Le CNL et l’Université du Luxembourg recherchent sur la littérature luxembourgeoise avec vigueur et sérieux. Leur but : découvrir, décrire, comprendre et faire avancer l’écriture grand-ducale

Vill Schréck iwwer de Lëtzebuerger Parnassus

d'Lëtzebuerger Land vom 21.10.2016

Claude D. Conter s’emporte facilement lorsqu’il s’agit de parler de la littérature luxembourgeoise et de tout ce que le Centre national de littérature fait pour la connaître, la décrire, la comprendre ou la promouvoir. Il préside avec beaucoup de verve aux destinées du Literaturarchiv depuis quatre ans, lorsqu’il a pris la succession de la plus discrète Germaine Goetzinger, a ouvert le CNL il y a vingt ans. Lorsqu’il présente de nouvelles publications, au ministère de la Culture et en présence du secrétaire d’État, Guy Arendt (DP), comme ce fut le cas le 30 septembre, Claude D. Conter pourrait presque faire un prix au kilo : la revue bisannuelle Fundstücke – Trouvailles numéro 2/2016 fait 400 pages et réunit textes littéraire de création et analyses scientifiques écrits par une cinquantaine d’auteurs. Le nouveau tome de la Lëtzebuerger Bibliothéik, versions annotées d’œuvres classiques de la littérature autochtone, est consacré à la comédie Le duc de Saint-Firmont de Félix Servais, commentée par Ludivine Jehin. Et par la même occasion, le CNL a présenté le concept des dossiers pédagogiques, qui proposent de manière concise et vivante des textes de la littérature luxembourgeoise pour les enseignants de l’enseignement secondaire, avec extraits lus par l’auteur, interprétation des textes etc., afin de faciliter l’enseignement de la littérature autochtone en classe. Le premier dossier pédagogique, réalisé avec le soutien du Script du ministère de l’Éducation nationale, est consacré au texte Theater de Guy Helminger.

Le Centre national de littérature publie beaucoup, réalise de grandes expositions thématiques – sur les auteurs et le voyage, sur la littérature durant la Première Guerre Mondiale, sur ses propres fonds ou les objets personnels des auteurs (à venir) –, collectionne et exploite des fonds d’auteurs (notamment des dons et legs par les auteurs eux-mêmes ou leurs héritiers), catalogue les textes écrits par et sur les écrivains luxembourgeois, tient un registre appelé Lëtzebuerger Autorenlexikon de tous ceux qui écrivent ou écrivaient au grand-duché (il y en a désormais 1 200 ; en deux ans, 75 nouveaux articles ont été écrits pour ce lexique…), organise des lectures et des rencontres avec les auteurs, ses collaborateurs (cinq conservateurs et trois collaborateurs scientifiques, plus quelques enseignants du secondaire détachés) écrivent des textes scientifiques pour leurs propres publications ou pour celles d’autres éditeurs, ils encadrent des doctorants et d’autres chercheurs, et Claude D. Conter vulgarise dans la presse et promeut la littérature à la radio… Autant d’enthousiasme est contagieux.

Mais Claude D. Conter n’aime pas le mot de « professionnalisation » de la recherche littéraire au Luxembourg : Félix Thyes, dit-il, était tout à fait juste et dans la mouvance de l’analyse littéraire de l’époque avec son Essai sur la poésie luxembourgeoise en 1854. Puis il y a eu les Nikolaus Welter, Fernand Hoffmann ou Rosemarie Kieffer vers la fin du XXe siècle, suivi par les pionniers comme Germaine Goetzinger, Gast Mannes, Cornel Meder, Fernand Muller ou Frank Wilhelm – des prédécesseurs dont il souligne les mérites dans la recherche scientifique sur la littérature autochtone. « Avant toute chose, estime Claude D. Conter, accéder à la connaissance sur une œuvre, une mouvance littéraire ou une biographie présuppose toujours une bonne portion de curiosité. » Pour lui, cette connaissance ne s’acquiert que par étapes : l’Autorenlexikon était de la « recherche fondamentale » : faire le relevé de l’existant, le classer, le décrire. Puis viendra un Werklexikon, un dictionnaire des œuvres d’importance, prochaine étape envisagée par Claude D. Conter. Et son but ultime, qu’il espère pouvoir réaliser avant l’âge de la retraite et qu’il désigne comme la « catégorie reine », serait de pouvoir écrire, en collaboration avec les autres chercheurs, une histoire de la littérature luxembourgeoise. « Mais actuellement, nous avons encore trop de lacunes dans ce que nous savons », constate-t-il. La période la mieux connue étant celle des années 1920-40, entre les deux Guerres Mondiales, d’autres, comme la fin du XIXe siècle-le début du XXe, les années 1940 ou les années 1970 et leurs avant-gardes n’étant encore que fragmentaires dans les recherches. Le CNL compte y remédier avec des recherches ponctuelles ou en y consacrant des expositions thématiques, qui permettent toujours de se concentrer sur ce thème durant plusieurs mois, voire années de recherches plus intensives.

