Rencontres de feu

d'Lëtzebuerger Land du 22.07.2022

À quelques minutes du centre-ville d’Arles, un incendie fait rage. Cinq Canadairs sont dépêchés, 250 pompiers sont sur la brèche. La banlieue arlésienne est évacuée. Les festivaliers venus pour les Rencontres de la Photographie logeant en bordure de la ville cherchent déjà refuge auprès de connaissances pouvant les dépanner, au cas où. En ville, plus d’électricité, plus de wifi, plus d’écran.

Dans l’Eglise des Trinitaires, deux immenses boîtes sont devenues noires. Depuis le début des Rencontres, on y projetait d’un côté des palmiers qui brûlaient, de l’autre des palmiers qui sombraient dans une rivière, dans un décor de jungle. Une vision cauchemardesque sous forme d’installation monumentale, à la beauté fascinante. Phoenix de Noémie Goudal est une des plus puissantes expositions du festival, une installation immersive traitant de la paléoclimatologie, c’est-à-dire l’étude des climats passés sur des temps géologiques. Illusions d’optique créées dans la nature et faites de papier, ces deux vidéos (Below the Deep South et Inhale, Exhale ), aussi captivantes qu’addictives, sont le clou de l’exposition de l’artiste française, projetant une ambiance apocalyptique dans cet ancien lieu sacré. Dans le travail de Noémie Goudal, cette nature fragile et fantasmée prend diverses formes, telles ces images de palmeraies faites de bandeaux laissant apparaître la véritable nature dans les interstices, et re-photographiées. L’accrochage sur des grilles en acier ajoute une couche fantastique à ce travail remarquable, mettant en parallèle le temps long, de la Terre, avec le temps de l’Homme, beaucoup plus court, qui mérite d’être vu.

L’écho de l’urgence climatique est également au cœur du travail de Seif Kousmate, l’un des dix artistes sélectionnés pour le Prix Découverte. Dans son projet Waha ( oasis  en arabe), l’artiste marocain, ingénieur de formation, asperge d’acide ses paysages de palmeraies, y ajoute des reliquats de la flore locale ou encore propose l’intervention d’un poète directement sur l’image. L’exploration des possibilités plastiques de la photographie qui en résulte est saisissante, profondément lyrique tout en étant engagée, et permet de mieux appréhender ces oasis marocaines à l’agonie, surexploitées et dévastées par des sécheresses récurrentes, et in fine désertées par les nouvelles générations.

La multiplicité et la qualité intrinsèque des propositions rassemblées sous ce Prix Découverte en font peut-être l’exposition (de groupe) la plus intéressante de ces 53e Rencontres. Si Rahim Fortune (le lauréat du prix du jury) est déjà relativement connu depuis la sélection de son magnifique livre intimiste I Can’t Stand to See You Cry lors du prix Aperture / Paris Photo en novembre dernier, avec comme thème central le retour au chevet d’un père souffrant dans son Texas natal, ce n’est pas forcément le cas des autres artistes nommés. L’un de nos coups de cœur va à Daniel Jack Lyons, californien issu du champ de l’anthropologie sociale, et auteur de quelques-unes des plus belles images qu’on ait pu voir à Arles cette année. Son projet Like A River se penche sur une communauté de jeunes LGBTQ marginalisés, le long de la rivière Tupana, au cœur de l’Amazonie brésilienne. Loin des clichés, Daniel propose un portrait tout en douceur de ces jeunes aux identités multiples, entre espoirs et désillusions. Un travail sensible sur une population qu’on n’imagine pas forcément au cœur de cette jungle inhospitalière.

L’autre travail marquant de cette sélection brillamment curatée par Taous Dahmani dans l’Église des Frères Prêcheurs est le poignant I Have Done Nothing Wrong de Mika Sperling, lauréate du prix du public. A travers une installation déchirante, la jeune artiste germano-russe se met à nu et révèle au monde son histoire incestueuse. On y voit notamment des photos de famille où la silhouette de son grand-père a disparu, découpée, ou d’autres dont on n’aperçoit que le dos blanc, mais où la description textuelle accompagnant la non-image suffit. On comprend ces sentiments de douleur, de honte habitant les victimes de tels crimes. Le titre, affreusement évocateur et polysémique, révèle à la fois la voix d’une enfant confuse et les paroles d’un grand-père en déni.

Une des évidences du parcours proposé par Christoph Wiesner cette année est cette emphase sur les femmes photographes. Si le grand public connaît peut-être l’Américaine Lee Miller, c’est surtout du côté de l’exposition fleuve Une Avant-garde Féministe qu’on se tournera pour déceler quelques joyaux débusquant les stéréotypes. L’accrochage a lieu au sein de la Mécanique Générale, écho au lieu où s’est déroulée en 2021 l’exposition consacrée à la masculinité. Les quelques 200 œuvres présentées, abordant la construction de la féminité dans les années 1970, dénonçant des inégalités structurelles et prônant un féminisme pluriel, proviennent de la collection viennoise Verbund, construite sur un point de vue européen (mais comprenant des artistes du monde entier, dont la très bankable Cindy Sherman) via une recherche intensive permettant de constater que cette production existait bien à l’époque, mais était clairement sous-représentée.

