Ce n’est pas qu’un renouveau en France. Ni seulement un succès. C’est un triomphe. Et même un « sacre », à en croire le titre du numéro de la très sérieuse revue Le Débat du printemps dernier. Et de quel triomphe s’agit-il, qui amène en France jusqu’à interpeller la sphère intellectuelle ? Par ses performances à la fois esthétiques, commerciales et désormais savantes, c’est celui, auquel on ne s’attendrait pas d’emblée… de la bande dessinée.
Pour rester dans un temps relativement court, voyons ainsi ce qu’elle nous a proposé dans l’Hexagone au cours des deux semaines précédant la rédaction de cet article. Phénomène d’édition hors norme, nous le verrons, le 37e album d’Astérix a été dévoilé jeudi 19 octobre, au lendemain de la parution du premier des vingt volumes d’une ambitieuse Histoire dessinée de la France. Auparavant, les Rencontres nationales de la BD se sont interrogées, les 5 et 6 octobre à Angoulême, sur le potentiel éducatif du « neuvième art », tandis que le festival Formula Bula a animé le temps d’un week-end, pour sa cinquième édition, l’Est parisien. Les fans de BD ont pu aussi trouver à l’affiche des salles de cinéma plusieurs films directement inspirés d’albums (Valérian et la Cité des mille planètes, Le Petit Spirou) ou visiter des expositions comme celles célébrant le scénariste d’Astérix René Goscinny, pour les quarante ans de sa mort. Enfin une couverture d’un album du petit Gaulois, Le Tour de Gaule, a atteint le prix record de 1,4 million d’euros lors d’une vente aux enchères, le 13 octobre à Drouot.
On a ici réuni tous les ingrédients ou presque du triomphe de la BD. À commencer par ses créations et ses succès commerciaux. Depuis une vingtaine d’années, la bande dessinée a en effet connu en France « l’expansion la plus spectaculaire de tous les secteurs du marché du livre », avec une progression supérieure à la moyenne, résume dans Le Débat Fabrice Piault, président de l’Association des critiques et journalistes de bande dessinée (ACBD), pour décrire « la naissance d’un marché »1.
Après une période de vaches maigres autour des années 1980, l’édition de BD est entrée à partir de 1995 dans une phase de quinze années de croissance ininterrompue : son « véritable âge d’or ». Avec le secteur jeunesse, c’est elle qui depuis tire le monde de l’édition. De 481 nouveautés en 1995, elle est passée à 4 888 en 2016, avec même un pic de 5 000 en 2012. Dans le même temps, le chiffre d’affaires du secteur a sextuplé, passant de 45 millions à plus de 260 millions d’euros.
Alors que les magazines de prépublication de BD, très présents dans l’après-guerre, ont presque tous disparu (à l’exception de Spirou et Fluide glacial), le secteur s’est réorganisé autour de l’édition de livres et d’albums, avec quatre piliers : les classiques, la fantasy (comme Lanfeust de Troy), les mangas et la BD alternative d’inspiration littéraire. Tant et si bien que les éditeurs ont développé en France le plus grand marché européen.
Deux chiffres comparés donneront une idée de la place conquise par la BD. Alors que l’écrivain le plus acheté en France, Guillaume Musso, peut vendre un roman jusqu’à 400 000 exemplaires, le dernier Astérix va bénéficier d’un tirage de deux millions en français. Traduit en seize langues, Astérix et la Transitalique doit même être imprimé au total à cinq millions, dont 1,7 million en allemand. Soit le plus gros tirage de l’édition française en 2017, tous genres confondus.
Il est vrai que les aventures du petit Gaulois sont la BD française la plus vendue dans le monde, avec 370 millions d’album depuis sa création en 1959 par René Goscinny et le dessinateur Albert Uderzo. La sortie mondiale du nouvel opus a été savamment orchestrée par l’éditeur Albert-René, filiale d’Hachette : l’idée est désormais d’établir tous les deux ans un rendez-vous régulier avec un nouvel album de cette icône du patrimoine culturel français. Astérix et la Transitalique, une course de chars à travers l’Italie, est le troisième de la série, après Astérix chez les Pictes puis Le Papyrus de César, à être réalisé par Jean-Yves Ferri (au scénario) et Didier Conrad (au dessin). Ils ont repris la série en 2013 après la décision d’Uderzo et d’Anne Goscinny (la fille de René) d’en confier le destin à d’autres auteurs.
