Réflexions autour du 25e anniversaire de l’entrée en vigueur des accords de Schengen sur la libre circulation des humains

Schengen restera une grande bifurcation historique

d'Lëtzebuerger Land vom 20.03.2020

Dans un livre magistral le géographe Michel Foucher fit en 1991 le point des « Fronts et frontières » de l’époque. Depuis toujours les humains voulurent protéger leurs « possessions » en délimitant ceux-ci. Dès l’antiquité les « Cité-États » grecs marquaient les limites de leurs territoires respectifs par des « bornes sacrées ». L’empire romain traçait le « limes » entre romains et barbares. En Chine, la Grande Muraille résulta également de la volonté de l’empire de se prémunir par une barrière physique contre les hordes du dehors. Mais les frontières actuelles de l’humanité sont essentiellement une invention européenne de la fin du XIXe siècle.

Certes il y eut toujours des entités étatiques sur lesquelles s’appuyaient souverains et noblesse. La Grande Bretagne, notion inventée par Francis Bacon, avait l’avantage d’une frontière littorale naturelle, même si la démarcation entre les territoires des Anglais, des Gallois et autres Écossais était moins évidente. Par contre la France ou l’Allemagne connaissaient des contours fluctuant au fil des guerres.

Le concept de « frontière » est né de l’action militaire. On faisait « front » contre l’ennemi, la ligne de front devenant cette « frontière » à défendre. Cette dernière « connote la barrière et la contrainte, l’arbitraire et l’artificiel, le colonial et l’impérialiste » dit Michel Foucher.

L’allemand « Grenze » provient du mot slave « Greniz », germanisé par Martin Luther pour tracer les limites entre les États qui embrassèrent la confession protestante et ceux qui restaient fidèles à Rome.

Si la notion de frontière n’est pas une idée neuve, sa généralisation à travers le monde est plutôt récente. Ce sont surtout les anciennes puissances coloniales qui ont tracé des frontières sur tous les continents, généralement au mépris des situations historiques, ethniques et géographiques existantes. Les seuls Britanniques et Français ont entrepris près de 40 pour cent des tracés de frontières réalisés en Afrique et Asie. Comme le constate Foucher : « Hors d’Europe, environ 60 pour cent de la longueur des enveloppes actuelles sont d’origine externe, n’ayant pas été tracées par les États aujourd’hui contigus ».

Géopolitique remodelée

En Europe, ces trente dernières années ont vu une mise en cause phénoménale des frontières héritées des deux guerres mondiales. L’implosion de l’Union Soviétique suscitait la naissance ou la renaissance de beaucoup d’États en Asie et en Europe. Ainsi des pays baltes en passant par ceux d’Europe centrale jusqu’aux Balkans. La RDA s’est fondue dans une Allemagne unifiée. La Tchéquie et la Slovaquie ont réussi un divorce à l’amiable. La Yougoslavie s’est fracturée en une multitude d’États nouveaux. La Géorgie, la Moldavie, l’Arménie souffrent de sécessions. La Russie a amputé la Crimée de l’Ukraine.

Des mouvements nationalistes en Catalogne, en Écosse aspirent à l’indépendance. Ces mêmes velléités existent au Pays basque, en Corse, en Flandre, en Italie du Nord. Le XXIe siècle verra-t-il une multiplication de nouvelles frontières en Europe ?

Pourtant, dans les années 1980 la marche de l’histoire s’était inversée. Grâce aux initiatives de Gorbatchev, la fin de la guerre froide entre l’Est et l’Ouest était devenue possible. Les succès de la Communauté économique européenne entrainaient l’adhésion de plus en plus d’États. Même si la nouvelle dénomination « Union européenne » n’entrouvrit pas une marche triomphante vers les « États Unis d’Europe ».

Robert Schuman, le visionnaire, énonçait déjà en 1963 l’importance décroissante des « frontières » : « Les frontières politiques sont nées d’une évolution historique et ethnique respectable, d’un long effort d’unification nationale ; on ne saurait songer à les effacer. À d’autres époques, on les déplaçait par des conquêtes violentes ou par des mariages fructueux. Aujourd’hui il suffira de les dévaluer. »

En 1985 le nouveau président de la Commission européenne, Jacques Delors, entreprit cette œuvre de « dévaluation » : « Il faut d’abord s’attaquer résolument à cette sorte d’Europe féodale qui n’offre que barrières, douanes, formalités, embarras bureaucratiques ». Il lança le « Grand Marché Intérieur » et les quatre « Libertés » : la libre circulation des marchandises, des services, des capitaux et des personnes.

