Alors que Georges Mischo s’apprête à réformer l’ITM, les restaurateurs font monter la pression et dénoncent des contrôles « trop intrusifs ». Les patrons de la construction se montrent, eux, reconnaissants pour les 13 000 contrôles « détachement », qui visent leurs concurrents étrangers

« An eisem Sënn »

Georges Mischo, en avril 2022, lors de la cérémonie d’inauguration de FerroForum
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 14.02.2025

Le directeur de l’Inspection du travail et des mines (ITM) s’est dit « énormément déçu et contrarié », lors de son passage à la matinale de RTL-Radio, le 3 décembre. « Notre réussite est retournée contre nous. » Il y a dix ans, la presse désignait l’ITM comme un « tigre en papier ». Pendant la pandémie, elle en louait la réactivité. Aujourd’hui, elle lui reprocherait « d’avoir la rage ». L’argumentaire de Marco Boly prend une inflexion défensive. Le terme de « contrôle » serait « sou ee Negativ-Wuert » ; on se demanderait d’ailleurs en interne s’il ne faudrait pas en trouver un autre. Le lendemain sur Radio 100,7, Boly avance que l’ITM aurait peut-être atteint « un niveau », où la question d’une réorientation vers plus de prévention se poserait, même si le volet des contrôles resterait incontournable.

La fédération de l’Horesca a lancé une campagne de déstabilisation contre l’ITM et son directeur, largement relayée par le Wort : « Viele Arbeitgeber erleben die Kontrollen als übergriffig und die Strafen als Willkür » (16.11.24) ; « ITM verliert den Blick für das richtige Maß » (27.11.24) ; « Machtfülle des ITM-Direktors » (13.12.24). Le quotidien citait Alain Rix, l’éternel président de l’Horesca : « Ich gehe sogar so weit, dass ich das Mobbing nenne ». Le DP a également découvert le sujet. La foraine Barbara Agostino et la commerçante Corinne Cahen ont ainsi posé des questions parlementaires sur la Schueberfouer (l’ITM venant de rappeler que les jeunes de moins de 18 ans n’ont pas le droit d’y travailler) et sur les contrôles « souvent perçus comme intrusifs » dans la restauration.

Sollicité pour une interview par le Land, le directeur de l’ITM préfère répondre par écrit. « Il a été décidé de mettre davantage l’accent sur la prévention plutôt que sur les contrôles strictement orientés vers des sanctions », lit-on dans son mail. L’ITM se positionnerait comme « partenaire » des acteurs économiques. On chercherait à « instaurer un climat de confiance ». Marco Boly s’est aligné sur les éléments de langage de son nouveau ministre.

Le service ICE (pour « inspections, contrôles et enquêtes ») a vu ses effectifs exploser. En 2018, l’ITM disposait de treize inspecteurs de travail opérationnels. En 2023, ils étaient 99 agents sur le terrain. Pendant ces temps, le nombre de contrôles est passé de 499 à 1 857. (L’Organisation internationale du travail préconise un inspecteur pour 8 000 salariés, un quota que le Luxembourg remplit depuis 2020.) Ces hausses d’effectifs constitueraient « l’un des principaux combats » qu’il a mené au sein de la coalition passée, affirme l’ex-ministre du Travail, Dan Kersch (LSAP), face au Land. Mais c’est à son prédécesseur que revient le mérite d’avoir ressuscité l’ITM. En 2014, Nicolas Schmit se retrouvait coincé au Rousegäertchen, Jean-Claude Juncker lui ayant barré la voie vers Bruxelles. Tant qu’à faire, il décida de s’attaquer à l’ITM, sa deuxième écurie d’Augias après l’Adem.

En février 2015, Schmit nomma Marco Boly, un ingénieur d’Arcelor-Mittal, directeur faisant fonction. Parmi les fonctionnaires de l’ITM, la majorité considérait leur nouveau chef comme un intrus. Boly n’en eut cure, il avança comme un bulldozer, démantelant les anciens fiefs. Présenté quelques mois plus tôt, un audit externe d’EY peignait l’image d’une administration dysfonctionnelle et léthargique, écrasée par des petits clans et de grandes inimités. Les absences non-justifiées étaient fréquentes, tout comme les refus de travail. Les inspecteurs étaient en souffrance, « éprouvés sur le plan émotionnel », notait EY dans son audit. « Ils ne sont plus pris au sérieux ou respectés par les employeurs et les entreprises ». La Big Four ajoutait : « Il semblerait que la direction [de l’ITM] minimise ou n’autorise l’exercice de leurs pouvoirs coercitifs qu’à titre exceptionnel ou même pas du tout ».

