Taux d’intérêt, revenus du capital et revenus du travail

Le capital a gagné la partie

d'Lëtzebuerger Land vom 25.11.2016

« Taux ultra-bas : une situation inédite, anormale et dangereuse ». C’est ainsi que le « Scan Éco » du Figaro du 2 septembre 2016 alerte ses lecteurs. La veille, les confrères des Échos avaient titré : « Taux bas, l’automne de tous les dangers ». De quoi ces titres alarmants sont-ils le nom ? Les Échos rappellent que la BCE applique depuis juin 2014 un taux négatif sur les dépôts au jour le jour que les banques détiennent chez elle. Les dangers dont parlent les Échos sont ceux d’une chute de la rentabilité des banques et le défi pour les assureurs de convaincre les épargnants de prendre plus de risques. Mais, Le Figaro prévient que « de temporaire, la situation [des taux bas] dure et se prolongera ces prochaines années, plongeant le monde en terre inconnue ». Sobrement, le journal évoque les « hémorragies » que le système subit continuellement depuis 2008 et que « les grandes banques centrales soignent via des perfusions massives de liquidités ».

Or, continue le journal, les conditions de crédit sont historiquement favorables, les rendements moyens des obligations d’État tournent désormais autour de 0,70 pour cent alors qu’ils étaient de 2,30 pour cent sur les dix dernières années. Les taux des prêts immobiliers sont de 1,50 pour cent. Ils favorisent les rachats de crédits. Les entreprises restructurent leurs dettes. Les grands États empruntent à taux quasi nuls, voire négatifs. Alors, pourquoi des taux ultra-bas ne seraient-ils pas une bonne chose ? C’est que les banques « grondent » et les taux bas les « angoissent ». C’est vrai aussi pour les assureurs. De plus, une telle situation brouillerait la mesure du risque et alimenterait des bulles sur les marchés financiers. La dernière fois que les taux sont remontés après plusieurs années de stimulation de l’économie par les banques centrales, c’était en 2007. C’est ce qui aurait enclenché le krach immobilier aux États-Unis.

Les articles mentionnés ci-dessus reflètent assez bien le ton général de la presse sur le niveau des taux, mais aussi plus largement sur l’économie et au-delà la politique. D’abord, toute personne, même sans grande culture financière, qui a vu le film The Big Short (2015), sait désormais que le krach a également été provoqué et aggravé par une conjonction de facteurs parmi lesquels la dérèglementation du secteur financier engagée par l’administration Clinton et l’utilisation à outrance de la titrisation et des credit default swaps (CDS) par le secteur de la finance états-unien. Elle sait aussi qu’une des conséquences de cette crise a été de provoquer 5,5 millions de saisies immobilières1 jetant des millions d’Américains à la rue, ce dont la bonne presse ne parle jamais. Ainsi a été mis en œuvre une fois de plus le bon vieux principe qui consiste à privatiser les profits et à socialiser les pertes.

Nous voudrions ici réfléchir sur la politique des taux négatifs décidée par la BCE, une instance indépendante du pouvoir politique. Or, les taux sont un des leviers de la politique économique. Outre l’objectif affiché de stimuler ou de freiner la croissance, le niveau des taux détermine aussi la rémunération de l’épargne et plus généralement celui des actifs financiers.

Officiellement, la BCE poursuit un seul objectif : la stabilité des prix grâce à une inflation de deux pour cent. Or, confrontée à un risque de déflation, elle utilise une politique monétaire dite « non conventionnelle » de taux négatifs et de rachat de dettes (quantitative easing). En clair, elle injecte de la monnaie de banque centrale dans le circuit monétaire, ce qu’on appelait autrefois « faire tourner la planche à billets ». Cette politique semble pour le moment avoir réussi à conjurer le risque déflationniste bien que l’inflation soit toujours loin de deux pour cent. La baisse de l’euro face au dollar pour autant qu’elle durera donne aussi de l’air aux exportateurs européens en rendant leurs produits plus compétitifs.

M. Draghi serait-il devenu keynésien ? Sans doute pas, mais il applique un remède que Keynes avait été le premier à préconiser dans les années trente. Prévalaient alors partout des politiques de restriction monétaire qui aggravèrent la crise de 1929 en provoquant déflation et chômage massif. Les conséquences de ces politiques furent assez fâcheuses puisqu’il fallut quinze ans aux États-Unis pour surmonter la crise. De plus, à la sortie de celle-ci, une bonne partie du monde était en ruines et la Deuxième Guerre mondiale avait provoqué des dizaines de millions de victimes, une vraie hémorragie pour le coup.

