Quand le Casino et Benjamin Bianciotto invitent à une descente aux enfers

Avatars du Malin

d'Lëtzebuerger Land vom 27.11.2020

Une chance que ni les responsables du Casino, ni le commissaire Benjamin Bianciotto, ni les artistes n’aient été assez crédules pour succomber à ce que Baudelaire a appelé la plus belle ruse du Diable, de vous ou nous persuader qu’il n’existe pas. Il est vrai que le même Baudelaire nous a fournis par ailleurs la meilleure preuve de son existence, disant être bien obligé d’y croire, « car je le sens en moi ». Nous voilà avertis de mettre les pieds, fourchus ou non, dans l’exposition, intitulée L’Homme gris, et là, c’est une autre référence littéraire qui entre en jeu : le pauvre Peter Schlemihl, d’Adelbert von Chamisso, nous sommes en plein dans le fantastique romantique, qui a vendu son ombre. Il l’a fait à un personnage en habit gris, dissimulation habile du Diable, plongée dans l’anonymat, en échange d’une bourse magique inépuisable.

Attendez-vous donc à une longue et passionnante confrontation avec toutes sortes d’avatars du Malin, que vous font rencontrer une vingtaine d’artistes contemporains. Confrontation non moins, il faut le préciser de suite, avec une omniprésence diabolique sur toutes sortes de terrains, esthétique bien sûr, philosophique, moral, politique, économique. Mais avant de s’engager dans cette aventure, véritable descente aux enfers, il faut comme Dante le fait avec Virgile, un guide, et le visiteur fera bien – autrement il risque le papillonnage (bien insatisfaisant) ou pire, la noyade dans le Styx – de prendre son temps et de lire le dépliant avec le texte d’introduction (voire d’initiation) de Benjamin Bianciotto. Ainsi, muni d’un vadémécum, il n’aura pas de mal à saisir le dessein et le propos du commissaire, entrera le mieux possible dans les différentes propositions des artistes.

Si, la plupart du temps, on s’éloigne des représentations classiques, ou simplement habituelles, du Diable, on reste bien du côté de l’archétype dans les premiers pas. Dans l’escalier, pour commencer, où Doctor Fabre vient à la rencontre, les cornes bien rouges, ainsi qu’au bout de la salle où l’on débouche, avec Piss Satan, d’Andres Serrano, et son rougeoiement sulfureux où se devine même la fourche (accessoire bien connu en été au bord des routes du Tour de France). Associé habituellement aux bas-fonds, aux profondeurs, aux abymes, Satan, le voici accroché très haut, l’invocation vient remplacer l’évocation, au bout d’un chemin en bois zigzaguant pour lequel les menuisiers ont eu à se démener, poursuivons l’image, comme de beaux diables.

Fabre et Serrano sont les artistes les plus connus, vivent les découvertes qui suivent, dans les techniques les plus diverses. Dans le dépliant, Benjamin Bianciotto, auteur d’une thèse en histoire de l’art sur les « Figures de Satan », l’exposition en est comme une mise en espace, a une phrase ou deux sur chacun(e) des artistes, sur leur contribution. On aura du mal en rendant compte de l’exposition à aller vers quelque chose de synthétique, à part d’insister sur le côté bien répandu du Diable, qui dès l’étymologie grecque est celui qui divise, désunit, détruit. Que de préfixes négatifs, alors qu’il n’est pas faux non plus de lui faire assumer un autre rôle, d’initiateur, de libérateur. De même, la diablesse, peu présente, étrangement absente, peut être femme méchante, acariâtre, ou petite fille turbulente et espiègle.

Satan is Real, Ragnar Kjartansson s’époumone à s’en faire le chantre, alors que la plupart des artistes obligent à y aller voir de plus près. Et l’aménagement, à tels endroits, exige même qu’on se penche sur les papiers, ailleurs les images restent plus directes, s’imposent avec de la force, de la persuasion. Les murs recouverts de papiers peints, l’un japonisant, d’Iris Van Dongen, l’autre carrément géométrique, suggérant l’Infinite Fall, d’Elodie Lesourd, s’avèrent des parenthèses entre lesquelles reposent par exemple les poupées de Gisèle Vienne, et un autre mur, au milieu, voit s’animer le feu, s’écouler l’eau et la lave d’un lac dégelé, de Gast Bouschet, de part et d’autre d’une peau de bouc peinte, l’animal est habituel des sabbats de sorcières.

Il appartient au visiteur d’approfondir telles étapes, à son choix, du parcours, de s’arrêter çà et là plus longtemps, peut-être à des choses moins spectaculaires, comme les encres de Chine de Jan Fabre, des masques qui conviennent à nos temps maussades, dont on suivra volontiers le commissaire dans son rapprochement du Sacrum, des vertèbres sacrées ou sacrales, et du Sacré justement. Si le titre de l’exposition relègue le Diable dans une grisaille anonyme, le voici qui célèbre le bas et le haut, réunit le corps et l’esprit. Et que dire des trois bouquets de fleurs, de Bianca Bondi, natures mortes sous cloche, pour quel salut luciférien qu’on peut imaginer adressé à l’autre versant de la vallée. L’ironie, de la sorte, ne devrait pas être la moindre compagne dans la visite de cette exposition, elle s’étale dans le regard.

L’Homme gris, une exposition qui se présente jusqu’au 31 janvier (si le diable de virus ne nous joue pas un mauvais tour de plus) comme une ample scène de théâtre, où le Malin endosse tant de rôles les uns à la suite des autres. La vie, si le visiteur y consent, en devient comme un songe, où le Tentateur fait se joindre définitivement le réel et l’imaginaire.

L’exposition collective L’Homme gris se tient au Casino d’art contemporain jusqu’au 31 décembre 2020

Lucien Kayser
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