La parole patronale s’est « décomplexée » et « complètement désinhibée », a jugé Nora Back la semaine dernière sur Radio 100,7. Plutôt que d’en critiquer les positions, les lobbys patronaux remettraient en question les syndicats dans leur existence même. Les éléments de langage se sont en effet durcis. Pour s’en convaincre, il suffit de lire les derniers éditos de D’Handwierk, la feuille de liaison de la Fédération des artisans (FdA). L’argumentation est très manichéenne, opposant les syndicats et les organisations patronales. Les premiers seraient « empêtrés dans les luttes des classes du XIXe siècle », alors que les secondes prôneraient des solutions « win-win ». Les uns seraient ringards et idéologiques, les autres modernes et pragmatiques. Le patronat fait même des emprunts à la terminologie de la gauche. La flexibilisation des heures de travail serait ainsi « un mouvement d’émancipation », auquel les syndicats opposeraient une « influence paralysante ». Nora Back s’en est plainte sur Radio 100,7 : Ce serait « iergendwou respektlos » de s’entendre dire à longueur de journée : « Vous n’êtes plus assez modernes. Vous n’êtes plus up to date ».
En réalité, la phobie à l’égard des syndicats est aussi ancienne que les syndicats eux-mêmes. Elle transpire sur chaque page de Tous les défis du monde (2018), la monographie commanditée par la Fedil pour célébrer son centième anniversaire. Son auteur, l’historien Charles Barthel, s’est imprégné des sources au point d’en assimiler les obsessions. Les « bonzes » et « démagogues » syndicaux seraient devenus de plus en plus « effrontés » au lendemain de la Première Guerre mondiale, écrit-il. La Fedil aurait été créée en 1918 comme « organisation de combat contre la déraison prolétarienne ». Après la Seconde Guerre mondiale, ces choses ne se disaient plus, ou du moins plus aussi crûment. Le consensus social-démocrate (ou chrétien-social ou social-libéral) était devenu hégémonique, le modèle tripartite se transformant en « clef de voûte conceptuelle d’une idéologie étatique nationale », comme l’écrira l’historien Claude Wey en 2003. Les relations institutionnelles constituent une ressource cruciale pour les syndicats. Et ceci depuis l’instauration, en 1936 et sous la pression de la rue, du Conseil national du travail, le premier « Ausgleichsorgan » tripartite, par lequel l’État assumait un rôle de médiateur et de facilitateur dans la négociation collective.
Le nerf de la guerre n’a pas changé en un siècle. Les employeurs ne veulent pas voir de permanents syndicaux dans leur entreprise, préférant négocier avec leurs délégués « neutres » ou « libres ». C’est un des grands classiques du répertoire patronal. (L’ironie étant que cette tradition historique endosse aujourd’hui les habits d’une « modernisation du droit du travail ».) En 1939 déjà, le Tageblatt notait le refus des artisans de négocier avec les syndicalistes, dont l’activité était perçue comme une ingérence nuisible « betriebsfremder und betriebsunkundiger Elemente ». La Fedil contestait également le monopole de négociation revendiqué par les syndicats. Les délégués ouvriers élus dans les entreprises « connaissent certainement mieux que les dirigeants des syndicats la marche de l’entreprise, ses possibilités et ses difficultés », notait l’Écho de l’industrie en 1935. Comme ses lointains prédécesseurs, le directeur de la Fedil, René Winkin, remonte sur les barricades, fustigeant sur RTL-Radio « le business model d’un oligopole de syndicats, qui tue toute flexibilité ». L’Union des entreprises luxembourgeoises (UEL) ressasse, elle aussi, les arguments anciens : Les syndicats s’appuieraient « sur des visions théoriques loin du terrain ». Le dialogue social ne devrait « pas nécessairement » rimer avec « présence obligatoire » de syndicats. Du moins « dans le cadre de négociations de détails ». Tout dépend de ce qu’on entend par « détails »…
« Spillraum » est le nouveau mot d’ordre. Les organisations patronales demandent la possibilité de « déroger » au droit du travail, invariablement décrit comme « rigide », « extrêmement restrictif » ou « étouffant ». Dans son communiqué de ce mercredi, l’UEL semble brièvement adopter une perspective marxiste en évoquant « le droit du travail, véritable ‘système d’exploitation’ qui permet aux entreprises de fonctionner correctement ». À la phrase suivante, on comprend que par « système d’exploitation » l’UEL entend « logiciel ». Celui-ci, écrit l’UEL, serait « dépassé, vétuste et inadapté ». Sur RTL-Radio, Arsène Laplume l’a résumé de manière plus simple et brutale. L’administrateur-délégué du Shopping-Center Massen se félicitait « qu’on ait un ministre qui comprenne que ces anciennes lois, qui n’ont plus de raison d’être, dass een einfach ophällt domadder ».
