e-Interview avec Jeff Seyler

Les fantômes de l'ère post-musicale

d'Lëtzebuerger Land vom 08.09.2005

De: À: Après cinq ans d'absence, pour cause d'études de ses membres, Fluyd a fait un retour très remarqué cet été, avec sa tournée de présentation du nouveau CD, Magma. Qu'est-ce qui a changé pour vous? Est-ce que vous êtes toujours le même groupe ou est-ce que vous avez ressenti quelque chose comme une césure depuis?De: À: Sur le plan personnel, nous avons tout simplement tous fait le saut de l'adolescence à la vie professionnelle. Cette expérience a changé notre approche par rapport à tout ce «cirque de la musique»: on n'est plus assez naïf pour espérer une percée internationale et on se demande  vraiment si cette hypothétique carrière internationale reste un objectif, à voir la stérilité, le manque de niveau et l'obsession de l'image de la scène. D'ailleurs on pourrait presque considérer notre nouveau disque et notre clip vidéo comme une crise de maturité, une réaction de rejet contre ce bizness international de la musique dans lequel les qualités artistiques et lyriques ne jouent plus aucun rôle. Afin d'attirer l'attention publique sur ce problème, nous voulions davantage faire parler de ce disque que de coutume. En plus, le Luxembourg est un des rares pays où on peut toujours faire sa musique sans contrat et sans label et quand même être considéré par les médias.  De: À: Est-ce que votre public est resté le même? Qui est-il?De: À: Nous avons la chance d'un public très éclectique, parce que nous existons depuis dix ans. Il se compose de gens qui nous suivent depuis la première minute et d'autres qui viennent de découvrir Fluyd. Ensemble, ils constituent un mélange très intéressant et nous procurent des réactions très diverses.De: À: Tu viens de parler des médias... creusons : Dans une des vos newsletters envoyées par mail, vous vous plaigniez que certaines radios généralistes refusaient de jouer vos chansons, jugées trop «fortes» ou «extrêmes». Vous appeliez vos fans à protester contre ces médias. Est-ce que cela a changé quelque chose? Et est-ce que vous imaginez des chansons de Fluyd jouées à 7h25, au réveil?  De: À: Nous avons demandé à nos fans de protester par e-mail contre la politique de programmation musicale de RTL Radio Lëtzebuerg et du DNR, mais en fait, cette action n'a rien changé. Ce qui a provoqué cette réaction de notre part est que les responsables de la programmation musicale des deux chaînes ont trouvé toutes les chansons de notre CD «trop fortes». Leur argument était texto qu'ils craignaient que les auditeurs seraient choqués en entendant des chansons de Fluyd. Ce qui nous a agacé, c'est qu'une seule personne puisse ainsi rendre, en un instant, un jugement sur un CD et prendre cette décision de ne pas jouer le disque pour tout le pays. Ils veulent protéger un auditeur fictif de quelque chose dont cette personne n'a peut-être même pas peur ! Et ce qui a encore fait grimper le niveau de notre agacement est le fait que ces deux chaînes de radio jouent sans hésiter des musiques tout aussi « fortes » de stars internationales. Nous leur avons d'ailleurs posé la question : « Mais pourquoi est-ce que vous jouez par exemple Papa Roach et pas Fluyd ? » Ce à quoi on nous répondit : « Oui, mais Papa Roach, c'est Papa Roach ! » Cette expérience prouve bien le peu d'estime que les grandes radios ont à l'encontre de la musique luxembourgeoise. Au lieu de soutenir des groupes nationaux, ils préfèrent jouer les musiques importées, qui ont fait leurs preuves à l'étranger. En courant ainsi derrière les tendances de l'étranger, la scène musicale luxembourgeoise aura du mal à évoluer. Les radios nationales devraient enfin prendre des risques en matière de politique musicale. Et, si notre musique «effraye» les auditeurs, il faudrait justement la jouer à 7h25 du matin, comme