Les centrales syndicales portaient leur part de responsabilité historique dans la décadence de l’ITM. Durant des décennies, elles avaient envoyé leurs permanents à l’ITM, n’en choisissant pas toujours les plus capables. (La réforme de 2007 mettra fin à ce droit de proposition syndical.) La faiblesse de l’ITM « était peut-être voulue, qui sait », sous-entendait Nicolas Schmit il y a dix ans. Une remarque qui visait ses prédécesseurs chrétiens-sociaux au Travail, François Biltgen (1999-2009) et Jean-Claude Juncker (1982-1999). Les gouvernements successifs n’avaient pas osé flexibiliser le droit du travail. Mais ils n’avaient pas non plus osé donner à l’ITM les moyens pour contrôler que celui-ci fût respecté. Un autre arrangement à la luxembourgeoise. Entre 2002 et 2012, pas moins de cinq audits furent produits et une réforme votée, sans que des changements notables se fassent ressentir sur le terrain. (Les députés se plaindront de ce que leur intention, exprimée dans le texte de loi, ait été dissoute et dénaturée dans les règlements d’ordre interne de l’ITM.)

Schmit et Boly pouvaient pourtant compter sur un allié objectif : Le patronat de la construction qui, de concert avec les syndicats, plaidait pour une ITM capable d’endiguer la « concurrence déloyale » (c’est-à-dire le dumping social) des firmes étrangères. Alors que l’ITM gagnait lentement en force, se posait la question de la carotte et du bâton, entre pédagogie et punition. Dès 2016, Boly évoquait « un nouveau profil » qu’il voudrait donner à l’ITM : « Comment raisonnablement projeter cette image si nous donnons des coups de matraque aux gens ? » Il suivait Nicolas Schmit qui disait ne vouloir ni d’une ITM « qui ne dérange personne », ni d’une ITM « qui emmerde sans arrêt les gens ». (Ses deux successeurs socialistes Dan Kersch et Georges Engel déclareront, eux aussi, privilégier la prévention à la punition.) Or, les institutions développent leurs propres logiques. Les agents d’ICE sont composés de jeunes recrues, mais également de Quereinsteiger « issus du monde professionnel ». « L’expérience de terrain » de ces derniers garantirait une « approche pragmatique », écrit l’ITM au Land. Et de préciser que « l’approche et l’attitude lors des visites et contrôles doivent être exemplaires et respectueuses ».

Dans son avis sur le travail dominical publié à la mi-novembre, la Chambre des salariés revient sur ces « contrôles à grande échelle », qui auraient « changé la donne » dans le secteur du commerce : « Mais cela a déplu à de nombreuses entreprises et ce projet [sur le travail du dimanche] y remédie aujourd’hui en réduisant à néant le travail accompli par l’ITM ». Deux semaines après la publication de cet avis, la présidente de Luxembourg Confederation (ex-CLC), Carole Muller, s’indignait sur RTL-Radio : « C’est plus ou moins vers 2018 que les paradigmes ont quelque part changé à l’ITM ». Les commerçants auraient pu constater « une autre attitude » avec beaucoup de contrôles et beaucoup de sanctions. Il serait grand temps de revenir au volet conseil : « Zemol déi kléng Betriber, déi wëssen et heiansdo net besser ! » Il faudrait « les prendre par la main », leur donner « une seconde chance », plaidait Muller, par ailleurs CEO de Fischer SA.

Ces dernières années, les inspecteurs ont concentré leur activité sur le secteur de l’horeca. Sur un total de 1 296 contrôles menés en 2023, 363 visaient les restaurants, cafés et hôtels, suivis de 265 dans la construction et de 145 dans le commerce. (Avant la pandémie, le hitparade était encore dominé par la construction, suivie par le commerce et l’horeca.) Les PME de l’horeca sont des candidats tout désignés pour l’ITM. Elles ont pignon sur rue, sont ouvertes à des heures tardives, font de petites marges, paient des petits salaires et emploient beaucoup de personnes de pays-tiers. Les aides versées au secteur durant les confinements ont exacerbé la pression régulatoire. Souvent, ce sont des dénonciations d’ex-salariés ou de concurrents qui déclenchent un contrôle. « Es genügt wenn der Anrufende allgemeine Informationen über den Arbeitsplatz oder die Situation gibt, ohne seinen Namen […] zu nennen », expliquait Marco Boly début décembre au Letzebuerger Bauer. « Suite à une plainte, l’ITM effectue toujours un contrôle », répondait le ministre du Travail, Georges Mischo (CSV), récemment à une question parlementaire.