Le Code du travail aurait été « immens opgebauscht », se plaint Michel Reckinger sur Radio 100,7. L’UEL pense avoir trouvé la parade. Certaines « glissières de sécurité » pourraient être maintenues. Mais en ce qui concerne le temps de travail, « une ouverture » serait nécessaire. Celle-ci devrait prendre la forme de « règlements d’exception » ou de « clauses de flexibilité », pour que les dirigeants d’entreprises puissent directement en négocier avec leurs délégués, selon « le principe de subsidiarité ». Or, ce principe risquera d’en subvertir un autre, celui « de faveur ». Celui-ci édicte que « toute stipulation contraire aux lois et règlements est nulle, à moins qu’elle ne soit plus favorable pour les salariés ». Or, une flexibilisation des heures de travail peut être perçue comme favorable par les uns et défavorable par les autres. Difficile donc de déterminer si elle respecte le principe de faveur. Michel Reckinger ne partage pas ces craintes : « Mais si les salariés sont d’accord ! Dat si keng Gehieramputéierter, dat si gestane Leit ! », lance-t-il.
Les syndicats nourrissent une méfiance viscérale envers les délégués du personnel non affiliés, qu’ils soupçonnent de suivre les instructions managériales. En octobre, le chef de fraction CSV Marc Spautz faisait cette réflexion sur Radio 100,7 : « Il y a toujours eu des délégués neutres. Mais il faut voir ce que c’est qu’un délégué neutre ? Je me rappelle que, dans le temps, on appelait cela ‘les listes jaunes’. […] Très souvent les entreprises montaient elles-mêmes leur propre liste pour éviter que les syndicats n’y rentrent. » Cette réticence, on la retrouve déjà dans les travaux préparatoires à la loi de 1965 sur les conventions collectives : « Le travailleur seul devant son patron ne peut résister à la pression que celui-ci fera peser sur lui pour l’amener à accepter les conditions de travail qui lui sont proposées ».
Le Code du travail réserve le monopole de négociation aux syndicats qui doivent justifier « d’une indépendance organisationnelle, ainsi que d’une autonomie financière, vis-à-vis de l’employeur signataire de la convention collective ». Dans Aux origines du droit du travail (2014), le magistrat Jean-Luc Putz (passé depuis chez Arendt) rappelle que « l’employeur se retrouve face à des délégués peu expérimentés en la matière, se trouvant sous son autorité disciplinaire immédiate. » Il soulève également le risque « d’endosser ainsi une co-
responsabilité avec le patron, sans pour autant qu’ils aient la liberté et les moyens d’action nécessaires pour l’assumer ».
L’UEL court à la défense de délégués neutres. Réduire ceux-ci à de simples exécutants des intérêts patronaux, cela reviendrait à « mépriser » des personnes « ancrées dans la réalité du terrain », écrit l’organisation patronale ce mercredi dans un communiqué. La FdA va plus loin encore, et parle de « diktat » des syndicats. Les délégués neutres seraient discriminés, « les principes démocratiques sont piétinés », dit Romain Schmit au Land. Il plaide pour des négociations « entre adultes consentants ». Et de rappeler que les délégués ne peuvent – en théorie du moins – être licenciés durant leur mandat.
Ces dernières années, les organisations patronales se plaignaient de vivre dans un « Gewerkschafts
stat ». Après avoir claqué la porte du Comité permanent du travail et de l’emploi (CPTE) en 2019, le président de l’UEL Nicolas Buck s’indignait que les employeurs y auraient été « 40 Joer laang gebiischt », et ceci par une succession de ministres du Travail liés, à degrés divers, à l’OGBL et au LCGB. À l’époque, les lobbys patronaux disaient « ne plus avoir de relais politiques », reprochant au DP l’extension du congé parental ainsi que « d’autres formes de ‘non-travail’ ». (Une résistance au Zeitgeist qui aura beaucoup contribué à leur marginalisation politique.)
