Périple dans le temps et l’espace pour l’exposition monographique de Tacita Dean au Mudam

Des cercles de Dante aux ciels de LA

d'Lëtzebuerger Land du 22.07.2022

Chose normale, voire inévitable pour une artiste friande outre mesure d’images et de sons dont elle a fait le matériau premier de ses œuvres ; l’appel de la scène ne pouvait pas rester sans écho, sans réponse. L’artiste britannique Tacita Dean a franchi le pas, en décembre dernier, avec un ballet inspiré de Dante, chorégraphié par Wayne McGregor, au Royal Opera House à Londres. Le Dante Project, avec ses trois moments de l’Enfer, du Purgatoire et du Paradis, porté par la musique de Thomas Ardès, franchira d’ailleurs la Manche, passera à partir du 3 mai 2023 à l’Opéra de Paris, palais Garnier, et si les premières représentations se trouveront sous la direction de Gustavo Dudamel, le 8 mai, c’est le compositeur lui-même qui prendra la baguette du chef.

Pourquoi commencer de la sorte pour l’exposition de Tacita Dean au Mudam ? C’est que le Dante Project en fait quand même la moitié, pour ne pas dire l’essentiel ; c’est qu’il en marque avec force l’intérêt et les qualités comme il nous fait prendre conscience douloureusement d’une absence, il est des insuffisances qu’on ressent. On ne peut être que saisi, par le caractère grandiose, des romantiques auraient dit sublime, de l’immense panorama dans l’une des deux galeries du premier étage (celle consacrée justement au Dante Project) : c’est l’Inferno, une chaîne de montagnes inversées (à la Baselitz, a-t-on maintenant l’habitude de dire), dessinées à la craie sur un tableau noir. Cela en impose à notre regard, pas de doute, et la froideur, la désolation nous changent de l’image habituelle de l’enfer. Seulement, pour le ballet londonien, un miroir remet les choses en place, qui plus est, il y a les danseuses, les danseurs, leurs mouvements, absents ici. Face au gigantisme montagnard.

De même, pour le Purgatoire, quel bel effet, d’inversion autre, d’une photographie représentant un jacaranda, arbre dont les feuilles sont violettes au printemps, sur le tirage négatif, les voilà passées au vert ; cela tourne même au fantomatique, avec les alentours urbains. Hélas, encore une fois, il n’est resté que le décor, pas de pas de deux de Dante et de Béatrice. On peut (doit) se reporter sur internet pour en avoir quelques images, quelques impressions.

Enfin, troisième étape du voyage initiatique, le Paradis, avec un film abstrait haut en couleur et en cinémascope : ça tournoie comme des planètes, comme on est chez Dante, tels des cercles où l’on se laisse volontiers happer. Cependant, la bande son ne fait guère l’affaire, simulation numérique de la partition pour orchestre de Thomas Adès. Pour connaître la musique du compositeur britannique d’origine syrienne, il faut encore aller sur internet, pour quelque cinquante minutes de réel enchantement, de subtil ravissement, avec Inferno et l’orchestre symphonique de la radio finlandaise.

Le deuxième volet de l’exposition, dans l’autre galerie, côté ouest, s’avère moins ambitieux. Des ciels de Los Angeles, deux séries de lithographies, complétées par six petits dessins sur ardoise. On sait Tacita Dean adepte de tous les médiums, jusqu’au film couleur 16 mm en l’occurrence. D’une durée là encore d’une cinquantaine de minutes (j’ai vu des gens entrer et ressortir, quant à rester, c’est autre chose), il reproduit une conversation entre deux peintresses amies de l’artiste, Luchita Hurtado et Julie Mehretu, on nous précise que toutes deux sont nées un 28 novembre, à cinquante années de différence quand même. Plus qu’à leurs propos, à bâtons rompus, intéressants, touchant au Mexique et particulièrement à l’État de Chiapas, il faut s’attacher aux deux femmes, à leurs comportements, leurs gestes, leurs expressions.

Une dernière salle, plus petite, beau retournement quant à la taille de ce que nous voyons, nous met face à un autre film, Buon Fresco : à l’aide d’un objectif macro, des détails des fresques de Giotto à Assise, images grossies à l’extrême qui ne soulignent que mieux la finesse des traits, révèlent un savoir-faire indépassable. C’est du Giotto bien sûr, du saint François aussi, et l’on se rappelle alors telle phrase de Julie Mehretu dans l’entretien qu’on vient juste de quitter, la peinture comme négociation entre toi (Luchita Hurtado) et le monde.

Lucien Kayser
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