Les témoignages de restaurateurs recueillis par le Land se recoupent en large partie. Les contrôles sont ressentis comme pédants et formalistes. Pour certains restaurants en ville, leur rythme est désormais biannuel. Pour les manquements mineurs, un délai de mise en conformité est accordé. Mais la compilation de ce dossier, avec toutes ses pièces requises (contrats de travail, titres de séjour, horaires journaliers, fiches de salaire, formation du salarié désigné, registre des stages, ...), demande un véritable effort ; surtout pour des petites entreprises.

En règle générale, les contrôles in situ se font en plein service. (« On ne fait pas non plus de contrôle de la circulation un dimanche sans voiture », expliquait Boly sur RTL-Radio.) Une demi-douzaine d’inspecteurs se postent aux entrées et aux sorties de l’établissement, visitant la cuisine, la cave et jusqu’au local poubelle. « Cela m’a donné l’impression d’être un délinquant », se plaint un gérant qui parle d’une expérience « très, très impressionnante ». Un autre tire le parallèle avec une « descente de police » : « On se croirait dans un épisode de Miami Vice ».

Les cuisiniers et serveurs doivent présenter sur le champ leur carte d’identité aux inspecteurs du travail, une situation qui générerait un réel stress. Pas moins de 93 amendes ont été prononcées en 2023 contre des patrons de l’horeca pour avoir employé des ressortissants de pays tiers sans titre de séjour ou sans autorisation de travail. Elles sont immédiates et salées : Comptez 10 000 euros par salarié. (Ce montant n’avait été « que » de 2 500 euros, avant d’être quadruplé à partir du 1er septembre 2023.) À cela s’ajoute le risque pénal. En 2023, l’ITM a ainsi transmis 61 procès-verbaux au Parquet, dont quinze pour traite humaine.

La chaîne de restos Chiche a fait l’objet de deux contrôles en un an. Le dernier a eu lieu un vendredi soir aux alentours de 22 heures. « Les clients se demandent ce qui se passe, c’est un peu pénible », glisse la gérante (et l’âme) de Chiche, Marianne Donven. L’ITM n’aurait finalement trouvé que l’un ou l’autre certificat d’aptitude de travail expiré. « J’avoue ne pas y avoir fait attention », s’excuse Donven. À l’inverse d’autres restaurateurs, elle présente les contrôles comme positifs, « une occasion d’apprendre ». Ses restaurants n’auront finalement pas écopé d’une amende, Donven ayant réussi à régler la situation dans les délais impartis. Toujours est-il que ce contrôle administratif lui aurait pris « une semaine de travail ». Le Chiche reste l’exception : Sur 309 établissements de l’horeca contrôlés en 2024, 207 ont fini par devoir payer d’une amende. Ce taux élevé s’expliquerait par « une forte exposition aux risques de non-conformité » dans le secteur, explique-t-on à l’ITM.

« Nous tenons à exprimer notre soutien et notre enthousiasme face aux initiatives annoncées par le ministre », déclarait Steve Martellini, le secrétaire général de l’Horesca, à l’issue d’une conférence de presse avec le ministère du Travail et l’ITM, le 29 janvier. La Zeitung vum Lëtzebuerger Vollek en relevait la scénographie : « Im Gegensatz zu Pressekonferenzen mit dem vorigen Arbeitsminister war für ITM-Direktor Marco Boly kein Platz vorn am Tisch. Er saß wie bestellt und nicht abgeholt hinten im Saal direkt beim Eingang und musste sich vor den Kopf gestoßen fühlen. » Face au Land, le ministère du Travail « tient à souligner qu’il n’y a pas de tensions entre Monsieur le ministre et le directeur de l’ITM ». Côté ITM, on assure que la collaboration « se déroule dans un esprit constructif ».