L’élection de Luc Frieden, un des leurs, a eu un effet euphorisant. C’en était fini de la « heterogene Dreierkoalition, jubilait D’Handwierk au lendemain des législatives. « La majorité silencieuse » aurait prouvé qu’elle était capable de faire « un état des lieux nuancé et realitätsbezogen ». Dans leur communiqué de ce mercredi, l’UEL décrit l’accord de coalition comme « une lueur d’espoir ». Il y a quelques semaines encore, son directeur estimait face au Land que « prétendre que ‘le patronat’ et le gouvernement seraient de mèche, cela relève, au mieux, de la théorie du complot ».
En remettant en cause le monopole des syndicats pour négocier des conventions collectives, George Mischo a cimenté un front uni entre Nora Back et Patrick Dury. D’Handwierk réinterprète la maladresse ministérielle en courage politique. « Un ministre du Travail qui s’intéresse vraiment au travail », est intitulé l’édito panégyrique de novembre dernier. Or, Mischo y apparaît surtout comme un candide, quelqu’un qui serait « apparemment libre du paradoxe historique ». Mais peu importe, finalement. « Que cela ait été son intention ou non », il aurait ouvert « une fenêtre d’opportunité ».
Luc Frieden recule pour mieux avancer. Suite au shitstorm syndical, il a reconnu le monopole syndical en matière des conventions collectives. En parallèle, il ne cesse de répéter que « certaines choses », dont les horaires de travail, pourraient être sortis des conventions collectives et être négociées directement entre les salariés et leur management. « Loosst ons dat net ze vill ideologesch ugoen », disait-il lors de son « Neijoerschinterview » sur RTL-Télé. L’accord de coalition reste relativement vague : « Faciliter les accords entre employeurs et salariés tout en garantissant que ces discussions se déroulent sur un pied d’égalité ». Le DP et le CSV avaient préparé le terrain dans leurs programmes électoraux respectifs. « À l’avenir, les horaires de travail devront être négociés individuellement entre l’employeur et l’employé, sans qu’ils ne se sentent inutilement à l’étroit à cause d’un droit du travail inflexible », écrivaient les libéraux. Les chrétiens-sociaux ne disaient pas autre chose : « Nous allons toujours favoriser des accords d’entreprise internes entre employeurs et employés ».
La FdA dit constater « un recul rampant » des conventions dans l’artisanat, passées de seize à dix entre 2020 et 2025, même si des secteurs comme le bâtiment et le nettoyage sont toujours couverts. Pour l’économie dans son ensemble, le taux de couverture se situe actuellement à 59 pour cent. Il est élevé dans la santé et l’action sociale, le transport, la construction et dans les banques. Il est en revanche faible dans le commerce, l’hôtellerie et la restauration. Côté employeurs, il existe pourtant des incitations pour signer avec les syndicats : Éviter par exemple la concurrence déloyale, ou permettre plus de flexibilité dans l’organisation du travail. (Même si la libéralisation prévue des heures d’ouverture risquera d’annuler cet argument.)
Certaines organisations patronales ne se considèrent plus comme partenaires sociaux, mais exclusivement comme lobbyistes et service providers. Dans un communiqué récent, le Groupement pétrolier (affilié à la Fedil) traite ainsi les syndicats de « forces externes » et les conventions collectives d’« instrument complètement étranger ». Une telle campagne de dénigrement semble paradoxale. En théorie, les négociations de conventions devraient constituer le cœur de métier d’une fédération patronale, et un argument de vente pour attirer de nouveaux adhérents. Ses membres auraient de plus en plus l’impression de n’avoir « plus rien à y gagner », considérant les conventions collectives comme un exercice « coûteux » et « sans contrepartie », dit Romain Schmit. Carole Muller, la présidente de la Luxembourg Confederation, abonde dans ce sens : « Le one-size-fits-all ne fonctionne pas ».
