Des juges mués en critiques d’art, décidant ce qu’il en est d’une création en mal de paramètres

Turbulences judiciaires
pour un art désorienté

d'Lëtzebuerger Land du 05.08.2022

Voilà notre Landerneau grand-ducal, artistique comme judiciaire, fixé : on se retrouvera le 5 septembre dans une salle d’audience du Saint-Esprit, et cela fera du bruit, bien inversement proportionnel à l’objet, vous vous rappelez, un tableau primé à la biennale de Strassen où une photographe singapourienne a reconnu une trop grande proximité avec l’une de ses propres œuvres. Violation de propriété intellectuelle, plus banalement plagiat ? On plaidera, cela va faire du bruit, rien qu’avec la faconde du ténor du barreau qui s’est offert pour la défense de celui qu’il juge un grand espoir de notre art. En passant, la petite ville bretonne doit sa réputation à une pièce de théâtre, fin 18e, où un marin qu’on croyait noyé réapparaît au grand dam des héritiers : Cela va faire du bruit…

La défense se fera forte de ce qu’en histoire de l’art on se pose toujours par rapport à ce qui précède, seulement, on le fait en s’opposant. Elle pourra en outre s’appuyer sur tels jugements, relaxe pure et simple pour Martin Eder par exemple, qui avait trouvé online et pris l’image d’un cerisier en fleurs. Mais il l’a fait dans le dessein d’accentuer un côté affreusement kitsch. De même, la pauvre Joconde est victime sans arrêt, de Duchamp à Banksy, des pires offenses, des plus grossières atteintes. Impunément bien sûr. Cela s’appelle de la parodie, ah, si notre artiste était allé jusque-là, avait eu cette intention et ce talent. Prenez encore le pastiche, ces pétillants hommages de Patrick Rambaud à Marguerite Duraille, alias Duras.

En face de la relaxe d’Eder, les condamnations, au moins trois, de Jeff Koons pour contrefaçon, avec de fortes indemnités, plus élevées même en appel, pas moins de 190 000 euros dans l’affaire du « cochon Naf-Naf ». Oui, tout se joue dans l’esprit des juges, dans une distance qu’ils décèlent ou non de l’original à la copie. Et il n’a servi à rien à Koons de plaider l’appropriation coutumière en art. Il est vrai que l’auteur est une invention somme toute récente, datant d’un peu plus de deux siècles, née d’ailleurs avec les premiers musées. Et dans l’art contemporain la paternité court bien le risque de s’effiler de nouveau.

Maurizio Cattelan a été toutefois relaxé tout récemment dans le procès intenté par Daniel Druet. Le premier a livré l’idée ou le concept, un dessin même pour les sculptures, le second, habile de ses mains au musée Grévin, le savoir-faire. A qui attribuer la paternité des œuvres ? Le tribunal parisien s’en est tiré par une pirouette, Druet n’ayant pas intenté la procédure à l’origine contre Cattelan mais contre son galeriste et la Monnaie de Paris (lieu de l’exposition), il a jugé « Druet irrecevable en toutes ses demandes en contrefaçon de droits d’auteur ». Hélas, le jury de Strassen s’était laissé séduire par tant ou trop de « lisseté »  (tant pis si le mot n’existe pas, c’est qu’il n’est pas non plus approprié à l’art).

Avec le romantisme et la libération de l’individu de toutes sortes d’enfermement, l’auteur s’est vu reconnu comme créateur. Dans la foulée de l’autonomie de l’art. Les deux auraient-ils fait leur temps ? Dès les années 70, 80, le critique américain Douglas Crimp a poussé on ne peut plus loin la notion d’appropriation, des artistes comme Sherrie Levine ou Elaine Sturtevant s’en sont servies pour s’en prendre à la domination patriarcale dans l’art, plus largement au statut même d’auteur. D’un coup, les qualités d’authenticité, d’originalité, si prisées, furent mises de côté. On cite volontiers Richard Pettibone répondant à une journaliste de la FAZ au sujet de Warhol, « je suis un artisan soigneux, lui est un bâcleur ».

Retour à Kassel pour finir, à la Documenta-fifteen, pas pour les raisons que vous pensez peut-être. Non, pour l’absence d’œuvres, de ce qui fait le bonheur des galeristes, des collectionneurs, du marché de l’art. Et la fierté des artistes quand au bout le mot français d’œuvre change de genre, passe au masculin pour dire un ensemble. A Kassel, il n’y a guère plus que des procédés, des processus, des productions ; et les créateurs on fait place aux collectifs, de préférence en relation avec le public. D’où également cette dissolution ou même absence de responsabilité pour tels contenus condamnables. Et là-dessus se greffe en plus un changement radical de perspective, du nord au sud. Avec la perte hégémonique que d’aucuns regretteront de l’homme blanc, en matière d’art de la vision américano-européenne. Pour une autre appropriation, une réappropriation plutôt, de ceux qui se sont trouvé longtemps dominés, colonisés. Dépossédés de leur identité même, et que le pendule aujourd’hui ait des oscillations fortes dans l’autre sens, quoi d’étonnant ?.

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Lucien Kayser
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