Martellini est allé très loin dans ses revendications. L’ITM devrait « ein Auge zudrücken » lorsqu’elle constaterait que le temps de repos de 44 heures n’était pas respecté, est-il cité par le Wort. (Ceci au cas où il y aurait un « accord » entre le patron et ses salariés pour prendre deux jours de repos non-consécutifs.) Face à une infraction au Code du Travail, l’ITM devrait donc « fermer les yeux » ? Georges Mischo n’a pas directement réagi à ces propos, évoquant une future concertation avec le secteur. Son prédécesseur, le socialiste Georges Engel, a illico posé une question parlementaire s’inquiétant d’un « affaiblissement du potentiel de dissuasion » de l’ITM.

Lors de la conférence de presse avec l’Horesca, Mischo s’est montré avenant. « Nous voulons éviter d’avoir à sanctionner », a-t-il promis. Le communiqué officiel cite sa redéfinition, très business friendly, de la mission de l’autorité de contrôle : « L’ITM s’inscrit dans une démarche de partenariat et de soutien pour renforcer la compétitivité et l’attractivité du secteur Horeca au Luxembourg ». Cette lecture paraît très réductrice. En quoi le rôle de l’ITM serait-il de « renforcer la compétitivité » d’un secteur économique ? Comme le remarquait l’ancien magistrat Jean-Luc Putz (entretemps passé chez Arendt) dans son livre Aux Origines du droit du travail : « Vu que la législation sociale est dans une large mesure une législation protectrice des salariés, l’action de l’ITM se fait dans un premier temps dans l’intérêt des salariés, qui se voient garantir la jouissance effective de leurs droits. »

Politiquement, les ministres du Travail, Georges Mischo, et de l’Environnement, Serge Wilmes, se ressemblent. Ce sont deux ministres CSV « ohne Eigenschaften », à part celle d’exécuter, dans leur domaine respectif, la politique friedenienne du détricotage réglementaire. L’accord de coalition promet que « le gouvernement procédera à une réforme de l’ITM en redéfinissant sa mission ». Il serait encore « prématuré » de s’exprimer sur « des mesures concrètes », écrit le ministère au Land. Mais la réforme de l’ITM serait initiée cette année.

Certaines pistes se dessinent déjà, à commencer par celle d’un catalogue des amendes, revendiqué par le patronat pour réduire le pouvoir de Marco Boly. Actuellement, c’est le directeur de l’ITM qui fixe le montant des amendes, selon « les circonstances et la gravité de l’infraction ainsi que le comportement de son auteur ». (La fourchette prévue dans la loi va de 25 à 25 000 euros.) Marco Boly dit « comprendre » cette position : « Les employeurs font souvent référence aux amendes du Code de la route qui sont fixes en fonction de l’infraction ». Dans son dernier rapport annuel, l’ITM dit avoir infligé des amendes pour un montant total de 14,3 millions d’euros. En moyenne, une amende ne serait que de 4 900 euros, relativisait Boly en décembre sur RTL-Radio, y voyant la preuve que l’ITM « n’exagère en rien ». D’ailleurs, ajoutait-il, les deux-tiers seraient liés aux détachements (frappant donc des entreprises étrangères).

Le patronat ne constitue pas un bloc homogène. Alors que les PME de l’Horesca montent une campagne anti-ITM, le secteur de la construction se montre, lui, reconnaissant envers les inspecteurs du travail. Contacté par le Land, le constructeur-promoteur Roland Kuhn veut « juste dire merci à Marco Boly » pour ces contrôles : « Ech fannen, datt hien seng Saach do ganz gutt gemaach huet. » Le notable patronal fait référence aux 12 967 contrôles « détachement » faits par l’ITM en 2023 (le double de l’année précédente), c’est-à-dire des contrôles visant les salariés envoyés temporairement par une entreprise étrangère sur un chantier ou dans une usine au Luxembourg. Ceux-ci auront débouché sur 2 152 amendes d’un montant total de 8,9 millions d’euros. (Suite à des amendes non-payées, 799 cessations de travail ont été prononcés.) L’ITM se présente en « défenseure » des entreprises locales contre le dumping social. Voilà qui explique que même la tonitruante Fédération des artisans se soit jusqu’ici montrée étonnamment modérée dans sa critique de l’ITM. « Ils travaillent dans notre sens », estime Roland Kuhn. Sans surprise, il se montre plus critique par rapport aux contrôles « sécurité-santé » visant les entreprises autochtones. Lors de ces contrôles, il faudrait davantage miser sur « le sens commun ».

Bernard Thomas
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