« La connerie humaine est incommensurable ». Ainsi tweete le lobbyiste fort-en-gueule Romain Schmit samedi matin. Le secrétaire général de la Fédération des artisans l’a mauvaise. Le gouvernement a voté la veille l’augmentation de 2,8 pour cent du salaire social minimum (SSM) au 1er janvier prochain. Après le vote du projet de loi 7719, déposé à la Chambre mardi par le ministre du Travail Dan Kersch (LSAP), le SSM passera de 2 141,99 à 2 201,93 euros par mois. Le Luxembourg conforte ainsi sa première place au classement des pays les plus généreux en la matière, devant l’Irlande et les Pays-Bas. 60 000 personnes touchent le salaire minimum, soit 14,6 pour cent des salariés du Luxembourg (fonctionnaires exclus). La proportion d’entre eux est la plus importante dans le secteur hébergement et restauration (46,2 pour cent). La branche commerce en regroupe le plus grand nombre avec 14 648 salariés, soit 24,2 pour cent de l’ensemble des personnes rémunérées au salaire social minimum. Des activités frappées fort par la crise.
Lors de la conférence de presse consécutive au conseil de gouvernement, le Premier ministre parle d’un « signal important », la preuve qu’on ne laisse personne de côté, surtout pas les plus faibles, les plus affectés par la crise sanitaire et économique. Xavier Bettel (DP) invoque des concepts qui se chevauchent « la cohésion sociale, fondamentale pour le vivre ensemble ». Le signe qu’il n’a pas complètement adopté la mesure ? Le libéral enchaîne sur la mise en place d’un instrument compensatoire, pour que les entreprises ne subissent pas une « double peine » (« duebel Belaaschtung »), moins de chiffre d’affaires et une hausse du salaire minimum. Le ministre des Classes moyennes, Lex Delles (DP), a donc déposé mardi son projet de loi, celui-là « relatif à une aide de compensation de l’augmentation du salaire social minimum dans le contexte de la pandémie de Covid-19 ». L’idée selon laquelle un nouveau projet de loi doit être immédiatement compensé par un autre paraît quelque peu contre-intuitive… Il est question là d’une prime unique de 500 euros par salarié pour les entreprises de secteurs dits « vulnérables » tels que l’horeca, le commerce de détail, l’événementiel ou la formation. Le patronat ne s’en satisfait (évidemment) pas.
Dans un communiqué au vitriol (et aux chiffres légèrement gonflés, comme le relèvent les syndicats ce mercredi), l’UEL s’offusque et rappelle que l’on vit « une crise économique sans précédent », que la situation est « exceptionnelle » par l’ampleur du marasme avec une chute de sept pour cent du PIB. Selon les calculs du lobby de lobbys de patrons, ladite hausse du SSM entraînera un surcoût direct total de plus de soixante millions d’euros pour les entreprises luxembourgeoises (54,3 millions selon le gouvernement), huit pour la seule horeca et quinze pour le commerce et le transport, des branches gravement impactées par la conjoncture. La hausse du coût salarial liée à l’augmentation du SSM perdura elle « bien au delà » des quelques mois que la compensation couvrira. D’autant plus qu’elle est destinée à quelques secteurs. La mesure « impacte la compétitivité de toutes les entreprises du pays », insiste l’UEL. Contacté, son futur président (à partir du 1er janvier), Michel Reckinger, souligne qu’une telle hausse est souvent reportée (de fait, pas de droit) sur l’ensemble de la grille de salaires. La surenchère porte atteinte à la compétitivité-prix des petites entreprises luxembourgeoises qui jouent des coudes avec celles de la Grande Région, où les salaires sont moindres.
Chemins courts Déviation
L’opportunité du déclenchement de l’augmentation du salaire minimum est la première pierre d’achoppement. Le Code du travail (article L.222-2) oblige le gouvernement à soumettre tous les deux ans « un rapport sur l’évolution des conditions économiques générales et des revenus, accompagné, le cas échéant, d’un projet de loi portant relèvement du niveau du salaire social minimum ». Or ledit rapport se base sur des agrégats économiques quelque peu datés et des « arguments peu convaincants », termes de Jean-Paul Olinger (directeur de l’UEL), quant à l’opportunité de réévaluer le SSM. Le salaire social minimum a été relevé à trois occasions entre 2018 et 2019. De 2,5 pour cent au 1er août 2018, suite au déclenchement du mécanisme de l’indexation automatique. De 1,1 pour cent au 1er janvier 2019 avec la revalorisation du salaire social minimum (« en vertu du retard accumulé sur l’évolution générale des salaires de 2016 et de 2017 »)… à laquelle il faut ajouter 100 euros prévus dans l’accord de coalition.
Ironie du sort, l’email de l’UEL a atterri vendredi dans les rédactions en même temps que celui émanant du ministère des Finances détaillant la dégradation des comptes publics. « Au 31 octobre 2020, le solde de l’Administration centrale s’élève à
-2,2 milliards d’euros, ce qui équivaut à une dégradation de trois milliards d’euros par rapport à octobre 2019 », écrit la rue de la Congrégation. Plus de dix pour cent des recettes fiscales manquaient à l’État par rapport à l’année précédente au même moment. Le plus gros manque à gagner s’établit dans le poste de l’impôt sur les sociétés (IRC) avec plus de 500 millions d’euros de trou en comparaison à l’an passé où deux milliards avaient déjà été récoltés (soit moins 25 pour cent). 229 millions d’euros des moins-values tiennent à des annulations des avances et à des délais de paiement. S’ajoutent maintenant les coûts (marginalement limités pour l’État) des mesures décidées la semaine passée. Concernant la prime unique de 500 euros, deux tiers des 60 à 70 000 salariés des secteurs identifiés comme vulnérables perçoivent, selon l’estimation gouvernementale, une rémunération située entre le SSM et le SSM qualifié. Le budget de la mesure s’élève à vingt millions d’euros. L’incidence financière de l’augmentation du SSM s’établit entre deux et quarante millions de surcoût pour le fonds pour l’emploi, chiffre dépendant du nombre de personnes reversées au chômage partiel.