ça, les auditeurs se réveillent à temps pour aller travailler... D'ailleurs, RTL par exemple doit ses bons chiffres en termes de parts d'audience aux informations et certainement pas à sa programmation musicale – les mauvais chiffres de l'émission Musikexpress le prouvent!De: À: On peut aussi estimer que le fait que votre musique « fasse peur » ou « réveille » est aussi un bon signe, que cela prouve qu'elle a gardé une certaine force contestataire, non ? Vous définissez vous-même votre style comme rap'n'roll, dans votre communiqué de lancement, vous estimiez même être des « fantômes dans une ère post-musicale»... On vous sent bien pessimistes, non?De : À : Je ne dirais pas que nous sommes pessimistes, plutôt critiques, mais d'une façon tout à fait saine. Et cette façon de penser critique, nous voulons aussi la provoquer et la cultiver auprès de notre public. Je considère que nous sommes dans une ère post-musicale parce que le message de la musique s'est perdu. Aujourd'hui, la musique n'est plus qu'une saignée de publics-cibles ou un fond sonore pour pornos soft. Les jeunes se cherchent une identité et des idéaux dans les médias populaires mais sont réduits à consommer une jungle de bêtise. Que ceux qui considèrent mon approche comme trop romantique ou trop conservatrice essayent de regarder MTV ou Viva durant une heure : il faut beaucoup de chance pour voir ne serait-ce qu'un seul clip vidéo entre les publicités pour téléphones portables. Toutes ces choses qui nous mettent en rogne sont notre force motrice pour faire de la musique. Mais cette « thérapie » nous procure alors l'optimisme nécessaire. Mais parfois, je l'avoue, nous nous demandons si nous ne sommes pas simplement en train de vieillir et s'il ne se pourrait pas que tout n'est pas aussi grave que nous croyons... D'ailleurs j'aimerais bien savoir comme nos jeunes «victimes» :-) voient cela elles-mêmes.De: À: Voilà une critique bien virulente de la société du spectacle... Pourtant, vous y participez avec brio, Fluyd ayant un des shows scéniques les plus élaborés et les plus théâtraux du rock luxembourgeois. Ne serait-ce pas là un paradoxe?De: À: Bien sûr que, théoriquement, il s'agit là d'un paradoxe. Mon pseudonym «Jester», donc fou du roi, attire l'attention sur cette contradiction: nous critiquons l'industrie de la musique tout en en faisant partie. Mais nous sommes d'avis que c'est là la meilleure manière de critiquer efficacement et de manière constructive : de l'intérieur. On peut comparer cette approche à la politique: si je veux vraiment changer les choses sur le plan politique, je peux soit aller voter, soit participer en tant que membre actif d'un parti à la politique. Notre devise est qu'il faut combattre le feu par le feu: sur scène, en live, nous offrons un vrai freakshow avec une bonne portion d'autodérision. Nous voulons à la fois distraire le public musicalement et artistiquement, et en même temps le faire réfléchir. Donc aux gens de décider pour eux-mêmes ce qu'ils veulent retenir ou lire entre les lignes.De: À: Fluyd donne énormément de concerts en ce moment, vous avez fait beaucoup de festivals en plein air, comme e.a. le Terres Rouges à Esch-Alzette le week-end dernier, donc vous participez au marché de la musique, au music business, mais en même temps, une chanson comme Death of  the producer prouve encore une fois que vous abhorrez le système commercial de la musique pop-rock. Par quels moyens arrivez-vous, en tant qu'indépendants, à fonctionner, de la production des disques à la promotion? De: À: Sur le plan financier, nous sommes assez seuls. La Sacem nous a soutenus, et, grâce à quelques contacts de collègues, nous avons trouvé deux sponsors pour notre CD. Mais ce sponsoring couvre tout au plus un dixième des frais de production du disque. Ce qui veut dire que nous devons gagner le reste