L'EPT après la libéralisation

Que vive la concurrence !

d'Lëtzebuerger Land vom 20.05.1999

L'Entreprise des postes et télécommunications (EPT) n'en revient pas. L'exercice 1998, marqué par l'entrée en lice d'un concurrent dans la téléphonie mobile et par une lutte de plus en plus acharnée sur les communications internationales, affiche néanmoins des résultats qui battent tous les records. Edmond Toussing, le directeur général de l'EPT, reconnaît volontiers que "la concurrence a dynamisé le marché et qu'il subsiste un potentiel de croissance important". Et pourtant, l'EPT a été particulièrement gâtée ces dernières années. On est donc loin de la disparition annoncée de ce dinosaure (toutes proportions gardées!), qui continue d'afficher une santé éclatante, en dépit de son statut dépassé d'entreprise publique et du statut de son personnel qui continue, à quelques exceptions près, de faire partie de la fonction publique. L'EPT est le dernier opérateur historique de l'Union européenne à ne pas avoir ouvert son capital au privé et à ne pas avoir procédé à une dé-fonctionnarisation de ses agents.

Le chiffre d'affaires est en progression de 11,4 pour cent pour atteindre 16,5 milliards de francs. À elles seules, les télécommunications, en progression également de 11,4 pour cent, contribuent pour trois quarts au chiffre d'affaires avec 12,2 milliards. Ces résultats sont d'autant plus surprenants que, concurrence oblige, l'EPT a dû se résigner en septembre dernier à accorder une diminution sensible allant jusqu'à 40 pour cent des prix des communications internationales et des communications mobiles. Et pourtant, ce geste, dicté par la politique des prix fort agressive de la concurrence, n'a en rien entamé les résultats et la profitabilité de l'entreprise. Le bénéfice avant impôts s'est littéralement envolé avec 4,17 milliards de francs, une progression de 26 pour cent. 

Même après déduction des impôts, l'EPT garde une cagnotte appréciable de 3,3 milliards de francs (un plus de 9,3 pour cent), qu'elle doit cependant partager avec l'État propriétaire, qui s'en approprie allègrement 1,75 milliard.

Ce comportement désinvolte de son actionnaire, qui ne cesse de traiter sa propriété comme une vache à lait commode, fait partie des à-côtés inhérents au statut de l'EPT, dont le conseil d'administration est majoritairement composé de représentants de l'État. Mais avec des bénéfices aussi enviables, l'EPT continue malgré tout à disposer de moyens suffisants pour alimenter son fonds de réserve et pour financer ses investissements. Au fil des années, elle s'est dotée ainsi d'un trésor de guerre qui lui permet d'affronter la concurrence avec sérénité, en misant notamment sur l'excellence de ses réseaux et sur la qualité de ses services à la clientèle.

Libéralisation sans privatisation

L'EPT a le triomphe modeste. Son directeur général préfère ne pas trop faire de cas de la santé resplendissante de son entreprise, de peur de susciter des convoitises indésirables et inamicales. Il n'est pas évident, en effet, que l'EPT et les autorités luxembourgeoises sauraient résister indéfiniment aux pressions des autorités communautaires de modifier le statut de propriété de l'EPT le jour où un prétendant déterminé frappe à la porte. Pour Bruxelles, en effet, libéralisation est presque synonyme de privatisation.

Pourtant, la privatisation de l'EPT ne figure toujours pas à l'ordre du jour et elle n'est même pas évoquée comme option par les dirigeants de l'entreprise ou par la classe politique. On comprend que l'État n'entend pas se priver de cette véritable poule aux œufs d'or et du côté de l'autorité de tutelle, la ministre, Mady Delvaux-Stehres, estime qu'on est en train de réussir le pari "qu'on peut libéraliser sans pour autant privatiser", ce qui va à l'encontre de l'orthodoxie bruxelloise. Les services de la Commission européenne estiment en effet que l'État grand-ducal est de connivence avec l'opérateur historique et que de ce fait il serait incapable de garantir l'égalité des chances, l'objectivité et la transparence entre opérateur historique et nouveaux entrants, biaisé qu'il est de par son souci de préserver les atouts de l'EPT.

"Nous jouons le jeu de la libéralisation sans arrière-pensées"

Du côté de l'opérateur public ex-monopoliste, on récuse ces reproches. Edmond Toussing est très clair sur ce point: "Nous avons joué le jeu de la libéralisation sans la moindre arrière-pensée, même si nous n'étions pas toujours persuadés du bien-fondé des exigences de Bruxelles." En particulier, le directeur général de l'EPT rejette les accusations formulées ici et là selon lesquelles l'opérateur traditionnel chercherait à entraver la libéralisation chaque fois que c'est possible. En cause notamment les fameux accords d'accès ou d'interconnexion, par lesquels l'ancien opérateur public fournit - ou devrait fournir - l'accès à son réseau à des conditions équitables afin de permettre à des tiers d'offrir des services dérivés au public: "Tout a été limpide entre nous et Tango et on s'est entendu très vite. Si les choses ont traîné, c'est moins notre fait que celui de l'Institut luxembourgeois des télécommunications (ILT), qui se savait sous haute surveillance de la part de Bruxelles et qui, de ce fait, ne voulait rien laisser au hasard. Nous n'avons pas freiné l'accès à nos réseaux. On fait avec la concurrence et on essaie d'en tirer le meilleur parti. Ce qui n'exclut d'ailleurs pas une révision à intervalles réguliers du contrat qui nous lie aux autres opérateurs."

