Action-réaction Dans un entretien publié sur paperjam.lu mardi, le président de l’administration des biens royaux, Norbert Becker vante l’intérêt de la Fondation du Grand-Duc et de la Grande-Duchesse dont il vient de rejoindre le conseil d’administration. L’interview a été réalisée la semaine dernière, avant même que l’information sur sa nomination ne paraisse au registre des bénéficiaires effectifs ou à celui du commerce (aucune communication n’a été entreprise de manière institutionnelle). L’homme d’affaires à succès (auditeur Ernst & Young, fiscaliste Atoz, la banque en ligne Paypal, la banque privée CBP) a remplacé Albert Wildgen à l’administration des biens en juin, mais il n’occupe les fonctions d’administrateur de la fondation que depuis le 18 janvier. Il se livre néanmoins déjà à un éloge sur le règne « sans faute » de Henri et Maria Teresa, comme pour mieux s’exonérer du soupçon lié à son affiliation au parti du Premier ministre d’espionner les affaires du couple royal.
Norbert Becker rend hommage à l’engagement de Maria Teresa depuis son mariage avec le prince Henri en 1981 sur les aspects sociaux et humanitaires, notamment via la fondation née alors et dont elle assure la présidence. « Elle est la cheville ouvrière, le vrai moteur des initiatives prises par la Fondation. On pourrait résulter (sic) en disant que la Grande-Duchesse lance les choses puis Monsieur Majerus (prénommé Philippe, directeur, ndlr.) prend la balle au vol », explique l’homme d’affaires dans une formule ambiguë, mais lourde de sens. Puis vient l’appel aux dons « à tous ceux qui sont sensibles aux réalités des plus vulnérables pour nous aider ». « Nous sommes l’office social des cas désespérés » au Grand-Duché, explique Norbert Becker. Le représentant de la fondation la dit « de plus en plus confrontée à des gens qui passent à travers tous les filets sociaux de sécurité mis en place. Nous nous préparons à des cas graves de désespérance humaine et nous réfléchissons à la manière dont nous pourrons aider avec nos moyens qui ne sont pas illimités. » « Chaque euro compte », conclut-il, à propos.
La Fondation grand-ducale a publié ses comptes pour 2019 la veille de la publication de ladite interview. Un trou s’y est creusé cette année-là. C’est celle de l’événement-phare porté par l’épouse du chef de l’État : le forum Stand Speak Rise Up ! dédié à la lutte contre le viol comme arme de guerre et ayant pour vocation de soutenir ses victimes, « les survivantes ». Il a été organisé les 26 et 27 mars au centre de conférences européen au Kirchberg. Norbert Becker souligne son succès. 1 500 participants. L’intervention de quatre prix Nobel de la paix (nous en comptons trois). « De mon point de vue, ce Forum a aussi montré un autre visage du Luxembourg, et a mieux situé notre pays sur la carte du monde dans un autre contexte que celui de l’économie. » D’un point de vue médiatique, la pêche est maigrelette. Une recherche entre le 1er mars et le 14 avril sur la revue de presse internationale du gouvernement avec pour mots clés « Maria Teresa » ou « Denis Mukwege » (ambassadeur de marque et prix Nobel associé à la Grande-Duchesse pour la sensibilisation à la problématique) signale trois articles en rapport avec la conférence. Deux du Monde et un du New York Times. Ils sont écrits par deux journalistes basées à Paris où la Grande-Duchesse a ses appartements et un réseau bien établi. La direction de la fondation produit au Land d’autres coupures de presse qui ne sont pas sur le radar du SIP : Point de Vue, Paris Match, HuffPost, Grazia ou Telegraaf. Le plateau d’invités rassemblé à grands frais a fini d’assurer la notoriété de la Grande-Duchesse dans le milieu des organisations non-gouvernementales.