Keynes est entre autres resté dans les mémoires pour sa proposition « d’euthanasier le rentier ». Pourquoi disait-il cela ? Keynes espérait que les taux d’intérêt pourraient être réduits à zéro en une génération. Il proposait de faire augmenter le stock de capital jusqu’à ce qu’il ne soit plus rare et qu’il n’y aurait plus de rendement pour la seule propriété du capital . Mais qu’en est-il aujourd’hui du stock de capital ? Ce dernier est-il toujours rare ? Depuis 1990, le McKinsey Global Institute collecte des données pour plus de cent pays sur les actifs financiers, les flux de capitaux et l’investissement international. Les actifs financiers se répartissent en quatre grandes catégories : les dépôts bancaires, les obligations d’États, les obligations d’entreprises privées (à 80 pour cent des banques) et les actions. En simplifiant, ces quatre classes comptent chacune pour environ un quart du total. C’est ce qui forme le stock de capital. On voit que trois d’entre elles sont concernées directement par les taux d’intérêts et les actions indirectement. En effet, les rendements des actions sont mesurés en fonction de l’écart de rendement au-dessus du taux « sans risque », traditionnellement les obligations du Trésor américain.

Des rapports McKinsey, on apprend que les actifs financiers seraient passés de 12 000 milliard de dollars en 1980, soit 1,1 fois le PIB mondial de cette année-là, à 212 000 milliards de dollars en 2010, soit 3,5 fois le PIB mondial. Peut-on encore dire que le capital soit rare ? On pourrait dire tout aussi bien qu’il est surabondant et en déduire que les taux négatifs sont une conséquence de l’accroissement phénoménal des actifs financiers qui ont pour exacte contrepartie l’accroissement des dettes. Or, du point de vue du Figaro, la situation actuelle est anormale car ces actifs demandent, exigent plutôt, leur « juste » rémunération.

McKinsey note que les années 1985-2014 furent des années de rendements exceptionnels. Malgré les turbulences de 1987, 2001 et 2007-2008, les actions ont produit 7,9 pour cent aux États-Unis et en Europe. Les obligations ont rendu cinq pour cent aux États-Unis et 5,9 pour cent en Europe. On parle ici en termes réels, c’est-à-dire en sus de l’inflation. Rappelons qu’à 7,9 pour cent, le capital double au bout de neuf ans et il est multiplié par neuf en trente ans. McKinsey estime que ces rendements furent très supérieurs à ce qu’ils avaient été lors des 70 précédentes années et qu’ils seront dorénavant et pour longtemps moins bons. Le cabinet de conseil note que ceci n’ira pas sans poser des problèmes aux fonds de pension et autres assureurs-vie, habitués depuis une génération à vivre confortablement. Les retraités dont la retraite dépend pour une part de la capitalisation de leur épargne risquent donc d’avoir de mauvaises surprises.

On met ici en évidence l’accumulation du capital qui résulte de ce qu’on appelle la financiarisation de l’économie. La question que pourrait se poser le lecteur peu au fait de la chose financière est : d’où vient tout cet argent ? Il résulte de l’augmentation de l’endettement général. Toute dette a en effet pour contrepartie une créance. Les actifs financiers sont aussi des dettes financières. Ce sont les deux faces de la même médaille. Citons comme causes de cette augmentation l’ouverture, pendant la période considérée, du bloc soviétique et de la Chine ainsi que les privatisations – qui ont lieu un peu partout – des grandes entreprises de réseau, autoroutes, télécoms, distribution d’eau et d’énergie. En soi, ce n’est pas un problème tant que cet endettement finance des actifs productifs et le logement. La question que nous posons est celle-ci : le service de cette dette, ces fameux 7,9 pour cent sur les actions ou les 5.9 pour cent sur les obligations dont parle McKinsey, représente une ponction annuelle sur le PIB. Est-il avéré que celle du capital a augmenté ? Peut-on le vérifier ?

Les systèmes de comptabilité nationaux donnent la réponse sous la forme de la « distribution fonctionnelle du revenu » qui répartit le PIB entre la rémunération du travail et celle du capital. En février 2015, l’OCDE, en collaboration avec l’Organisation internationale du travail et avec des contributions du FMI et de la Banque Mondiale, a publié un rapport pour une réunion du G20 intitulé « The Labour Share in G20 economies ».

L’OCDE explique que, pendant longtemps, la part du travail dans le revenu total a été considérée stable. Cette question attirait peu l’attention des chercheurs et du débat politique. Pourtant, dans les dernières années, un nombre croissant de preuves tendent à suggérer un déclin séculaire de la part du travail dans le revenu des facteurs avec d’importantes conséquences négatives. D’abord, les ménages dont les revenus viennent principalement de salaires ne profitent que partiellement ou pas du tout de la croissance. Ensuite, comme l’a montré Piketty,3 une plus grande part allouée au capital est associée avec une plus grande inégalité de revenus. Cela confirme la perception des classes laborieuses que les riches deviennent plus riches et les pauvres plus pauvres.