Les patrons pointent du doigt le paradoxe à sauver les entreprises à grands renforts financiers, aux dépens des finances publiques, pour leur mettre ensuite des bâtons dans les roues. L’UEL savait que le ministère du Travail planchait sur la réévaluation du SSM et a tenté pendant une dizaine de jours de s’immiscer dans la démarche, notamment à l’appel de la « base », vent debout contre le mécanisme dans ce contexte. Les patrons ont travaillé sur des alternatives, comme un taux moindre ou la remise d’un chèque. En vain. Le dialogue social n’est pas envisagé dans cette démarche. Lors d’un débat budgétaire organisé mardi par la fondation Idea, think tank lié à la Chambre de commerce, l’iconoclaste Michel-Edouard Ruben se restreint à voir dans la mesure un signal positif, révélateur de la volonté de donner du pouvoir d’achat à des gens dont la propension à consommer est élevée, ce qui aidera à la relance. L’économiste inscrit l’augmentation du SSM dans la posture du gouvernement depuis mars qu’il qualifie de « socialisme pandémique », avec l’État comme assureur en dernier ressort (sans forcément y voir un problème sinon que de ne pas aller au bout de la démarche).
Signé Dan Kersch
« C’est une mesure éminemment politique », clament en chœur les patrons, notamment l’ancien directeur de l’UEL Jean-Jacques Rommes lors de ce débat Idea. La pesanteur socialiste s’est accentuée au sein du gouvernement en marge du départ début 2019 d’Etienne Schneider (LSAP), davantage pro-entrepreneuriat que son successeur à la vice-présidence du gouvernement, Dan Kersch. « On sait wien d’Box unhuet dans le gouvernement », peste Michel Reckinger. Le centre de gravité politique s’est déplacé au Sud. Mais l’opportunité politique, quelle est-elle en termes électoraux ? La mesure touchera très concrètement 13 400 résidents du canton d’Esch-sur-Alzette, bastion de Dan Kersch (Mondercange). Le rapport remis aux députés révèle que les salariés rémunérés « au voisinage du SSM », sont pour 55,5 pour cent des résidents au Luxembourg (soit 33 584 salariés). Le canton Esch-sur Alzette est le plus représenté : 35,5 pour cent de l’ensemble de ces salariés y résident, contre 19,6 pour cent sur le territoire du canton de Luxembourg.
Dan Kersch n’a pas claironné la paternité de l’augmentation du salaire minimum. Il n’y a pas eu de packaging pour la monétiser politiquement. Xavier Bettel lui a coupé l’herbe sous le pied en présentant (assez brièvement d’ailleurs) les décisions après le conseil de gouvernement. Dans les jours qui ont suivi, personne, au ministère d’État ou au ministère de l’Économie (où l’on nous a renvoyé), n’a souhaité commenter. Le socialiste Kersch explique au Land que la réévaluation du SSM semblait « une pure évidence (…) pour éviter que ne s’écartent encore les ciseaux de l’inégalité » et pour aller vers une plus grande cohésion sociale, donc. (Le Statec constate cette semaine justement « une polarisation croissante de l’emploi salarié ».) Le ministre socialiste considère même le mécanisme comme un « automatisme, même si la loi est un peu floue ». Interrogé sur d’éventuelles dissensions au sein du gouvernement (un « Knirschen im Regierungsgebälk » pour reprendre un titre dans le Wort samedi), et notamment au sujet de la réévaluation du SSM, Dan Kersch concède tout au plus « des discussions ». D’aucuns soulèvent le principe d’équité de la mesure, d’autres considèrent « l’argument économique, est-ce que le moment est-bien choisi ? », raconte-t-il. Voilà pourquoi, dit Dan Kersch, la prime unique des 500 euros a été portée par le gouvernement (en la personne de Lex Delles) à la Chambre. Celle-ci votera a priori les deux projets de lois puisque les partis se sont entendu sur un équilibre précaire. Le Wort parle de « mariage de convenance ».
À l’UEL, Michel Reckinger s’inquiète de ce qu’il perçoit comme du clientélisme aux dépens de l’économie nationale sur le long terme. Jean-Paul Olinger relève lui que « les frontières politiques deviennent moins floues, que le pragmatisme s’évapore. Et les chemins courts… on n’en parle plus du tout aujourd’hui. » Le décor des discussions tripartites pour le Comité permanent pour le travail et l’emploi est ainsi planté. Celles-ci doivent guider le gouvernement dans sa réforme du droit du travail, notamment pour ce qui concerne les plans sociaux ou de maintien dans l’emploi, des paramètres décisifs au sortir d’une crise, mais aussi dans le cadre du basculement vers le digital. Dan Kersch prévient tout de suite : « Le CPTE est un organe où l’on discute, où l’on rapproche les positions. La décision est prise par le conseil de gouvernement. »