Succession à la direction et à la présidence de l’ABBL

Course de côte

d'Lëtzebuerger Land du 19.07.2013

Il avait envie d’air et d’en trouver du plus frais aussi, à l’heure où les banquiers luxembourgeois se demandent s’ils auront encore du travail après 2015 : Jean-Jacques Rommes quittera la direction de l’Association des banques et banquiers Luxembourg (ABBL) fin avril 2014, pour aller apporter ses services à une autre organisation phare du patronat luxembourgeois, l’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL), dont il sera l’administrateur délégué. Son départ coïncidera avec l’arrivée d’un nouveau président à la tête de l’ABBL, le mandat de l’Allemand Ernst Wilhelm Contzen se terminant au printemps prochain. L’organisation des banquiers va devoir trouver deux figures emblématiques pour défendre leurs intérêts et leur donner de la visibilité sur les marchés financiers internationaux, alors que le gouvernement luxembourgeois et son ministre des Finances Luc Frieden, CSV, se font de plus en plus omniprésents pour influencer l’évolution de la place financière. Un secteur qui est en train de voir sa base traditionnelle de clients s’éroder et son ancien modèle d’affaires partir en vrille, sans que le new business, celui de l’argent si transparent qu’on peut se voir dedans sans avoir à rougir, n’arrive encore pour l’heure à compenser les flux de fonds quittant le Luxembourg. Ni les mouvements de repli des grandes enseignes financières ; la dernière mauvaise nouvelle en date ayant été l’annonce cette semaine par HSBC Trinkaus & Burkhardt de la vente de ses filiales luxembourgeoises, l’une dédiée à la gestion privée et l’autre à la gestion de fonds à VP Bank Group du Liechtenstein.

La mainmise de Luc Frieden sur l’agence de promotion de la Place Luxembourg for Finance (LFF) et l’éviction de son dirigeant Fernand Grulms, remplacé depuis début juillet par Nicolas Mackel, ancien consul général du Luxembourg à Shanghai, qui a récemment déclaré qu’il était « réducteur » de ne voir dans la place financière luxembourgeoises qu’un centre de gestion privée, est assez symptomatique du malaise que les banquiers privés et de leur représentants ressentent face aux autorités. Les sources de tensions sont importantes sur l’approche de la promotion de la place financière et ses priorités ainsi que les destinations à favoriser. Le ministre des Finances ne dissimulant plus ses faveurs à l’égard de l’industrie des fonds d’investissement qui vient d’ailleurs de se faire offrir un beau cadeau avec le vote le 9 juillet dernier, la veille de l’annonce de la chute du gouvernement Juncker, de la directive sur les fonds alternatifs et le traitement fiscal très accommodant, voire exorbitant, qui va désormais être accordé aux gestionnaires de ces produits.

Avec le départ de LFF de Fernand Grulms, qui a rejoint le comité de direction de l’ABBL, l’organigramme de l’agence de promotion reflète bien la reprise en main de l’État (outre Nicolas Mackel y siègent Carlo Thelen, chef économiste à la Chambre de commerce, et l’incontournable Sarah Khabirpour, cheffe de cabinet de Luc Frieden), alors que sa création en 2009 fut conçue comme une joint-venture entre le ministère des Finances et l’agence Profil regroupant les principales associations de la Place, avec un souci d’équilibre entre les différents métiers : banque privée, gestion collective, banque commerciale, ingénierie financière et assurance.

Et même si à l’ABBL, le discours se veut apaisant avec des « Nous travaillons très bien ensemble », couplés avec l’assurance que le nouveau patron de LFF « prend très à cœur les désidérata des membres de Profil » et que « ça marche très bien », les tensions sont devenues plus palpables et la cohabitation difficile, voire frustrante. Il suffit de consulter le site internet de l’ABBL pour se rendre compte que la référence à Luxembourg for Finance et le lien vers l’organisation n’a plus la même visibilité qu’avant, lorsque Fernand Grulms fut détaché de l’association des banquiers pour en devenir le premier vrai patron. La filiation entre les deux organisations s’est distendue, qu’elles qu’en soient les dénégations des uns et des autres. Et jusqu’à preuve du contraire, le fonctionnement de l’agence qui est surtout devenue la vitrine du ministre des Finances et son faire-valoir à l’étranger, est cofinancé par l’État et le secteur financier, donc principalement les banques.

La personnalité de Jean-Jacques Rommes, interlocuteur du patronat sans doute le moins détesté par les représentants syndicaux et qui est devenu incollable sur les gros dossiers bien chauds du moment, comme ceux de la fiscalité de l’épargne ou de la taxation des opérations financières (il formait d’ailleurs un duo de choc avec Rüdiger Jung, qui a quitté à sa demande le comité de direction de l’ABBL pour être conseiller), va probablement manquer à la Place financière. S’il rejoint le comité exécutif de l’UEL, c’est qu’il a de bonnes raisons. Ce n’est pas Rommes lui-même qui les fournira. Mais dans son entourage, on laisse entendre que, la maturité aidant, il serait devenu moins indulgent lui aussi avec les représentants du pouvoir et qu’il montrerait aussi un agacement certain à la proximité que le ministre des Finances cherche à mettre entre l’organisation des banquiers et le pouvoir. « Ça l’énerve », confie un observateur du secteur financier qui requiert l’anonymat. Luc Frieden, très préoccupé par le sort de la place financière de l’après-2015, lorsque le secret bancaire tombera en désuétude – et donc forcément inquiet des rentrées fiscales qui traditionnellement proviennent du secteur financier –, serait tout le temps le thermomètre à la main à passer des coups de fils pour vérifier la température du moribond.