Cette dernière était la plus difficile à réaliser. Au sommet européen de Fontainebleau de juin 1984, le président François Mitterrand avait proposé l’abolition progressive des contrôles aux frontières intérieures. Margareth Thatcher lui opposa immédiatement un « No » métallique.

Du « No » de Thatcher à Schengen

Les Premiers ministres du Benelux prirent l’initiative de proposer à Mitterrand et à Kohl une initiative européenne à « géométrie variable », l’abolition progressive des contrôles aux frontières communes aux cinq États.

Dans les capitales, on ne croyait manifestement pas trop au succès de l’entreprise. Tous les ministres des Affaires étrangères de l’époque déléguèrent leurs adjoints à cette modeste conférence intergouvernementale. Qui, pour des raisons pratiques, se tenait au siège du Benelux à Bruxelles. Comme le Luxembourg assumait en 1985 la présidence tournante du Benelux, je me vis propulsé par ce hasard de l’histoire à la tête de cette « entreprise de dévaluation des frontières » enclenchée par le « processus Schengen ».

Le premier accord de Schengen de 1985 ne mena pas au démantèlement immédiat des postes frontières. Les douaniers étaient autorisés à procéder à des contrôles « par sondages ». Ils ne se gênèrent pas à contrôler en priorité les véhicules affichant le disque vert créé à l’époque pour signaler aux garde-frontières : « Je n’ai rien à déclarer » !

Mais le mouvement était en marche. Surtout dans les régions frontalières, les citoyens demandaient la cessation des contrôles aussi vexatoires qu’inutiles aux frontières communes. Les cinq secrétaires d’États se remirent au travail. Alors que le premier accord de Schengen s’était fait dans une indifférence presque générale, l’élaboration de ce qui allait devenir « Schengen II » rencontra pas mal d’oppositions politiques. Les négociateurs, dont j’étais pendant toute la période, devaient trouver des règles communes pour lutter contre la criminalité transfrontalière. Ce fut le Système Informatique Schengen, installé à Strasbourg. Si utile aux polices nationales que même les Britanniques y adhéraient. Il fallait harmoniser la politique d’asile, créer un visa commun, trouver des règles communes pour les ports et aéroports.

Il fallait surtout surmonter les préjugés politiques. Alors que les souverainistes de droite redoutaient « L’Europe passoire » et l’abandon de toute sécurité intérieure, la gauche dénonçait la création d’une « Europe forteresse » égoïste.

La signature des deuxièmes accords de Schengen se fit en 1990. Ayant accédé à de nouvelles fonctions gouvernementales je n’y assistais qu’en spectateur. Mon successeur, le regretté Georges Wohlfart, invitait ses pairs une nouvelle fois dans la région des trois frontières qui a donné son nom au processus de libre circulation.

Même s’il fallait attendre presque cinq années pour voir aboutir le processus de ratification des accords de Schengen par les Parlements des cinq États fondateurs, la libre circulation effective se mettait progressivement en place. Son succès attirait d’autres États. L’Italie, puis l’Espagne et le Portugal et d’autres encore rejoignaient « l’espace Schengen ». Même des États non membres de l’Union européenne comme la Norvège, l’Islande et surtout la Suisse se fondaient dans cet espace toujours plus large.

Les ambitions de Schengen restent

Les traités de Schengen n’existent plus. Ils furent repris dans leur essence par le traité d’Amsterdam de 1997. Les objectifs de Schengen furent reconfirmés à Maastricht, Nice et Lisbonne. L’article 3 du traité sur l’Union européenne stipule clairement : « L’Union offre à ses citoyens un espace de liberté, de sécurité et de justice sans frontières intérieures, au sein duquel est assurée la libre circulation des personnes… ».

Les articles 77 à 80 du traité sur le fonctionnement de l’Union européenne définissent clairement les « politiques relatives aux contrôles aux frontières, à l’asile et à l’immigration ».

L’article 77.1 vise une politique assurant « l’absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu’elles franchissent les frontières intérieures ».