Si ce « blockbuster » de l’édition BD est donc bien un phénomène hors norme, il n’est pas pour autant isolé. Autre succès commercial, le dernier album de Titeuf, À fond le slip ! (Glénat), sorti le 30 août, a été tiré à 500 000 exemplaires. Et autre reprise par de nouveaux auteurs, le marin poète Corto Maltese poursuit ses aventures plus de vingt ans après la mort de son créateur Hugo Pratt (1927-1995). Avec Equatoria (Casterman), publié le 27 septembre, c’est la deuxième aventure du héros romantique à être signée du tandem espagnol Juan Canales et Ruben Pellejero.
Autre signe qui ne trompe pas : la BD est bien devenue un art. Les ventes aux enchères en témoignent, comme les expositions en cours à Paris. Notamment celles consacrées au scénariste d’Astérix, mais aussi de Lucky Luke, du Petit Nicolas ou encore d’Iznogoud : René Goscinny. Au-delà du rire, au Musée d’art et d’histoire du judaïsme, jusqu’au 4 mars 2018, et Goscinny et le cinéma, à la Cinémathèque, jusqu’à la même date. La première n’est pas sur son œuvre proprement dite, mais sur l’homme et son parcours. Né en 1926 à Paris de parents émigrés juifs ukrainiens, on découvre qu’il n’a quasiment pas vécu en France avant 1951 : enfance heureuse en Argentine, débuts professionnels à New York… Il se sera forgé une vision quasi idyllique de la France, un peu mythique, qui transparaîtra dans Astérix. La deuxième exposition aborde de façon ludique l’activité cinématographique de Goscinny, qui a réalisé lui-même quatre films d’animation et de nombreux scénarios pour la télévision et le cinéma.
Une autre exposition accompagne depuis cet été la sortie du dernier film de Luc Besson, Valérian et la Cité des mille planètes. À la Cité des sciences et de l’industrie de la Villette, Valérian et Laureline en mission pour la Cité, jusqu’au 14 janvier 2018, redonne vie pour les jeunes générations à cette BD culte de science-fiction des années 1960-1970, créée par Pierre Christin (scénario) et Jean-Claude Mézières (dessin), un peu oubliée depuis lors. Les aventures intergalactiques et intertemporelles des deux jeunes héros y bénéficient d’une scénographie réussie, avec des planches agrandies et de belles couleurs.
Là où le « retour » de Valérian a du sens, c’est qu’il révèle la part de « business » que draine aujourd’hui la BD. Le film de Besson n’est autre que le plus gros budget de toute l’histoire du cinéma français, autour de 200 millions d’euros selon les sources. Et même s’il a été un échec commercial dans les salles américaines, s’il devrait rapporter moins qu’attendu, il en est néanmoins à ce stade à 230 millions d’euros de recettes à travers le monde, il est devenu le film français le plus vu en Chine, et doit encore sortir en salles au Japon. Avant les DVD.
Mais revenons-en à l’édition de BD proprement dite. D’une activité marginale et embryonnaire dans les années 1980, elle a constitué un marché désormais structuré, avec trois groupes qui pèsent un tiers du chiffre d’affaires et douze autres un autre tiers. Depuis 2015, une nouvelle phase de concentration est en cours, avec le rachat de Soleil par Delcourt, et de Casterman par Madrigall. Quant au groupe français La Martinière et au Belge Media Participations, fort d’un riche catalogue de BD (Lucky Luke, Largo Winch), ils viennent d’entrer en négociations exclusives en vue d’une fusion qui en ferait le numéro trois de l’édition française en général, derrière Hachette Livre et Editis. Cela n’empêche pas l’artisanat et la BD indépendante de poursuivre leur riche travail de création, par exemple avec L’Association qui a connu le premier grand succès de l’édition indépendante avec la parution, entre 2000 et 2003, des quatre albums Persépolis de Marjane Satrapi, qui les a elle-même adaptés au cinéma.