À une quarantaine de kilomètres de Mersch, dans la flambant neuve Maison des sciences humaines de l’Université du Luxembourg à Belval, Jeanne E. Glesener et Ian de Toffoli ont des ambitions comparables, même si leur recherche est plus récente. Jeanne E. Glesener est depuis 2009 assistante professeure en littérature luxembourgeoise, responsable de l’Institut de langue et de littératures luxembourgeoises de l’unité de recherche Ipse (Identités, politiques, sociétés, espaces) ; Ian de Toffoli y est assistant chercheur. Son approche à elle : la littérature comparée. C’est non seulement ce qu’elle a étudié, mais c’est aussi une profonde conviction : pour comprendre l’évolution de la littérature luxembourgeoise, le plus efficace est de la comparer – à d’autres littératures, d’autres pays, mais pourquoi pas aussi d’autres époques (la spécialité de Ian de Toffoli). Regrettant que la littérature autochtone soit si souvent stigmatisée comme étant à la traîne par rapport à ce qui se fait à l’étranger ou vue comme « déficitaire », elle veut emprunter de nouveaux chemins pour la comprendre et l’analyser. Notamment celle de la comparer à ce qui est comparable, c’est-à-dire des littératures écrites dans les pays multilingues. Comme la Finlande par exemple, où les écrivains utilisent aussi le russe ou le suédois. Ou l’Estonie, longtemps dominée par les barons allemands, puis la culture russe, et où l’estonien a du mal à percer comme langue littéraire. Elle utilise donc des concepts pour lesquels des théories ont été développées dans la recherche littéraire internationale, comme l’asymétrie par exemple. Ian de Toffoli, lui, voyage beaucoup en ce moment pour participer à des colloques sur les « petites littératures » ou les « petites langues » ou encore sur les littératures de migration, comme récemment à Prague ou à Madrid. Leur but : faire exister la littérature luxembourgeoise dans les réseaux et publications scientifiques internationaux, où son absence jusqu’à présent n’a rien à voir, de cela ils sont persuadés, avec un quelconque critère de qualité, mais avec un manque de relais scientifiques. « Il n’y a pas les mêmes structures de pouvoir derrière », le résume, lucide, Jeanne E. Glesener. Le travail de son laboratoire doit y remédier.

« Nous devons nous éloigner de cette idée d’un canon esthétique ou de valeur littéraire », affirme Jeanne E. Glesener, qu’il ne faut pas limiter l’acception de la littérature à une sorte de chef d’œuvre définitif. Pour elle et ses collaborateurs, une œuvre peut aussi avoir des failles, mais être intéressante pour sa structure narrative, pour sa langue ou pour son histoire. « Nous nous intéressons aussi à certains phénomènes littéraires, où la qualité passe alors au second plan, souligne pour sa part Ian de Toffoli. Je n’hésite pas à discuter les faiblesses des pièces de Dicks (XIXe siècle) en classe par exemple, qui sont vaudevillesques dans leur structures, mais qui comptent historiquement par l’emploi de la langue luxembourgeoise. » Jeanne E. Glesener par contre cite Schacko Klak de Roger Manderscheid (1988), fondatrice, de par sa narratologie complexe, d’une nouvelle littérature luxembourgeoise – et dont s’inspirent, voire que continuent, des auteurs comme Jean Portante ou Jhemp Hoscheit. « Les auteurs se lisent mutuellement, constate Jeanne E. Glesener, et ils continuent sur le chemin emprunté par un aîné ». Donc même si les chiffres de vente des romans autochtones restent modestes (entre 500 et 1 000 exemplaires, selon la popularité de l’auteur), la recherche littéraire sort ces auteurs de l’anonymat et prouve leurs qualités. C’est un énorme pas en avant pour la scène, dont d’autres disciplines, notamment les arts plastiques, ne peuvent que rêver.

Alors peut-être que dans vingt ou trente ans, le CNL et l’Uni.lu, qui affirment chacun de son côté leur bonne collaboration, aussi bien du côté institutionnel – Mersch a les fonds, le matériel, essentiel pour la recherche, Belval les réseaux universitaires internationaux –, que du côté personnel – les chercheurs de l’Université écrivent dans les publications du CNL, ceux de Mersch sont invités aux colloques de l’Université –, peut-être qu’un jour, ils écriront ensemble cette grande histoire de la littérature luxembourgeoise. Où on apprendra que, bien que méconnue par les lecteurs luxembourgeois, elle regorge d’œuvres importantes et est qualitativement comparable à ce qui se fait ailleurs. Non seulement en France ou en Allemagne, les pays traditionnellement invoqués dans toute étude comparative jusqu’à présent, mais par rapport aux pays d’Europe centrale par exemple, voire au-delà. Ce serait une avancée autrement plus importante pour la survie de et la confiance en la langue luxembourgeoise qu’une pétition électronique sur son statut.

josée hansen
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