Le Grand-Duc Henri et la Grande-Duchesse Maria Teresa posent souriants, l’air souverain, sur la couverture de l’ouvrage 20 ans de règne, 2000-2020, paru à l’automne de l’année dernière (aux Éditions Phi) et coordonné par l’Administration des biens du Grand-Duc. Ils se tiennent côte à côte les mains jointes, immobiles devant une baie vitrée donnant sur un parc arboré. Le couple se fige, comme si l’histoire marquait un temps d’arrêt. Dans les pages, la photo la plus récente date du 8 octobre 2020, quand le chef de l’État et commandant de la force armée assiste à la cérémonie de livraison de l’A400M, « le premier avion militaire luxembourgeois depuis 1968 ». Le lendemain, Henri signe l’arrêté grand-ducal portant institution de la Maison du Grand-Duc, un texte dont on comprend que le couple royal le considère comme une atteinte au bon déroulé de l’Histoire. Alors qu’Henri et Maria Teresa signent un règne « quasiment sans faute » (dixit la journaliste Danièle Fonck dans son élogieuse introduction).
Sur les illustrations de 20 ans de règne (dont « une partie des recettes » est reversée à la Fondation du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse), Henri et Maria Teresa apparaissent quasi systématiquement ensemble, comme si la souveraineté était indissociable du binôme. On lit notamment : « Leur fonction de souverains amène le couple grand-ducal à visiter les pays du monde entier ». Selon le Centre national de ressources textuelles et lexicales, le substantif « souverain » désigne celui qui est à la tête d’un État monarchique, au pluriel (dans certains contextes) « le couple formé par le monarque et son épouse ». Mais l’exercice des pouvoirs souverains est constitutionnellement confié au Grand-Duc.
Fondée voilà une année, la Maison du Grand-Duc entérine cette disposition fondamentale de manière administrative. L’arrêté du 9 octobre 2020 grave dans le marbre la réponse aux dévoiements relevés par le super-auditeur de l’État, Jeannot Waringo, dans son rapport remis en janvier 2020. « D’après les informations concordantes que j’ai pu recueillir, au cours de ma mission, auprès de très nombreux collaborateurs anciens et actuels de la Cour, les décisions les plus importantes dans le domaine de la gestion du personnel que ce soit au niveau du recrutement, de l’affectation aux différents services ou encore au niveau du licenciement sont prises par S.A.R. la Grande-Duchesse. (…) Je voudrais dire très honnêtement et au risque d’être mal compris que dans la chaîne décisionnelle du Palais (…), le rôle de la Grande-Duchesse, qui exerce une fonction purement représentative, ne devrait pas être un sujet de discussion. Il faut réformer le fonctionnement de notre Monarchie sur ce point essentiel. Il n’y a, à mon avis, pas d’autre solution. »
Ces phrases ne résonneront peut-être pas dans l’histoire monarchique luxembourgeoise comme l’adresse de Gettysburg de Lincoln en science politique ou le « whatever it takes » de Mario Draghi en économie monétaire. Mais en confirmant les rumeurs circulant depuis quelques années et en prenant acte de l’aliénation des deniers publics, elles ouvrent la porte à une modernisation administrative de la monarchie parlementaire en séparant aussi strictement que possible les dépenses publiques et les dépenses privées, en instaurant des règles de gouvernance conformes à la constitution et en apportant de la transparence à la pratique du pouvoir, avec comme maillon central essentiel, le ou la Maréchal(e). Telle est l’ambition de l’arrêté grand-ducal du 9 octobre 2020, souhaité par le Premier ministre Xavier Bettel (DP), lassé par les problèmes en provenance de la Cour, qu’il s’agisse de ressources humaines ou d’outrepassement des rôles. En 2019, la Grande-Duchesse avait par exemple envisagé défendre elle-même la lutte contre le viol comme arme de guerre aux Nations unies à New York, mais le chef de l’exécutif avait poliment repoussé l’initiative.