La face sombre de la multiplication des titres est que beaucoup d’auteurs en vivent mal, car il y a un phénomène de surproduction, le nombre de nouveautés ayant crû plus vite que les ventes. Selon une étude menée en 2014, 53 pour cent des auteurs déclaraient alors un revenu inférieur au Smic annuel brut et 36 pour cent étaient en dessous du seuil de pauvreté.
Si depuis 2010 le marché connaît une certaine crise de croissance, avec une stagnation mais à un niveau élevé, il est aussi entré dans une diversification enthousiasmante : l’amorce, puis le riche développement, d’un secteur de non fiction, autrement appelé BD du réel ou de reportage, pour servir de nouveaux domaines comme l’information, la sociologie ou encore l’histoire. Il y a eu plusieurs précurseurs, comme les dessinateurs Jacques Tardi, Joe Sacco ou Etienne Davodeau, puis la revue XXI a amorcé le mouvement avec de la BD documentaire, avant La Revue Dessinée qui depuis 2013 livre chaque trimestre un point de vue original sur l’actualité, en faisant travailler ensemble journalistes et dessinateurs. Un phénomène qui s’est même emballé l’an dernier avec la création de Topo (toujours l’actualité en BD, mais pour les 15-20 ans), Sociorama (l’apport du dessin aux enquêtes sociologiques), Groom, La Petite Bédéthèque des savoirs ou encore La Sagesse des mythes. De la presse magazine aux éditeurs plus classiques, en passant par des éditeurs jeunesse, « on en a vu défiler du monde depuis cinq ans ! », assure un des cofondateurs de La Revue dessinée, témoignant ainsi de l’attrait que suscite désormais le dessin dans l’édition. Grâce à sa capacité à transmettre des savoirs.
Déconstruire les mythes de l’histoire de France
L’Histoire dessinée de la Francecoéditée par La Découverte et La Revue dessinéenaît sous de bons auspices. La balade nationalevolume inaugural d’une collection qui en comptera 19 autrespropose en effet une narration réussieà la fois classique et très originale. Il s’agit en effet d’un Tour de Francecomme l’histoire du pays en a connu et en connaît beaucoupmais effectué par cinq personnages… historiques ! Prenant le parti d’une « liberté assez radicale d’anachronisme »les auteurs font voyager dans la France actuelle Jeanne d’ArcMolièreDumas (le seul général noir de Napoléonpère et grand-père des écrivains)l’historien Jules Michelet et Marie Curie. Ils sont en fait six… car ils transportent dans leur fourgonnette le cercueil de Pétainmais ce dernier n’en sortira pas du voyage.
Leur périple les conduit à s’interroger (et le lecteur avec) sur les origines de la Franceou plutôt ses débutscar l’objectif est de déconstruire les mythes et légendes d’une France immémoriale qui irait du temps des Gaulois aux rois capétiens en passant par le baptême de Clovis… Ainsi« la France n’a pas de date de naissance »son histoire « déborde largement le cadre métropolitain »car le pays « est inséparable du reste du monde » (« ça suffit ! »dit Pétain depuis son cercueil)les frontières ne sont pas « naturelles »la langue arabe est le troisième apport au français après l’anglais et l’italien… Et chacun de ces passages s’appuie sur les travaux savants les plus récentsréunis par l’historien Sylvain Veynaire.
Son tandem avec le dessinateur Etienne Davodeau est aussi une puissante réflexion sur le pouvoir des images et leur usage possibleparfois erroné. Le scénario permet ainsipar une pirouettede rater Vercingétorix de peuce qui signifie en fait qu’aucun document ne nous est parvenu pour savoir un tant soit peu à quoi il ressemblait. En ces temps troublésil s’agit pour les auteurs et les éditeurs de mener la bataille des idéesde s’ériger contre une histoire congeléefigéedéfensive« ne pas laisser la narration aux défenseurs du récit national »a expliqué Sylvie Veynaire lors d’une présentation du livre : « C’est un enjeu politiquecar l’histoire de France est dans le débat public depuis la création du ministère de l’identité nationale »qui dura de 2007 à 2010 sous la présidence de Nicolas Sarkozy. ed