Comptes liés En 2019, le résultat de la fondation bascule dans le rouge, à -460 000 euros. En 2018, il s’établissait à 9 000 euros. La fondation bénéficie encore d’1,5 million d’euros de titres et d’avoirs en banque et sa continuité n’est pas mise en péril, a priori, mais la publication du rapport ne lève pas toutes les interrogations. La première est l’absence du cachet de l’auditeur indépendant KPMG dont Philippe Majerus avait targué l’existence dans un droit de réponse au Tageblatt en décembre 2019, pour rassurer sur la conformité de l’enregistrement comptable. Le quotidien eschois s’interrogeait sur la difficile dissociation entre affaires publiques et privées, car la fondation est liée personnellement au couple grand-ducal (et aux héritiers). Interrogé sur cet aspect, le directeur produit ledit document. Les comptes sont donc conformes. Mais il a fallu passer par des adaptations. Le creusement du déficit tient au financement du Forum. Pour se donner un ordre d’idée de l’ampleur de l’événement, selon les comptes prévisionnels 2019 publiés dans le rapport 2018 (le signe d’une certaine transparence), quand 156 000 euros devaient être affectés à des causes au Luxembourg, 259 000 euros à l’international. 1,3 million d’euros se destinaient à ce seul événement. Ce sera finalement 1,4. Le poste budgétaire « Forum » pèse entre deux et trois fois plus que l’ensemble des autres engagements sociaux. Pour le financer, la fondation a recours à un apport en capital propre « couvert par les objets sociaux de la Fondation ». En novembre 2019, six mois après l’événement, les nouveaux statuts permettent « d’engager toute action, de quelque nature qu’elle soit, susceptible de thématiser le sort des populations vulnérables et de prendre toutes les initiatives jugées opportunes pour leur venir en aide. »
L’enjeu de la régularisation est de taille. Les dons accordés à la fondation, privée mais reconnue d’utilité publique, sont déductibles. Interrogé sur un éventuel débat quant à la possibilité d’élargir ex post l’objet social, le ministère de la Justice dit ne pas en avoir eu connaissance. Des dons accumulés depuis 1981 et la naissance de la fondation (alors appelée « du prince Henri et de la princesse Maria Teresa », qui se mariaient alors) ont donc pu abonder le financement de l’événement. Mais aussi l’association Stand Speak Rise Up (SSRU) née en avril 2019 et vouée à perpétuer l’action née avec le Forum (mais quelque peu en sommeil à cause de la crise). Dans le rapport annuel 2019 de l’asbl, on apprend qu’elle bénéficie de 30 000 euros de dotation en provenance de la Fondation et que 48 500 euros de dons ont été « versés sur le compte d’une partie tierce » (la fondation). Les charges, qui s’élèvent à 18 618 euros, ont aussi été payées par cette même partie tierce. Le ministère de la Justice confirme au Land que ladite association ne bénéficie pas du statut d’utilité publique, mais Philippe Majerus assure qu’un Memorandum of Understanding assure dûment les passerelles, notamment pour la dotation annuelle, entre les deux entités. L’association postulera en temps voulu au statut d’utilité publique et « il ne s’agit pas d’un montage », explique le directeur de la fondation ce jeudi, pour parasiter la fondation d’utilité publique. On doit le croire sur parole. Le MoU est gardé secret. On relève en outre que le Luxembourg City Tourist Office et la fondation ont signé en juin un contrat octroyant sous forme de don aux initiatives du mouvement Stand Speak Rise Up tous les revenus des visites au palais grand-ducal (38 734,38 euros), lieu public où travaille le chef de l’État. Les mouvements de fonds perdurent donc. Mais maintenant, l’association a un compte.
Payés par l’État Dans son rapport annuel publié cette semaine, la fondation explique en outre que les « dépenses exceptionnelles » liées au Forum SSRU ont surtout été couvertes par une « levée de fonds particulièrement importante ». Selon les informations rassemblées par le Land, une partie significative des ressources humaines de la Cour ont été dédiées à la recherche de sponsoring. Dans le cadre de ses vœux au personnel en 2019, le Grand-Duc a invité tout le staff à se mettre au service du projet de la Grande-Duchesse. Le bureau des aides de camp a été complètement mobilisé, des ressources payées par l’argent du contribuable. Le personnel de la fondation se limite à 1,67 équivalent temps plein. Philippe Majerus évoque le recrutement d’un CDD pour l’occasion… en sus des multiples prestataires externes associés à l’événement (Kite, Accentaigu, etc.). Les émissaires de la Cour ont été envoyés à gauche à droite pour récolter des fonds. Les 400 000 euros octroyés par le ministère des Affaires étrangères devaient être complétés (espérait-on à Colmar Berg) par un subside de l’Œuvre Grande-Duchesse Charlotte, mais celle-ci, présidée par l’ancien maréchal Pierre Bley, a décliné sous prétexte que l’organisation de l’événement (pour lequel on demandait de 300 à 600 000 euros de contribution) ne rentrait pas dans son périmètre, exclusivement local. Des petits déjeuners avec la Grande-Duchesse ont été organisés au Palais. Banquiers, assureurs, avocats ou industriels ont été invités quelques semaines à peine avant l’événement. Une source sur la place financière parle de malaise. « Des demandes de sponsorship (formulées en direct) qu’on ne peut pas refuser »… avec des tickets faramineux. Initialement 25 000, 50 000 ou 100 000 euros pour une inscription de l’entreprise sur les communications de l’événement et différents accès selon la hauteur de la contribution. Un témoin parle de « croissant en or », un autre indique que cela dépasse son budget « communication ». La fondation Engie (dont la conseillère parisienne de la Grande-Duchesse, Chekeba Hachemi est administratrice) apporte 100 000 euros. La BEI ou Bank of China contribuent pour 50 000 euros. ING 10 000. etc. Ce sponsoring, précise Philippe Majerus, n’est pas déductible.
