Il y a des procès qui font date. Comme celui de Marie Besnard qui a été acquittée en 1961, faute de preuves, après son troisième passage en justice. Celle que l’on a surnommée la « Bonne Dame de Loudun » était accusée d’empoisonnements multiples et le photographe américain Nat Farbman a fait son portrait sur le banc des accusés lors de son premier procès en 1952. Farbman avait réalisé un reportage pour Life magazine, dont cette image emblématique d’une femme qui semble réagir aux accusations, avait gardé toute son actualité lorsqu’elle a été choisie par Edward Steichen pour faire partie de son exposition The Family of Man. Car en 1954, le deuxième procès de Marie Besnard venait d’avoir lieu, et Edward Steichen a associé cette image d’actualité au contexte bien connu par une bonne partie du public de l’époque, à son projet universaliste de la grande famille des hommes. Aujourd’hui, à l’occasion de la réouverture de la version restaurée de la Family of Man offerte par Steichen à l’État luxembourgeois, l’histoire de Marie Besnard semble bien loin et peu de personnes qui iront voir cette exposition emblématique de la politique de valorisation du patrimoine, devraient se rendre compte qu’ils ont face à eux l’image argentique d’une femme qui a été accusée de onze meurtres par empoisonnement. Mais l’étrange expression de Marie Besnard, debout entre deux gendarmes, qui semble toute aussi désespérée, qu’elle interroge le regard, est ce qui fait le punctum de cette image. Le détail qui dépasse le fait divers et qui rend cette photo lisible, sans pour autant que l’on connaisse les faits reprochés à l’accusée.
En intégrant cette image à son gigantesque essai photographique, Edward Steichen l’a sortie de son contexte et lui a attribué une fonction autre, plus émotionnelle et subjective, détachée de son information d’origine et, essentiellement, de son histoire. Aujourd’hui, l’image de Marie Besnard est aussi un exemple type de la façon dont Edward Steichen s’est servi des 503 images de 273 photographes dont la majorité étaient des professionnels et qui ne voyaient pas forcément leur travail dans la même perspective que le « Captain » Steichen. En 1975, Allan Sekula, critique et artiste contemporain, avait mis en exergue le pouvoir rédactionnel du curateur Steichen sur la masse des photos qu’il avait considéré dans son premier choix. Steichen, qui n’hésitait pas à recadrer des images pour les besoins de son montage narratif, n’en était pas à sa première expérience de manipulation par l’image. Pendant le conflit mondial, il a réalisé deux grandes expositions de propagande au MoMA, dont surtout la première, en 1942, intitulée Road to Victory, a eu une influence importante sur un public américain qu’il fallait réconforter dans l’idée d’une guerre qui restait à gagner.
L’affiche de l’exposition indiquait que cet ensemble visuel était « directed by Edward Steichen ». À cette époque, l’homme âgé de 63 ans avait déjà la réputation d’être un homme difficile. Son gendre Carl Sandburg va rédiger les textes d’une exposition qui n’était pas vraiment la bienvenue au musée d’art moderne new-yorkais. Le curateur de la photographie de l’époque, Beaumont Newhall, venait d’être incorporé aux services des armées et il voyait d’un mauvais œil la mise en scène propagandiste de Steichen. Celui-ci a repris ce poste dès 1947, où il a été à l’origine de 44 expositions, dont la dernière a été les Bitter Years, en 1962. Mais la conception visuelle de son chef d’œuvre, la Family of Man, n’a pas été construite ex nihilo. En 1942, pour Road to Victory, Edward Steichen s’était assuré les services de Herbert Bayer, ancien maître interdisciplinaire au Bauhaus, qui, après avoir collaboré avec les nazis, s’est vu diffamé comme artiste dégénéré à partir de 1937. Herbert Bayer a été l’architecte d’une exposition dont l’impact visuel fort associait des tirages photographiques monumentaux à des dispositions dynamiques d’agrandissements en noir et blanc dans un parcours du visiteur qui ne laissait aucun doute sur l’issue de la guerre.
L’architecture de Road to Victory doit aujourd’hui être considérée comme un modèle pour les expositions que Steichen a conçues par la suite. Dans une des salles de l’exposition de 1942 se trouvait le portrait que Dorothea Lange avait pris en 1938 d’un paysan regardant au loin, sur fond de ciel clair. Cette même photo a également été utilisée par Steichen pour le prologue des Bitter Years, exposée actuellement au Château d’Eau à Dudelange. Empruntée aux fonds gigantesque des archives gouvernementales (FSA), des années de crise aux États-Unis, cette photographie a été exposée deux fois dans de grandes narrations imaginées par Steichen. Et le « Captain » a superposé deux significations bien distinctes, dépendantes du contexte ambiant des expositions respectives, à cette image. En 1942, le sujet de la photo de Dorothea Lange s’était muté en paysan déterminé à braver toutes les agressions extérieures, alors qu’en 1962 il devient une icône de la droiture et de la dignité dans la pauvreté extrême des années trente.
1961, l’année de la retraite de Edward Steichen de son poste de curateur du département de la photographie du MoMA, a également été celle de la construction du mur de Berlin. Une année avant la fin de la tournée mondiale de la Family of Man, qui avait attiré plus de neuf millions de visiteurs, le Antikapitalistischer Schutzwall sera la marque la plus visible d’une rupture bien réelle de cette famille des hommes dont Steichen avait monté une utopie visuelle.
La « essential oneness of mankind troughout the world » en avait pris un coup. Et c’est également à partir de là que l’euphorie des premiers mois de l’exposition allait tourner en une critique plus sévère, alors que Steichen lui-même voyait dans le succès populaire de son exposition la preuve irréfutable que la photographie pouvait être un langage universel.