Kulturfabrik

Ubu Roi

d'Lëtzebuerger Land vom 28.02.2002

«Peut-être serons-nous programmés génétiquement pour n'aller voir que des concerts de Boccelli sur le parking des Foires internationales à Luxembourg. . .» Les musiciens de Low Density Corporation, un des groupes de trip-hop luxembourgeois les plus en vue, rient jaune sur le site Internet de l'association de musiciens backline! (www.backline.lu). «Please support the Kulturfabrik (. . .) If ever this turns out to be insufficient, the bands and the fans and everyone who wants to support the Kufa will have to team up and organise protest marches, sit-in campaigns, support shows and happenings!,» estiment les militants de l'asbl. Carefree. «Ëtt sollen sech dausend Leitt (och bei schlechtem Wieder) matt vill Tamtam an Musek am Haff vun der Kufa eremfannen an do en Theater maachen deen een esoulaang net wärt vergiessen!» appelle un mail passé par le réseau écocréactriv. 

Les messages d'indignation et de solidarité affluent de toutes parts à Esch, du Luxembourg comme de l'étranger, et pourtant, depuis la fermeture, mercredi 20 février, par la commune, de tout le site de la Kulturfabrik, il est incroyablement calme sur le site, pas de manif, ni de sit-in, ni de blocages de la route de Luxembourg, comme jadis.

Sur le site déserté, comme mort, les employés vaquent à leurs activités. Depuis que le Conseil d'administration a décidé, lundi, de ne pas mettre les seize personnes du staff en chômage technique, le premier vent de panique est retombé, «nous avons plus de travail qu'en temps normal,» remarque Alice Ketter, cheville ouvrière de la Kufa, il y a la programmation future à faire, les dossiers administratifs à suivre, «et puis, pour nous, c'est important d'être solidaires, de pouvoir nous soutenir mutuellement». René Penning, programmateur musical, passait les dernières journées à guider les ingénieurs de la société spécialisée CSD à travers le bâtiment pour qu'ils puissent mettre en conformité les bâtiments entièrement rénovés avec la loi commodo/incommodo de 1999: extincteurs à accrocher partout, boîtes de premiers secours obligatoires, rangements des produits chimiques dans des endroits prévus etc. 

Si la demande d'autorisation d'exploitation date de décembre 1997 - presque un an avant la réouverture de la Kulturfabrik après travaux -, le dossier traînait durant tellement longtemps sur les bureaux de l'administration de l'environnement que depuis lors, tout a changé: nouvelle loi sur les établissements classés en juin 1999, nouveau responsable politique avec le secrétaire d'État libéral Eugène Berger en août de la même année, nouveau conseil communal eschois en 2000 et deux changements de direction à la Kulturfabrik. Donc, personne ne veut être ni responsable ni coupable,. «Je découvre le dossier» affirme Eugène Berger à la tribune de la Chambre des députés et accuse la ville d'Esch d'avoir déposé un dossier incomplet, a fortiori après l'entrée en vigueur de la nouvelle loi. Lydia Mutsch rétorque que les pièces manquantes n'ont jamais été réclamées auprès de la commune, et ce malgré plusieurs appels de la part de ses services auprès de l'administration pour savoir où le dossier en était.

Or, soudain, début février de cette année, tout s'est accéléré. Saisi par une plainte de la famille Péporté-Zens, voisins d'en face de la Kufa, pour tapage nocturne et nuisances sonores, le Parquet de Luxembourg enquête, découvre que l'autorisation d'exploitation n'a toujours pas été émise et adresse, le 7 février, une lettre à la commune d'Esch, propriétaire du site, la sommant d'en arrêter l'exploitation avec effet immédiat. La commune demande conseil à son avocat, qui, après être revenu de ses vacances de ski, estime le 20 février que la seule solution pour éviter les problèmes de responsabilité juridique en cas d'accident est de donner suite à la sommation du procureur. Un communiqué de presse fit le soir même part de la décision politique. Depuis lors, tout le monde s'en mêle mais personne ne veut en assumer la responsabilité.

«Nous sommes toujours en attente,» affirme René Penning. Le premier grand concert à faire les frais de la décision était celui d'Ozark Henry, accueilli spontanément, dans un geste de solidarité, par les collègues privés de Den Atelier à Luxembourg. Mais les concerts à venir, personne ne sait s'ils vont avoir lieu. Le Premier ministre Jean-Claude Juncker, qui avait encore participé à une table-ronde du woxx dans le café de la Kulturfabrik en janvier, promit vendredi dernier que le dossier pourrait être traité dans un délai minimal de trois semaines. Car même une fois les dossiers complets - les manquements essentiels sont une étude acoustique réalisée par un bureau agréé, celle qui fut jointe au dossier était faite par un bureau reconnu mais non agréé (!) -, il y a un délai de consultation publique de deux semaines au minimum à respecter. 

Jim Clemes, architecte, avec Christian Bauer, de la restauration du site en 1997-1998, rappelle qu'il n'y a pas de manquements sur le plan de la sécurité, que le site est par exemple équipé des sorties de secours nécessaires. Toute l'acoustique a été réalisée avec l'aide de Yaying Xu, qui travaille aussi pour la salle philharmonique avec Christian de Portzamparc, les isolations sont impeccables dans les salles de concerts et de répétitions des groupes. Le problème actuel émane surtout du bar, qui a été moins bien équipé car non prévu pour y organiser des concerts. Aussi, dans une approche de «rénovation douce», les architectes voulaient y sauvegarder le côté filigrane des grandes fenêtres. 