par la vente du disque et les gages que nous percevons pour nos concerts. De mon expérience, je peux vous garantir qu'en dix ans, nous n'avons jamais fait de bénéfice avec Fluyd. En plus, nous avons également financé les clips vidéo à nos frais. Bref, nous faisons vraiment de l'art pour l'art. Là où d'autres s'achètent une voiture, nous investissons dans notre musique. C'est pour cela que je réfute le mot «business» en relation avec Fluyd – techniquement, le terme pourrait sembler juste, mais en réalité, c'est absurde. Car du point de vue business, le cours de l'action Fluyd est plus bas que terre. Le marché luxembourgeois est tout simplement trop petit pour couvrir les frais d'une vraie, bonne production d'un CD. Mais nous le faisons surtout pour nous-même, et là, nous ne nous contentons pas de choses faites à moitié. Nous avions trouvé des producteurs, qui nous avaient offert les connections et soutiens nécessaires. Mais en contrepartie, ces gens voulaient avoir un droit de regard et voulaient prendre des décisions par rapport à notre musique. Ce qui, pour nous autres têtes de mule, était tout à fait inacceptable.De: À: Est-ce que, à vos yeux intransigeants, vous considérez alors que la scène musicale luxembourgeoise «vend son âme» en essayant de se professionnaliser?  De: À: Pour moi, il n'y a que deux sortes de musiciens: les uns, qui font exactement ce qu'ils veulent et les autres, qui, à l'opposé, font exactement ce que veulent des tiers. À mon avis, on vend son âme dès qu'on perd son intégrité. Donc on peut tout à fait être professionnel sans vendre son âme. Il n'y a rien à redire contre le fait de gagner de l'argent avec la musique.  Etre commercial n'est pas une honte, aussi longtemps que les musiciens restent fidèles à eux-mêmes. Au contraire, ce qui me rebute le plus est cette éternelle grande discussion autour de la musique dite « commerciale » de la part de gens qui se nimbent du label de la scène soi-disant underground. Tout simplement parce que n'importe quel groupe, qu'il se qualifie d'alternatif, de punk, de hardcore, de pop ou de rock, devient forcément commercial dès qu'il enregistre un CD. Même la plus grande des icônes de l'underground ne peut pas venir me raconter qu'elle enregistre un CD dans l'espoir que personne ne l'achète et que personne n'écoute sa musique. Nous sommes tous contents que notre CD se vend, que la radio  joue notre musique et que les gens l'apprécient. Il n'y a aucune honte à cela.De: À: Comment est-ce que Fluyd va évoluer, aussi bien musicalement (stylistiquement...) que commercialement? Si vous avez tous opté pour un autre emploi, la musique devient-elle un luxe ou un «hobby»?De: À: Nous avons eu la chance de jouer tous les grands festivals cette année, ce qui est bien sûr génial. Mais de l'autre côté, cela implique aussi que nous n'allons probablement plus être invités à ces mêmes festivals l'année prochaine. C'est un des problèmes d'un petit pays comme le Luxembourg : on est vite consommé, à force de jouer. Après la production d'un CD comme la nôtre, il faut faire attention de ne pas tomber dans un trou. Donc, nous nous sommes maintenant donnés comme mission de faire la promotion de Magma à l'étranger afin d'y décrocher aussi des dates de concert. En parallèle, nous nous réjouissons déjà de pouvoir travailler sur de nouvelles chansons. Donc, pour nous, la musique reste un hobby que nous vivons avec passion. Et ce aussi longtemps que personne ne s'y oppose... en nous offrant par exemple un con trat de disque qui ne nous impose aucun compromis. Tu vois donc que quelque part, nous sommes restés naïfs...Magma de Fluyd, en vente au prix de 15 euros chez les disquaires ou sur www.fluyd.lu, site sur lequel les prochaines dates de concert sont également annoncés.

 

 

josée hansen
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