L’exposition réunit les œuvres de plus de 70 femmes prenant l’appareil photo comme une arme, parfois via des pratiques performatives, avec comme citation fondatrice ces mots célèbres de Simone de Beauvoir : « On ne naît pas femme, on le devient ». L’exposition est divisée en cinq thèmes abordant : la réduction des femmes aux fonctions d’épouse, mère et ménagère ; le sentiment d’enfermement qui en résulte ; la remise en cause des diktats de la beauté et des représentations du corps féminin ; l’exploration de la sexualité féminine (on retiendra l’image du nid d’oiseau posé sur le bas ventre de Birgit Jürgenssen) ; et, presque en conclusion, l’affirmation de leurs multiples rôles et identités (avec comme thématique récurrente la représentation d’une sensation d’étouffement et de l’espoir de s’en libérer, superbement illustrée par l’œuvre Tentative pour sortir du cadre à visage découvert d’Orlan).

Ce manifeste contre le sexisme et les inégalités de genre entre en résonance avec des travaux plus récents, comme ceux de Sandra Brewster, artiste canadienne réalisant des portraits flous (la série s’appelle Blur ) en très grand format, imprimés imparfaitement à même le mur via une technique de transfert au gel nécessitant un frottage. Ces portraits flous fonctionnent comme des métaphores du changement et du mouvement, et évoquent la multiplicité et la fluidité de nos identités. Ancienne sociologue, l’artiste norvégienne d’origine nigériane Frida Orupabo travaille sur base de collages remettant en question les images répétitives véhiculées dans les représentations populaires des femmes noires. Une imagerie à la fois intime et puissante, faite de superposition d’images provenant d’archives numériques coloniales, créées à échelle humaine, composée de corps agrandis, déformés, découpés, réparés, parfois à l’aide d’objets, incarnant le traumatisme, le désir et la survie des corps noirs.

La contribution luxembourgeoise à la grand-messe de la photographie mondiale a quelque chose de très émouvant cette année, puisque c’est le regretté Romain Urhausen, disparu pendant les Rencontres 2021, qui fait l’objet d’une très belle exposition à l’Espace Van Gogh. Exit donc la Chapelle de la Charité pour cette année, incompatible avec la conservation de photographies plus anciennes et plus fragiles (et plus coûteuses). L’exposition est baptisée Romain Urhausen en son temps, et le choix curatorial de Paul di Felice s’est porté sur une déconstruction et une contextualisation du travail de l’artiste au milieu de ses contemporains, permettant de mettre le doigt sur une spécificité de Romain Urhausen : ses influences qu’on retrouve à la fois du côté de la photographie humaniste française et de la photographie subjective allemande, héritière du Bauhaus. À côté des images de Romain Urhausen se côtoient dès lors des tirages originaux de Robert Doisneau, Henri Cartier-Bresson, Monika Von Boch, Heinz Hajek-Halke, Roger Catherineau ou encore Otto Steinert, le professeur de Romain à la Staatliche Schule für Kunst und Handwerk de Saarbrücken, qui avait pour habitude d’inclure les travaux de ses étudiants dans ses expositions.

L’installation est divisée en cinq thèmes principaux : son regard poétique et humaniste sur la vie quotidienne; son travail de documentation du marché des Halles, ayant donné lieu à un livre en collaboration avec Jacques Prévert ; l’homme au travail et le paysage industriel, photographies où dominent le feu et l’acier d’Esch sur Alzette ; la photographie expérimentale, à base de superpositions, solarisations, photogrammes et autres pratiques informelles ; et les figures féminines et les nus, également abordés avec l’arsenal du langage subjectif. Une vie entière défile devant nous, une façon de regarder le monde, entre poésie, bonhomie, plasticité et expérimentation, et Romain lui-même apparaît en fin d’exposition, sous forme d’autoportraits décalés et d’une vidéo réalisée chez lui lors de la rétrospective que le CNA lui avait consacrée en 2016. Il y a quelque chose de profondément mélancolique dans cette exposition superbement équilibrée, à la fois fidèle, originale, didactique et attachante, permettant de resituer au sein d’une relecture de deux mouvements majeurs des années 50-60 le travail de ce personnage facétieux, pionnier de la photographie luxembourgeoise.

Impossible de passer en revue l’ensemble du programme, largement ouvert sur les préoccupations sociales et environnementales, mais assez inégal et reflétant un peu trop souvent certains tics agaçants de l’art contemporain, notamment l’application peu probante de concepts liés au processus de création et vaguement en lien avec le sujet. En vrac, on aurait aimé vous parler un peu plus de Talashi, travail d’Alexis Cordesse sur les photographies vernaculaires de réfugiés syriens (présenté au sein de la plutôt fade exposition Un monde à guérir au Palais de l’Archevêché), des nuages ludiques aux contours humains du duo sud-coréen Shin Seung Back et Kim Yong Hun (Cloud Face , tirés de l’exposition Chants du Ciel au Monoprix) ou encore de la vision de l’Amérique de RaMell Ross au sein de l’exposition post-documentaire curatée par Paul Graham (But Still, It Turns au Musée Départemental Arles Antique), se concentrant sur les rythmes et les énergies qui cadencent les vies des personnes noires. Mais le mieux, c’est encore de s’y rendre.

Sébastien Cuvelier
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