Comment le dessinateur Luz a retracé le destin d’un tableau d’Otto Mueller, de la création à la restitution en passant par l’opprobre des temps nazis

Tribulations de deux filles nues

d'Lëtzebuerger Land vom 28.02.2025

Pas plus tard que la semaine passée, une page entière de la Süddeutsche Zeitung nous a appris combien les autorités allemandes, en l’occurrence bavaroises, sont réticentes dans leurs recherche des anciens propriétaires des tableaux volés par les nazis. Pas moins de 200 œuvres, marquées d’un point rouge sur une liste secrète, et dévoilée maintenant, appartenant aux Staatsgemäldesammlungen, font partie de ce qu’on appelle Raubkunst, quelque 800 restent suspectes, marquées de couleur orange. Il est vrai que Munich était à l’époque, les années trente, quarante, un haut lieu du trafic de ce butin, c’est à Munich aussi que fut organisée l’exposition Art dégénéré, avant de faire le tour des grandes villes allemandes.

Munich a donc normalement, par la force des vilaines choses, une place de choix, des pages entières, dans la dernière bande dessinée de Luz, le dessinateur rescapé de Charlie Hebdo, consacrée à un tableau d’Otto Mueller, Zwei weibliche Halbakte, de 1919, aujourd’hui au musée Ludwig de Cologne. Luz, de son vrai nom Renald Luzier, après s’être remis à dessiner, après Catharsis, où il avait confessé avoir été dépossédé en même temps de son art et de ses amis, le voici, un peu comme sa consœur Catherine Meurisse, se tournant vers l’art justement pour ressusciter pour de vrai, bien qu’il s’agisse encore de malheurs, de calamités.

Luz retrace en effet le destin du tableau de Mueller, depuis sa création jusqu’à sa restitution et sa consécration muséale, mais la plupart du temps, nous nous trouvons en face des pires malheurs, d’une infortune misérable, pour l’œuvre, pour l’artiste, pour les propriétaires. Laissons de côté, pour ne pas réchauffer une sujet traité ici-même il y a très peu, ce que d’aucuns, et de façon sans doute injuste, ont pu conclure d’une exposition Mueller toute récente à Münster, très critique par rapport aux femmes et aux tziganes (ou faut-il écrire Sintés et Roms). Luz y touche avec un moment de baiser volé à une étudiante à l’académie de Breslau.

L’essentiel est bien ailleurs. Pour Otto Mueller, dans son art, et les nazis en le qualifiant d’« entartet » lui ont donné comme un certificat de bonne moralité. Pour Luz, et cela dès les premières pages, avec des bribes, des éclats de dessin, le tableau est en pleine facture, en plein air, on saisit l’artiste et Mascha, sa muse, qui a d’ailleurs hâte de se rhabiller à l’intrusion d’un voyeur. Dès ces premiers instants, et tout au long, à part son dévoilement tout à la fin, dessiné par Luz, c’est le tableau qui lui-même qui donne le point de vue des dessins, c’est lui qui voit et qui vit son propre destin. D’où des cadrages inhabituels, insolites, ajoutant au dynamisme des images, des situations, des fois tragiques, à d’autres reprises carrément grotesques.

Et les épisodes, les uns plus désolants ou rageants que les autres, tous extrêmement prenants, de se succéder, même s’il y a au départ cette heureuse acquisition par l’avocat Littmann, très vite victime de la répression antisémite qui le fera succomber à une tentative de suicide en septembre 1934. Après, c’est la descente aux enfers, la confiscation, l’exposition orchestrée par Goebbels et Ziegler, président de la Chambre des Beaux-Arts du Reich, la vente aux enchères en Suisse… avec le salut qui vient du rachat par Josef Haubrich, autre avocat, basé à Cologne, qui fera don de sa collection à la ville au lendemain de la guerre (après quand même un autre suicide, celui de son épouse en 1944).

Et un peu comme une réhabilitation viendra fin des années 1940 et plus tard, la présence des deux filles nues de Mueller dans une tournée d’expositions internationale qui fait entrer le Luxembourg et son musée dans le livre de Luz. Avant la restitution du tableau à la famille Littmann, sa fille Ruth, épouse Haller, et son rachat définitif par le musée Ludwig. Au bout d’une terrible leçon d’histoire contemporaine à travers le regard pas si innocent que ça de deux jeunes femmes, d’un tableau qui est un survivant.

Note de bas de page

Lucien Kayser
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