Lorsqu’il se portait à merveille et qu’il rapportait des pépites dans les caisses de l’État, le secteur bancaire n’intéressait pas grand monde. Or, maintenant que la situation s’est détériorée, la gestion de la plus grosses organisations du secteur financier est devenue source de mille et un tracas. Outre les plans sociaux, de nouveaux fronts se sont ouverts avec la crise : « Il faut désormais, souligne notre source, s’occuper des guéguerres entre les différentes banques et s’employer à rassurer l’opinion publique, en plus de se soucier des attaques en provenance des différents pays ».

La vie des banquiers luxembourgeois n’a jamais été un long fleuve tranquille, mais avec l’après-secret bancaire, c’en est presque devenu un chemin de croix. Et Jean-Jacques Rommes n’avait probablement pas très envie de faire le pèlerinage. On ignore les intentions du conseil d’administration de l’association des banquiers sur le nom et le profil de son successeur. On ne sait pas non plus si son départ sera l’occasion de faire de la promotion interne, en propulsant par exemple Fernand Grulms à sa tête. Le scénario d’un concours de beauté et de talents n’est pas improbable pour trouver la personnalité capable de rassembler des métiers très différents, l’ABBL s’étant ouverte sur d’autres activités, il y a quelques années (notamment aux avocats et aux réviseurs d’entreprises, qui ont désormais voix au chapitre au sein du conseil d’administration). Et incarner le changement nécessaire.

À la question de la succession de Jean-Jacques Rommes en avril 2014 s’ajoutera également celle du remplacement d’Ernst Wilhem Contzen à la présidence du Conseil d’administration. Là non plus, ce ne sera pas une sinécure. D’abord parce que les statuts de l’association, modifiés en avril 2012, du moins son règlement intérieur, exigent que le numéro 1 soit un administrateur délégué, histoire que les banquiers ne mettent pas à la tête de leur organisation des retraités dont on ne sait plus trop quoi faire, comme ce fut souvent le cas par le passé. Les choix ne sont donc pas légion. En principe, c’est le vice-président de l’ABBL, en l’occurrence Carlo Thill, qui prend le relais une fois achevé le mandat du président. Or, l’intéressé vient de prendre les commandes d’un groupe occupant près de 4 000 personnes et trouvera difficilement le temps de faire de la représentation pour l’ensemble des autres banques de la Place. Il est donc pratiquement exclu de la short list des remplaçants potentiels. D’autant plus qu’il y a une sorte de malédiction pesant sur ses prédécesseurs à la BGL BNP Paribas : « Ils se sont faits virer de la banque après leur mandat à la présidence de l’ABBL », signale un proche du dossier en plaisantant à peine.

Les noms de Luc Rodesch, actuel CEO de Banque de Luxembourg et ex-président du Private Banking Group, le cluster dédié à la gestion privée de l’association des banquiers (ce qui aurait l’avantage de remettre l’Église au milieu du village), et de François Pauly, patron de la Bil circulent déjà. « Je verrais bien François Pauly à la tête de l’ABBL, ne serait-ce que parce que ce poste lui assurerait une belle protection », juge un observateur. La Bil et KBL Epb ayant un actionnaire identique et la seconde banque ayant placé dans son comité de direction des personnalités étant elles-mêmes des ex-CEO de grands établissements financiers, la partie risque en effet d’être difficile pour conserver à la plus vieille banque grand-ducale son indépendance. D’autant que la Bil, dont les effectifs seraient pléthoriques, rame actuellement pas mal pour couper dans ses frais, sans avoir l’air de faire un plan social. Le dernier épisode en date dans le serrage de ceinture a été la remise en cause, avec l’accord des salariés, de certains avantages en nature, comme les leasing automobiles. Une grosse majorité des salariés a accepté immédiatement les sacrifices demandés, sans doute par crainte de perdre leur emploi.

La venue de François Pauly, qui avait été d’ailleurs pressenti pour la présidence à la place d’Ernst Wilhelm Contzen, mais dont la banque à l’époque, Sal Oppenheim était au bord de la rupture, présenterait un avantage de taille pour rabibocher les banquiers avec le pouvoir. François Pauly est un grand ami de Luc Frieden. Les négociations autour de la vente des actions de Cargolux au Qatar ont apporté la démonstration de la proximité des deux hommes. Sauf que rien n’est moins sûr que Luc Frieden, avec toutes les casseroles qu’il traîne et le peu de sympathie qu’il inspire à la population (même ses compétences furent mises en cause dans les derniers sondages) survive politiquement au scrutin anticipé du 20 octobre prochain pour espérer rempiler, cinq années supplémentaires, au ministère des Finances.

Véronique Poujol
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