Apparemment, les plaintes étaient aussi dues aux concerts dans le bar. La commune est en train de vérifier si un double vitrage pourrait éventuellement suffire à mieux l'isoler et donc le mettre en conformité. Aussi bien les responsables administratifs que politiques - Eugène Berger promettait mardi à la Chambre d'en assurer le suivi personnellement - semblent aujourd'hui extrêmement engagés à faire oublier cet épisode qui a l'air bien ubuesque.

Car il ne faut pas oublier qu'il y a quatre ans encore, la Kufa était un squatt! Ancien abattoir datant des années 1930, elle fut investie en 1980 par Ed Maroldt et ses élèves qui s'appropriaient ainsi de l'espace pour produire des pièces de théâtre, elle fut la start-up des Frank Hoffmann, Christian Kmiotek, Claude Waringo, les frères Thiltges et autres créatifs qui comptent aujourd'hui au Luxembourg. Et de l'actuel président du Conseil d'administration, Michel Clees, qui, depuis la mise en place de la structure, gère toutes les crises successives la Kufa et se réjouit des messages de solidarité qu'il reçoit, mais regrette qu'«un petit gynéco comme moi» doit toujours gérer la Kulturfabrik, qu'il n'y ait pas de responsables ni en amont ni en aval. 

Alors, les journalistes, il les accueille entre deux consultations, se libère pour les réunions avec la commune ou le CA. Le ministère de la Culture a affirmé son engagement pour la survie de la Kulturfabrik, tout comme celui des Finances. «Moi, je crois que la Kufa sortira renforcée de cette épreuve, estime-t-il, la Kulturfabrik a sa place au Luxembourg, pour moi c'est notre Hyde-Park à nous, le seul endroit au Luxembourg où l'on puisse dire son opinion en toute liberté.» La devise du moment est: «ça passe ou ça casse». 

Car en fait, cette fermeture dite administrative n'est que la pointe de l'iceberg de difficultés et problèmes qui gangrènent la Kulturfabrik, qui vit très mal son institutionnalisation. Depuis le départ du deuxième directeur, Steve Karier, fin 2001, le conseil d'administration cherche un nouveau directeur ou une nouvelle directrice et organise des séminaires de brainstorming afin de motiver les troupes et définir les attentes et la programmation possibles. Mais comment attirer un dirigeant compétent et motivé sur un site qui traîne un trou financier de quelque 175 000 euros et n'a qu'un budget de fonctionnement de 446 200 euros sur une année, paritairement financé par l'État et la Ville? Financement qui a peu de chances d'être augmenté.

D'ailleurs, si, à la Chambre de députés, lors de l'interpellation sur la politique culturelle, mercredi, tout le monde était encore d'accord pour affirmer l'importance de la Kulturfabrik pour le paysage culturel national, on constate toujours une profonde injustice, une inégalité flagrante entre le subventionnement des cultures dites classiques - le livre, le théâtre (voir le chantier du théâtre municipal à Luxembourg avec ses dépassements budgétaires de plusieurs milliards de francs) et surtout les investissements en musique classique. Certes, ces dépenses sont toutes nécessaires et légitimes, que ce soient les conservatoires, la salle philharmonique, le soutien étatique de l'Orchestre philharmonique ou des Solistes européens. Mais pourquoi peut-on écouter du Mozart dans de bonnes conditions mais avoir une acoustique exécrable dans un hall polyvalent ou se voir fermer les portes de la Kulturfabrik sur le nez pour une question de formulaires administratifs mal remplis si on veut assister à un concert rock? Aimer les musiques acoustiques est-ce si «malpropre»?

Certes, le Parquet affirmera n'avoir agi qu'en suivant les règles et les lois adoptées par la Chambre des députés. Néanmoins, on ne peut se défaire du soupçon que la justice luxembourgeoise reste sélective, s'en prend aux espaces de libertés et non pas aux supermarchés, lycées, installations communales et aux autres deux mille et quelques bâtiments qui attendent encore leur mise en conformité et sont donc exploités dans l'illégalité la plus parfaite. N'aurait-on pas pu envoyer une mise en garde d'abord et leur laisser un mois pour se mettre en conformité? Pour la Kufa, un mois de manque à gagner constitue un sérieux problème de survie financière.

Comment un gouvernement qui affirme vouloir lutter contre l'alcoolisme, les toxicodépendances, l'émigration voire les suicides des jeunes, qui dit vouloir créer une «Université de Luxembourg» peut-il laisser arriver une telle fermeture absurde et ainsi émettre un signal symboliquement extrêmement violent envers ce public? Ce qui arrive à la Kulturfabrik, c'est comme si un jeune piercé, aux dreadlocks oranges et autres codes vestimentaires rebelles acceptait de se conformer aux modes de la société en allant chez le coiffeur et en s'habillant proprement, et ses parent ne verraient que les bords noirs qui sont restés sous ses ongles.

Ironie du sort: parallèlement à la fermeture de la Kulturfabrik, le maire de Luxembourg, Paul Helminger, annonça la venue des Scorpions, vieux rockeux sur la pente descendante depuis un bon moment, pour un concert gratuit lors du départ du Tour de France de Luxembourg-ville. De plus en plus, les hommes et femmes politiques choisissent d'investir dans de grands événements «offerts au peuple», voire les entrées joyeuses, les festivals culturels et autres Rock um Knuedler, financés à coups de centaines de milliers d'euros. Ces jours-là, que ce soit à Esch ou à Luxembourg, toutes les forces de police et d'organisation sont mobilisées, tout le monde doit s'amuser. Mais on peut détester Patricia Kaass ou Deep Purple et ne pas avoir le temps le week-end fixé par la ville. La liberté de la culture, c'est d'avoir le choix.

Pour plus d'informations: www.kulturfabrik.lu

josée hansen
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