sein de n’importe quelle religion. Fondamentalement, comme l’a déjà écrit Karl Marx, ce ne sont pas les religions qui font les hommes, mais les hommes qui font les religions. Cette opposition entre le « bon » islam, allié de l’Occident, et le « mauvais » islam critique de l’Occident est d’ailleurs une dichotomie classique du débat public sur l’islam sur lequel reposent bien des politiques d’État souvent synonymes d’une volonté de domestication de l’islam.

En fin de compte, le problème est peut-être plus profond qu’une question d’islamophobie. En effet, les lecteurs d’Ernest Renan se souviendront peut-être que pour le « religiologue » français, le problème était moins l’islam en soi que le fait que les musulmans qui ne s’émancipaient pas restaient « arabe d’esprit ». Ainsi, pour Renan, l’arabité de l’islam était le problème, son essence sémite. Et l’on peut vraiment se demander jusqu’à quel point l’islamophobie dans la culture populaire n’a pas ses racines dans cet antisémitisme qui a si profondément marqué l’histoire de l’Occident et de sa pensée. Dans cette vision des choses, même intégré, ou bien allié de l’Occident, le « sémite d’esprit » reste foncièrement différent. Une cinquième colonne potentielle. Ainsi dans les scènes finales de l’album, l’on peut assister au suicide d’un pilote marocain qui vole avec son hélicoptère tout droit dans des drones chargés d’explosifs qui menaçaient de faire sauter la Grande mosquée à Rabat et avec elle le roi du Maroc. Si l’acte du pilote est héroïque, il n’est pas sans rappeler les missions suicide des djihadistes. De même un agent des renseignements marocains exécutera un leader de Daesh à terre et sans défense, faisant preuve d’une violence évoquant la brutalité sanguinaire des militants de l’État islamique. Le pilote ou l’agent, même s’ils combattent du bon côté, restent fondamentalement différents de nous, foncièrement « autre » avec leur fanatisme et leur capacité à la violence. Ils ont en fin de compte plus en commun avec Daesh qu’avec leurs alliés français.

Le danger de surinterprétation d’un récit somme toute fort moyen comme « Mission Bosphore »existe toujours et il faut s’en méfier. Il ne faut sans doute pas chercher le mal, là il n’y a peut-être que de la médiocrité. Ce n’est pas seulement la langue arabe qui est écorchée dans cet album, mais l’allemand des auteurs est lui aussi un peu trop redevable à Google Translate : « Aufmerksamkeit zur Abfahrt ! » dit le chef de gare « attention au départ ! ». Ailleurs un gardien s’écrie « Wer geht dorthin ? » pour « Qui va là ? ». Les faux passeports suédois qu’utilisent les militants de la katiba djihadiste se transforment en passeports suisses au fil du récit. L’on ne se départit de l’impression que la finition de l’album a été quelque peu bâclée, ou du moins que le tome aurait mérité une relecture critique avant la publication. Il se peut donc bien que certains des aspects problématiques par rapport à la représentation de l’islam soient dus à la négligence plus qu’à l’idéologie. Toutefois cette bédé est un symptôme. À une époque où les actions islamophobes ne cessent d’augmenter en Europe
– 17,6 pour cent des participants à une enquête menée en 2019 par l’Observatoire de l’Islamophobie au Luxembourg avaient été victimes de discriminations islamophobes – ce genre de négligences – s’il s’agit bien de négligences – alimente un discours négatif par rapport à une minorité religieuse. Les stéréotypes sur l’islam dans la culture populaire sont souvent intégrés dans la propagande électorale de mouvements d’extrême-droite dont l’influence ne cesse d’augmenter sur la scène politique européenne. Il importe donc de raconter d’autres histoires ou, du moins, d’apprendre à raconter les histoires autrement.

Laurent Mignon est professeur en littérature turque
à l’Université d’Oxford.

Laurent Mignon
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