Répondre à une situation problématique n’a-t-il pas donné lieu à une « surréaction » ? D’aucuns considèrent de la sorte l’absence de la Grande-Duchesse de l’arrêté et la rétrogradation de son bureau dans l’organigramme de la Maison du Grand-Duc. Celle qui trônait de facto à la Cour dans le monde pré-Waringo le perçoit en tout cas de cette manière à l’examen de ses sorties médiatiques et littéraires. Et le chef de l’État s’associe (avec parcimonie toutefois, car il doit ménager toutes les parties) à ce qu’elle perçoit comme une injustice au regard de son engagement humanitaire depuis le début des années 2000. En février dernier dans Paris Match et en réponse à une question orientée du confident Stéphane Bern (« contrairement aux autres monarchies, les épouses n’ont plus de place officielle »), le Grand-Duc a ainsi rappelé (en écho à l’ouvrage paru l’an passé) que « la monarchie doit être portée par le couple régnant et la famille grand-ducale ». Et la Grande-Duchesse de jeter le pavé dans la mare : « Alors que le Luxembourg se veut exemplaire en matière d’égalité entre hommes et femmes, il y a sans doute une forme de misogynie à vouloir effacer l’épouse du Grand-Duc. Je ne me permettrais jamais de me revendiquer l’égale de mon mari, j’ai trop de respect pour la place qu’il occupe ; mais de là à m’écarter de toute décision au sein d’une institution pour laquelle j’ai œuvré vingt ans. »
Le 27 octobre de cette année paraitra Un amour souverain. L’ouvrage est écrit à quatre mains, Maria Teresa et Stéphane Bern, avec la collaboration de l’éminence grise parisienne de la Grande-Duchesse, militante des droits de l’Homme (dans son Afghanistan d’origine notamment) et femme de réseau, Chékéba Hachemi. Le livre parait chez Albin Michel, une maison d’édition française de renom. En couverture (le Land s’est procuré une copie) apparait le couple royal en tenue d’apparat. Le propos commence avec une histoire d’amour, racontée par l’un puis l’autre. Vient ensuite le plaidoyer de Stéphane Bern pour la réhabilitation de la Grande-Duchesse, l’hommage pour ses accomplissements, une biographie à l’eau de rose aux accents militants : « L’autel devant lequel Henri et Maria Teresa de Luxembourg ont échangé leurs consentements est aussi, symboliquement, l’autel du sacrifice de toute vie privée au profit de la cause publique, celui qui indique la voie du sacerdoce princier dévoué aux autres. (…) Comme grands-ducs héritiers puis comme souverains, Henri et Maria Teresa ont transformé le visage de la monarchie, ils l’ont façonné à leur image, même s’ils se sont constitutionnellement lovés dans le rôle représentatif qui leur a été assigné. (…) Certes, le Grand-Duc est le chef de l’État en titre, mais le trône serait bancal s’il n’avait à ses côtés la Grande-Duchesse qui l’épaule, le complète et le soutient dans son action depuis quarante ans. »
Voilà pour les passages institutionnels liés à la marginalisation de la Grande-Duchesse dans l’organigramme grand-ducal (Stéphane Bern parle « d’absence ») On relève ensuite dans cette auto-hagiographie (dont les droits seront versés à l’association de la Grande-Duchesse Stand Speak Rise Up!) la publication de l’entretien accordé par les époux royaux à Paris Match, lequel avait surpris la Maréchale lors de sa parution, comme elle l’avait indiqué sur RTL Radio. C’est dans ce contexte que nous la rencontrons ce mercredi au Palais pour conclure un entretien entamé par emails. L’ancienne diplomate et sherpa de Xavier Bettel, Yuricko Backes, 51 ans, travaille depuis juin 2020 à la normalisation et à la modernisation de l’administration monarchique. La translation du pouvoir administratif ou en tout cas décisionnaire, est visiblement dur à digérer.