À travers un guide qui recense les musées des pays du Golfe, on mesure l’importance de ces institutions dans l’image dont les pays se dotent

Construire un musée pour construire une nation

d'Lëtzebuerger Land vom 08.10.2021

Que la libéralisation dans le domaine culturel n’est que rarement synonyme de libéralisation politique est une de ces lapalissades qui ne prête même plus à rire. Des projets comme le Louvre Abu Dhabi en sont de parfaites illustrations. Loin d’être une invitation au dialogue entre les cultures ou d’encourager l’émancipation intellectuelle et politique des populations locales, ce genre de projets font partie d’une stratégie de soft power basée, entre autres, sur le développement d’un tourisme assez huppé avec pour but la légitimation des pouvoirs en place et de leur autoritarisme. Cela étant dit, cette perception des États arabes du Golfe en tant que féodalités théocratiques irréformables est aussi un lieu commun qui, tout en perpétuant des peurs ancestrales face à une supposée altérité arabo-islamique, exprime avant tout l’angoisse de l’Europe par rapport à sa perte d’influence dans le contexte de la reconfiguration géopolitique de l’Asie. Le discours critique sur les grands musées de la péninsule reflète cet état des choses.

Cependant, un nouveau guide publiée par le Centre d’études moyen-orientales du Musée nationale d’ethnologie à Osaka permet de se faire une idée plus nuancée du statut des musées dans la région. Préparé par deux chercheurs japonais, Takumi Yamaguchi et Kenji Kuroda, le volume répertorie non moins de 537 musées, dont 312 en Arabie saoudite, 88 dans les Emirats arabes unis, 49 au Koweït, 42 en Oman, 25 au Bahreïn et 21 au Qatar. Toutefois sous le terme « musée », il faut entendre ici non seulement des structures muséales à proprement parler avec des expositions continues, mais aussi des sites archéologiques ainsi que des villages patrimoniaux.

Les pays arabes du Golfe sont de jeunes nations. À part l’Arabie saoudite qui devint indépendante en 1932, les autres États de la région, longtemps sous protectorat britannique, n’obtinrent leur indépendance que durant la deuxième moitié de vingtième siècle : le Koweït en 1961, et les autres – le Bahreïn, les EAU, l’Oman et le Qatar – en 1971. Comme le note Kenji Kuroda dans son introduction, dans un premier temps, les musées avaient pour but de promouvoir l’histoire nationale et faisait partie intégrante du projet de construction de nation, et ce souvent déjà avant les indépendances, comme par exemple, le Musée du Koweït, fondé en 1957, mais fermé en 1983, ou bien le musée Al Aïn, établi en 1969 dans la ville du même nom dans l’est de l’émirat d’Abou Dhabi. Pour Kuroda, interrogé par le Land, il est important de souligner la normalité de ce phénomène : « La logique qui détermine la construction d’un musée d’histoire nationale est partout la même et n’est pas spécifique au Golfe. Il s’agit d’un outil social qui invente à la fois l’histoire de l’État-nation, et à travers elle la nation. Par conséquent, c’est cette nation naissante qui est le public principal de ce genre d’établissements. »

Le guide rappelle aux lecteurs, qu’à partir des années 80, les organisations internationales comme l’Unesco, mais aussi l’ICCROM (Centre international d’études pour la conservation et la restauration des biens culturels) et l’Icom (Conseil international des musées) ont joué un rôle prépondérant dans le développement de la muséologie dans la région en assurant des formations dans ce domaine aux acteurs locaux. C’est avec le soutien de l’Unesco que l’Arabie saoudite a établi le Centre Roi Faysal pour la recherche et les études islamiques à Riyad, qui se veut à la fois une réserve précieuse de manuscrits rares s’adressant avant tout aux chercheurs, et une galerie d’art islamique pour le grand public. La même Unesco aura également permis le développement du Musée d’ethnographie de Dubaï. Mais, comme le note Kuroda, à l’époque, la préservation du patrimoine n’était guère la priorité des régimes en place, qui investissaient avant tout dans la modernisation des infrastructures et des services sociaux. Toutefois la collaboration avec les organisations internationales a favorisé la sensibilisation au patrimoine culturel, non seulement à des fins de construction nationale, mais aussi dans une perspective plus internationaliste, comme le montre selon les auteurs du guide, le développement d’un complexe muséal à partir de 1998 dans l’Émirat de Sharjah ou bien celui mieux connu sur l’île de Saadiyat à Abou Dhabi, où l’on retrouve outre le Louvre, le musée Guggenheim et le Musée national Zayed. Kuroda souligne que ces musées sont avant tout un monument à la mondialisation visant à situer et à célébrer la région dans ce contexte. Dans son entretien, il explique que « ces dernières années, des musées tels que le Louvre Abu Dhabi ont été érigées en tant que symboles de la puissance mondiale des pays de la région. Le public visé n’est plus seulement la population locale qui devrait être ‘éclairée’, mais bien des visiteurs de divers pays pour montrer le prestige de l’État », dans le cadre de recherche de nouvelles stratégies économiques et politiques à l’ère post-pétrolière.

Toutefois c’est en permettant la découverte de petits musées, parfois privés et souvent loin des itinéraires touristiques, et en dévoilant ainsi la diversité des formes muséales dans le Golfe, que ce guide, à l’allure somme toute assez austère, devient un outil utile pour quiconque s’intéresse à la région et désire s’aventurer au-delà des sentiers tracés par les agences de voyage.

Takumi Yamaguchi et Kenji Kuroda (dir), Research Source Guide for Museums in the Middle East III: Gulf Countries, Suita, Center for Modern Middle East Studies at the National Museum of Ethnology, 2021.
188 pages. ISBN 978-4-87974-769-3.

Laurent Mignon
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