Antisémitisme et affaire Biermann

Questions autour d’un procès

d'Lëtzebuerger Land vom 20.05.2010
Le procès contre Marguerite Biermann est pire qu’une erreur, c’est une faute. En donnant suite à la plainte du Consistoire israélite
M. Robert Biever assigne à la Justice une tâche qui risque de dépasser sa mission qui est d’interpréter le droit et de rendre la justice. Il demande aux juges de répondre à des questions fort complexes et controversées et de se faire philosophes, historiens ou linguistes. L’incitation à la haine raciale est en outre une accusation trop grave pour qu’on l’utilise de façon légère, surtout quand on veut l’appliquer à une personne qui a voué sa vie à la justice et au combat contre les inégalités.

Qu’est-ce qu’en effet un juif ? Une religion ? Une culture ? Une communauté de destin ? Un peuple ? Et quelle est cette relation spéciale qu’entretiennent les juifs ou certains juifs avec l’État juif ? Devoir de solidarité ? Solidarité morale ou matérielle ? Identité partagée ? Double nationalité ? Et qu’entend-on par racisme ? Simple préjugé ? Cliché, stéréotype, amalgame, comme on en utilise couramment dans le langage quotidien, une sorte de caractère national étendu à tous les individus de ce groupe, une généralisation abusive ? Où commence l’abus, la méchanceté, la discrimination, le mépris, l’appel à la haine et à la violence, le passage à l’acte ?

En quoi l’antisémitisme se distingue-t-il des autres formes du racisme et devient folie meurtrière ? Comment décrire cette structure mentale si particulière qui divise une fois pour toutes le monde en bons et mauvais, agents du Bien et du Mal absolu, associant la peur des puissances souterraines à l’obsession des pouvoirs occultes de l’argent ? Est-ce une façon d’évacuer le mal d’un monde caractérisé par un ordre immuable ? Sous quelles conditions et dans quels contextes l’antisémitisme latent au niveau des stéréotypes pourrait-il retrouver la forme paroxystique et apocalyptique qui a fait sa violence meurtrière ? Ne pourrait-il pas se déplacer et s’appliquer dans un autre contexte à d’autres victimes expiatoires, comme par exemple aux minorités musulmanes d’Europe, avec les mêmes amalgames, les mêmes généralisations ? Le philosémitisme ne serait-il alors qu’un nouveau masque d’une vieille structure mentale ? Se tromperait-on tout simplement de guerre et d’ennemi en courant au feu là où il n’y a pas d’incendie ?

La plainte du Consistoire risque d’être contre-productive en banalisant le mal et en l’instrumentalisant. C’est dans l’intérêt même de la cause défendue ici qu’il faut restreindre la définition du délit à l’essentiel. Si le simple fait de dire lobby juif ou d’attribuer les membres de la communauté juive à la bourgeoisie aisée conduit à vous mettre au même rang que les génocidaires rwandais ou les inventeurs des Protocoles des Sages de Sion, le mot d’antisémitisme ne veut plus rien dire et tend à devenir un terme d’insulte ou de dénigrement pour les combats de boue d’une presse peu accessible aux nuances et pour toutes sortes de règlements de comptes. Si l’utilisation de certains mots à elle-seule conduit devant les tribunaux nous allons droit dans une dictature de la pensée politiquement correcte qui juge sur les mots et les formes bien lisses pour éviter tout débat véritable.

L’empressement du procureur général à donner une suite à la plainte du Consistoire pourrait poursuivre un objectif précis que certains milieux avaient déjà envisagé lors de la promulgation de la loi de 1997 sur la protection des personnes privées, inscrire le délit d’opinion dans la jurisprudence, permettre de sanctionner le délit de diffamation de groupes sociaux tels que les religions, les partis politiques, les corporations. Monsieur Biever a expliqué lors du procès que ni la bonne foi ou l’intention du prévenu ni même les mots employés ne comptaient dans le cas d’une prétendue incitation à la haine, que seul l’effet produit comptait, l’effet de scandale, d’excitation communautaire, le trouble de l’ordre public. C’est dangereux et grave. Nous revenons à la définition de l’intolérance appliquée lors de la loi-muselière et d’autres chasses aux sorcières ou plus simplement pour l’interdiction de films et de livres.

Le procès contre Marguerite Biermann dépasse le cas de la personne de l’ancienne juge aussi bien que les appréhensions du Consistoire. Une condamnation permettrait non seulement de clouer le bec à la critique d’Israël, de rendre Israël invulnérable, inattaquable, intouchable. Elle menacerait la liberté de conscience et instaurerait un droit de censure. Un jugement crée une jurisprudence. D’autres juges devront continuer dans la même voie.

Que faire alors ? Laisser le débat se dérouler avec tous les risques de dérive ? Permettre à des opinions jugées fausses et dangereuses de s’exprimer ? Sans aucun doute. Il faut à tout prix éviter la stigmatisation par la voie judiciaire, l’anathème, la criminalisation des opinions. Il faut débattre au lieu de condamner. S’abstenir de pressions auprès des directions ou des propriétaires de journaux. Dépasser les clivages ethniques, religieux, le repli identitaire. Élever le débat, aller au-delà du sens apparent des mots. Discuter de tout, sans tabous et sans concessions. Laisser une chance au débat démocratique pour faire le tri entre le vrai et le faux. Tant qu’on se parle, rien n’est perdu.
Henri Wehenkel
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