Le même article prévoit « l’établissement progressif d’un système intégré de gestion des frontières extérieures » afin d’assurer « le contrôle des personnes et la surveillance efficace du franchissement des frontières extérieures. » Une ambition malheureusement encore défaillante.

Régulièrement, des hommes ou femmes politiques menacent de faire sortir leur pays de l’espace Schengen afin de prétendre à « maîtriser » de nouveau la « sécurité intérieure » de leur pays. Vu les traités cités, sortir de Schengen équivaudrait à sortir de l’Union européenne.

Comme vient de le faire le Royaume (pas si) Uni. La Grande Bretagne et l’Irlande (qui ne dispose que d’une seule frontière terrestre, celle avec l’Ulster) avaient fait acter à Amsterdam un « opt out » de l’espace Schengen.

Toutes celles et tous ceux qui dénoncent dans Schengen « l’Europe passoire » et qui prétendent vouloir se réfugier, même contre un virus, derrière la réintroduction des contrôles aux frontières nationales, devraient méditer la réalité britannique.

N’ayant jamais fait partie de l’espace Schengen et assurant donc en théorie la maîtrise permanente de ses frontières, la Grande Bretagne souffre d’une forte criminalité, avec le nombre le plus important de criminels incarcérés en Europe. Le Royaume a souffert d’attentats terroristes. Il connaît une forte immigration clandestine. Bref tous ces « maux » attribués par d’aucuns à la libre circulation permise par Schengen !

Nous fêterons le 26 mars 2020 le 25e anniversaire de l’entrée en vigueur officielle des accords « Schengen ». Dans un monde déboussolé et doutant de son avenir commun, « les frontières tristes » resurgissent face aux « frontières gaies » de Georges Simenon. Des « frontières indignes », selon le mot de Günter Grass pour le Mur de Berlin, s’élèvent aux États Unis contre le Mexique, en Israël contre les Palestiniens, en Inde contre les Musulmans.

L’Europe de Schengen est régulièrement attaquée et malmenée. Rappelons fièrement les acquis de Schengen. Une liberté de circuler librement. D’y voyager, étudier, travailler, commercer sans contrôles tatillons aux frontières intérieurs. Schengen, c’est une explosion du commerce et des services transfrontaliers. Schengen, c’est plus de deux millions d’Européens qui traversent chaque jour une frontière pour travailler dans un pays voisin. Schengen, c’est près de vingt millions de ressortissants de pays tiers, qui avec un seul visa peuvent librement visiter 26 pays européens.

Schengen, c’est plus de 1,5 milliard d’Européens qui chaque année traversent librement les frontières intérieures de l’espace commun. Qui pourra prétendre à contrôler de nouveau tous ces flux sans provoquer un effondrement de nos économies comme de nos libertés ?

Schengen suspendu

La crise du Covid19 a amené l’Union européenne à fermer ses frontières extérieures et intérieures, réintroduisant même des contrôles aux frontières de l’espace Schengen. Cette possibilité est prévue par les traités, notamment les articles 25, 28 et 29 du Code Schengen. Il y est exigé que ces mesures permettant de répondre à des exigences de « police publique et sécurité intérieure » doivent être « exceptionnelles, temporaires et proportionnelles ». Ces mesures peuvent être prises pour des périodes de vingt jours, renouvelables pour un maximum de deux mois, et, dans certains cas précis, être étendus pour deux ans avec l’aval de la Commission européenne.

Les décisions d’urgence prises par les Chefs d’État et de Gouvernement sur proposition de la Commissions prévoient des exemptions pour les travailleurs frontaliers et pour les échanges commerciaux à l’intérieur de l’espace Schengen.

Une étude commissionnée par le Parlement européen en 2016 avait chiffré le manque à gagner pour l’économie de l’UE entre 25 et 50 milliards d’euros pour une suspension de Schengen de deux ans, et de 100 à 230 milliards d’euros pour une suspension de dix ans. R.G.

Robert Goebbels (LSAP) était membre du Gouvernement de 1984 à 1999, puis député au Parlement Européen de 1999 à 2014. En 1985 il présida comme secrétaire d’État aux Affaires étrangères la conférence intergouvernementale menant à la signature du premier accord de Schengen, qui enclencha la libre circulation des personnes au sein d’un espace Schengen toujours plus étendu.

Robert Goebbels
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