Pour trois pays, les chiffres de la répartition du revenu global entre le capital et le travail sont disponibles depuis très longtemps. Il s’agit du Royaume-Uni (1856), de la France (1897) et des États-Unis (1899). En France, on est au niveau le plus bas pour le travail depuis la Deuxième Guerre mondiale et on est revenu au niveau de 1897. Au Royaume-Uni, on est au niveau de l’entre-deux-guerres et aux États-Unis à un niveau inférieur à celui des années trente. C’est ce qui fait dire à l’OCDE que nous sommes en présence d’une tendance séculaire de baisse de la part du travail dans la répartition de la valeur ajoutée. L’OCDE s’en inquiète du fait de possibles conséquences politiques négatives. En effet, dit le rapport « ceci pourrait éroder le soutien à l’économie de marché et plus généralement à la globalisation ». L’actualité récente montre que cela pourrait aussi générer des résultats électoraux inattendus.

Ces données sembleraient donc confirmer que la globalisation et la financiarisation profitent largement au capital. Comme le notait malicieusement Warren Buffet : « Il y a bien une lutte des classes, mais c’est ma classe, celle des riches, qui la mène et nous sommes en train de gagner. »

Comment sort-on d’une accumulation excessive de capital ou, ce qui revient au même, d’un endettement excessif ? Quatre possibilités existent : la guerre, l’inflation, la faillite et l’impôt.

Jean Jaurès et Rosa Luxemburg pensaient tous deux que le capitalisme produisait inévitablement la guerre. Elle détruit le capital et les périodes d’après-guerre sont des périodes de forte croissance. Nous eûmes les « années folles » après la Première Guerre mondiale et les « Trente Glorieuses » après 1945. Le souvenir heureux de cette dernière période, dont on retient surtout le plein emploi et la prospérité montante due au développement de l’État-providence, fait l’impasse sur le saccage environnemental et sur le fait que la très forte croissance comportait aussi une part liée au rattrapage de la reconstruction.

L’inflation qui érode la valeur relative des créances est une possibilité pour sortir de l’endettement excessif. C’est un outil délicat à manier et c’est précisément ce que M. Draghi cherche à provoquer bien qu’il ne souhaite pas du tout une inflation importante qui ferait décroître la fortune. Les Allemands y sont particulièrement allergiques.

Une troisième possibilité est la faillite. Et là, tout dépend du rapport de force. Pour les personnes privées et les entreprises, c’est le droit de la faillite qui joue, et il signifie souvent saisie d’actifs et rééchelonnement de la dette, ce qui augmente les intérêts. Pour les États, c’est un peu différent dans la mesure où il faut pouvoir contraindre l’État failli. Pour la Grèce, la volonté de rester dans l’euro a signifié d’accepter des contreparties très dures avec entre autres une réduction drastique des salaires et des retraites et des coupes sombres dans la couverture de santé. En Islande, le peuple a empêché ses dirigeants de prendre en charge les dettes de leurs banques envers les créanciers étrangers. Chypre est un cas intéressant bien que très peu évoqué et discuté. Le sauvetage des banques chypriotes ne s’est pas fait comme partout ailleurs dans la zone euro, c’est-à-dire en socialisant les dettes des banques. À Chypre, ce sont les déposants qui ont perdu une partie de leurs dépôts qui excédait le seuil de la garantie en vigueur partout en Europe de 100 000 euros. Il est vrai que la plupart des déposants concernés par les ponctions étaient des Russes dont il n’est pas certain qu’ils étaient tous en règle avec leur fisc… et n’étaient donc pas trop en position de négocier. Pour les dédommager, on leur a accordé la nationalité chypriote.

Un impôt sur la fortune et un impôt sur le revenu fortement progressifs sont ce que préconise Thomas Piketty, précisément parce que cette option est la plus civilisée. Pour fonctionner, ceci impliquerait des restrictions à la libre circulation des capitaux. La tendance observée est plutôt que partout où il a existé, l’impôt sur la fortune a été aboli, en 2006 au Luxembourg, ou vidé de sa substance. Compte tenu du rapport de force politique et idéologique en faveur des détenteurs de la fortune, il n’y a pas lieu d’espérer voir cette idée s’imposer à court terme.

« Il semble que le capitalisme a gagné la partie. » C’est ce que constatent aussi bien Eric Hobsbawn, grand historien britannique marxiste mort en 2012, que le sociologue Aldo Haesler de passage à Luxembourg le 20 juin dernier. « Le capitalisme international décadent et individualiste dans les mains duquel nous nous trouvons après la guerre [de 1914-1918] n’est pas un succès. Il n’est ni intelligent, ni beau, ni juste, ni vertueux – et il ne remplit pas sa mission. En bref, nous le détestons et commençons à le mépriser. Mais quand nous nous demandons que mettre à sa place, nous sommes perplexes. » écrivait Keynes en 1933. Il serait intéressant de poursuivre cette réflexion en explorant les expériences en cours au Luxembourg et qui partent du même constat. En effet, de nombreuses personnes, ici et ailleurs, expérimentent de nouvelles façons de consommer, de se nourrir, de commercer, de penser, bref de vivre. Elles refusent les valeurs d’égoïsme et d’irresponsabilité qui sont celles du capitalisme. Nous y reviendrons à l’occasion.

1 Forbes.com 15/01/2015
Jean-Luc Karleskind
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