Il est clair que pour l'EPT, le marché de l'interconnexion ouvre de nouvelles perspectives, surtout avec l'arrivée à la rentrée d'automne de Tele2, le nouveau concurrent dans le domaine de la téléphonie fixe. Qu'en est-il des griefs formulés par Claude Bintz, patron de Tango et de Tele2, à propos du nouveau plan de numérotation à huit chiffres, arguant que le plan aboutirait à une discrimination entre l'EPT et les nouveaux entrants en ce qui concerne la sélection directe (extensions internes)? Pour Edmond Toussing, la responsabilité de l'EPT n'est pas engagée, car cela relève entièrement de l'ILT, maître d'œuvre à ses risques et périls de ce nouveau plan: "Il est aberrant de suggérer la moindre tentative d'entrave de notre part à ce propos. Nous ne nous livrons pas à des combats d'arrière-garde en ce qui concerne la mise en œuvre de la libéralisation de la téléphonie vocale. Notre souci est de faire en sorte que la cohabitation entre l'EPT et le (ou les) nouvel entrant se réalise sous les meilleures auspices. Dans le cas précis de la nouvelle numérotation, il s'agit de réconcilier les exigences légitimes des utilisateurs avec les nécessités du développement des marchés des télécommunications et je crois qu'on y parviendra."

Diversification

En attendant, l'EPT essaie de cultiver au mieux son propre jardin. Edmond Toussing, qui regrette en passant qu'on attend toujours le surplus de créativité, annoncée comme dividende de la libéralisation, admet que l'EPT a un besoin urgent "d'améliorer la structure de son chiffre d'affaires en devenant moins dépendante des communications internationales qui représentent encore plus de 40 pour cent de nos revenus. Attention: ce qui faisait notre richesse pourrait devenir source de déclin si l'on n'y prend garde!"

Ce constat n'est pas nouveau. Déjà en 1995, un audit effectué par Deloitte [&] Touche sur l'EPT avait constaté une très grande vulnérabilité du fait de la forte proportion des revenus de communications internationales, même si celles-ci continuent à constituer jusqu'à aujourd'hui une source de profitabilité. Les consultants avaient prédit à l'époque que ce segment, qui était celui où les marges de profit étaient les plus importantes, deviendrait aussi celui où la concurrence risquerait de devenir "sauvage". Ce constat, partagé par tous les observateurs du secteur des télécommunications, coulait de source, car il était à prévoir qu'avec la libéralisation des marchés, chaque opérateur (et a fortiori ceux insérés dans la stratégie internationale de grands groupes ou de regroupements internationaux) allait essayer de prendre des parts de marché sur le territoire de l'opérateur public en proposant des tarifs internationaux attractifs, notamment aux clients importants. Ce qui est chose faite au Grand-Duché, même avant l'entrée en vigueur officielle de la libéralisation en juin dernier. Le même constat vaut d'ailleurs pour les clients importants, de plus en plus volatiles ces jours-ci, car de plus en plus à la recherche de solutions "one stop shopping" que l'EPT tarde à proposer.

Mais l'entreprise publique entend y remédier en diversifiant de plus en plus ses activités grâce à une démarche orientée vers le client. Edmond Toussing évoque à ce propos le fait que l'EPT est désormais très présente du côté des service providers en matière de téléphonie mobile. Après Mobilux elle vient de prendre une participation importante dans CMD. Avec la reprise de la participation de 34 pour cent de la CLT-Ufa dans le capital du câblodistributeur Eltrona, intervenue fin de l'année dernière, l'EPT entend être présente sur ces nouveaux créneaux, dont la participation à l'initiative de télévision numérique d'Andrew Jackson est une illustration supplémentaire. Elle se dit guidée par le souci de "mettre fin au morcellement actuel" en collaborant activement à l'avènement de bouquets numériques, de solutions interactives et de formules de type Internet rapide. D'ailleurs, pour la première fois elle reconnaît qu'Internet commence à générer un "chiffre d'affaires non négligeable" avec une progression spectaculaire de 129 pour cent. Il est tout aussi évident que c'est la concurrence sur ces créneaux qui a amené l'EPT à s'intéresser aux merveilles du multimédia et de la téléphonie mobile. 

 

Mario Hirsch
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