Paix des braves Dans son interview à Paperjam.lu, Norbert Becker soutient que « la Fondation est une institution totalement indépendante, qui ne reçoit pas de soutien de la part de l’État, sauf pour des projets bien spécifiques et suite à une demande précise ». Confronté à la mobilisation quasiment générale des ressources de la Cour au premier trimestre 2019 pour le Forum et interrogé sur l’existence (ou non) d’une comptabilité analytique, Norbert Becker répond que « tous les frais ont été documentés par un décompte en bonne et due forme avec des justificatifs. Ces décomptes ont été contrôlés par les services de l’État et l’auditeur externe KPMG », explique l’administrateur de la fondation. Le fraîchement nommé responsable des sous du Grand-Duc règle au passage ses comptes à Jeannot Waringo, qu’il a pourtant assisté en tant que conseiller spécial dans son expertise de la gouvernance de la Cour, rendue au gouvernement voilà un an. L’ancien directeur de l’Inspection générale des Finances y écrit : « Je voudrais insister sur le fait que mes entretiens ne m’ont pas permis de conclure que les activités de la fondation et de l’association sont clairement déconnectées de tout financement par l’État. Cette question devrait toutefois avoir une réponse claire ». Dans l’interview qu’il a sollicitée, un an plus tard, Norbert Becker, ancien responsable de l’auditeur Ernst & young (au niveau mondial !) critique la méthode. « Normalement, dit-il, quand un rapport d’un auditeur ou d’un consultant est mené, cela se fait de manière contradictoire, c’est-à-dire que l’auteur du rapport prépare des recommandations et les soumet à l’institution qu’il doit réorganiser. Puis, cette institution répond, et le rapport final contient les recommandations du consultant-auditeur et les réponses de l’institution », détaille-t-il. C’est précisément ce qui s’est passé avec la fondation et les ajustements pour que tout rentre dans les clous, notamment l’ajustement a posteriori des statuts. Le consultant joue avec les règles. Dans un pays comme le Luxembourg, il les façonne parfois. La maréchale Yuriko Backes, elle aussi nommée à la Cour sous le gouvernement Bettel et qui parle quasiment quotidiennement à Norbert Becker selon l’intéressé, affirme encore « qu’il n’y a pas de personnel de la Maison du Grand-Duc impliqué dans l’organisation et les activités de la Fondation ». Circulez, y’a rien à voir.
Il y a deux ans, l’activisme de la Grande-Duchesse pour placer en haut de l’agenda politique international la lutte contre le viol comme arme de guerre a irrité la coalition. Son intervention auprès de l’Élysée pour s’associer aux deux prix Nobel Denis Mukwege et Nadia Murad dans le conseil consultatif qui devait formuler des recommandations pour le G7 (à Biarritz) avait placé le ministère des Affaires étrangères en porte-à-faux vis-à-vis de sa contrepartie française, qui ne savait pas s’il s’agissait d’une initiative étatique. Idem pour sa volonté de participation à un débat sur la thématique en marge de l’Assemblée générale à New York. Mais ce cavalier seul de Maria Teresa est compris comme la goutte d’eau qui a conduit à la nomination de l’auditeur Waringo, prémisse à la réforme de la Cour. Contacté, Jean Asselborn (LSAP) ne se souvient pas, « maintenant que les choses se tassent ». À l’unisson, le gouvernement, ses émissaires à la Cour, Yuriko Backes et Norbert Becker, souhaitent garder la hache de guerre bien enfouie. Auprès de la Grande-Duchesse, on estime d’ailleurs que son action a finalement bien servi la coalition aux yeux du monde, notamment dans le cadre de la candidature du Luxembourg à un siège au Conseil des droits de l’Homme. En sus, après le rapport Waringo et la rationalisation du financement de la Cour par l’État, la fonda tion est le dernier levier à la disposition de la Grande-Duchesse, dont le bureau est relayé à un rang subalterne de l’organigramme de la Maison grand-ducale, pour exercer une action et une utilités sociales.
Des intérêts pris dans la tempête
La pandémie et les confinements compliquent la situation financière de la fondation et de l’association liée Stand Speak Rise Up. D’abord, les dons consentis en marge des garden parties ne sont pas versés, car lesdits événement sont annulés. Mais Philippe Majerus assure que la majorité des dons intervient lors des anniversaires des membres de la famille ou lors d’événement y liés. Les comptes 2019 de la fondation révèlent dans la partie prévisionnelle un effet bébé avec 57 000 euros collectés pour la naissance du prince Charles (en mai 2020). Le directeur de la fondation informe même que son intervention sur les ondes de RTL en décembre a aussi favorisé les rentrées. La fondation et l’association SSRU indiquent que dans ce contexte d’épidémie de Covid-19, elle « a décidé de réorganiser certains de ses dons, pour en attribuer à des organismes dans le besoin suite à cette épidémie ». Auprès de l’association Femmes en détresse, par exemple, on se réjouit aussi de l’aide apportée par la fondation, laquelle vient compléter l’action des offices sociaux à court de moyens réglementaires.