Conscients que leur rôle institutionnel est corrélé à celui de leurs adversaires, les fonctionnaires patronaux disent ne pas vouloir mettre en cause la représentativité nationale des syndicats. C’est au niveau des entreprises que leur campagne vise à délégitimer les syndicats. Ceux-ci souffriraient d’un « problème massif de légitimation » (Christian Reuter, D’Handwierk), éprouveraient « des difficultés à mobiliser » (René Winkin, RTL-Radio), mèneraient « une lutte pour survivre » (Michel Reckinger, 100,7). Or, ces arguments sont à double-tranchant. Ils pourraient être retournés contre ceux qui les énoncent. Le taux de syndicalisation (tombé de quarante à trente pour cent depuis 2000) intéresse beaucoup (notamment le Statec). Celui des organisations patronales beaucoup moins. Or, le taux de couverture de la FdA ne se situe qu’aux alentours de trente pour cent : Quelque 9 000 entreprises sont affiliées d’office à la Chambre des métiers, alors que la FdA revendique « plus de 3 000 membres » sur son site. Romain Schmit en convient : « On n’a pas beaucoup augmenté en termes de membres ces dernières années ». Une multitude de petites entreprises se seraient créées, notamment dans l’artisanat d’art ; souvent, il s’agirait plutôt d’« un hobby ». Schmit avance d’autres critères : Sept salariés sur dix travailleraient pour une firme affiliée à la FdA. Mais contrairement aux syndicats, ajoute-t-il, la Fda ne tenterait pas de déduire un monopole de négociation de sa représentativité.
Autre indicateur : Les élections des chambres professionnelles. En 2022, le scrutin à la Chambre des métiers a connu une participation de 29,07 pour cent (2 438 votants sur 8 388 entreprises). Du côté de la Chambre des salariés, le taux était plus élevé. En 2024, 34,4 pour cent des inscrits ont glissé un bulletin dans l’enveloppe (212 400 votants sur 617 000 salariés). Il s’agissait de la première hausse de la participation en trois décennies. À la Chambre de commerce, les traditionnelles non-élections ont, de nouveau, tourné à la farce. Il y a deux ans, on n’a voté que dans le Groupe 1 (et non dans les cinq autres). Une candidature-surprise était venue troubler les arrangements dans cette chasse gardée de la Luxembourg Confederation. Sur les 34 770 ressortissants du Groupe 1, seuls 556 ont pris la peine de s’enregistrer pour voter. Parmi les neuf candidats, Fernand Ernster a été élu à la première place. Un plébiscite de 263 voix pour le président de la Chambre de commerce.
Lorsqu’on parle des délégués du personnel, l’arithmétique se complique. Comment mesurer l’implantation des syndicats ? En comptant le nombre de salariés ou le nombre d’entreprises ? Les organisations patronales ont opté pour cette dernière approche. « La réalité est que plus de 90 pour cent des entreprises sont trop petites pour disposer d’une délégation du personnel », écrit l’UEL. (Au pays des 50 000 sociétés boîtes-aux-lettres, de tels calculs sont hasardeux.) Les syndicats citent d’autres chiffres : Les délégations neutres représentent 118 523 salariés, contre 179 741 pour les délégations affiliées à un syndicat. C’est ce que précise le ministre du Travail en réponse à une question parlementaire de Marc Baum (Déi Lénk). Des chiffres qui en nuancent d’autres, initialement avancés par Mischo. Après le coup d’éclat au CPTE le ministre se référait aux « 56 pour cent de délégués neutres », dont il faudrait tenir compte.
Aux dernières élections, les syndicats ont consolidé leur « position dominante » dans les grandes entreprises (réussissant une percée chez Amazon), tandis qu’ils restent relativement marginaux dans les petites entreprises. Avec ici et là, des victoires symboliques. L’OGBL a ainsi gagné la majorité chez Oberweis (dont le patron préside la Chambre des métiers) et chez Namur, tout en gardant une présence minoritaire chez Panord (Fischer). Dans OGBL-Aktuell, le syndicat fanfaronnait avoir « clairement reçu un mandat pour négocier de meilleures conditions de travail » dans ce secteur. Les permanents syndicaux auraient tenté de lancer des pourparlers avec les patrons-boulangers, relate Romain Schmit. Or, ceux-ci leur auraient opposé un refus. « Aux syndicats de décider s’ils comptent engager un rapport de force pour les y forcer », dit Schmit. « En fin de compte, c’est une question de capacité de s’imposer [Duerchsetzungskraaft]. » Le secrétaire général affectionne les expressions musclées, de préférence sur son compte officiel X (anciennement Twitter). Début décembre, il y appelait à « oser plus de Musk et de Milei » : « Brauche mir zu LU ee wéi de Milei fir #Simplification administrative. Elon Musk ass sech net ze schued a kopéiert fläisseg ! » Ce ne seraient là que « des pavés dans la mare », relativise-t-il face au Land. « Et ass als Provokatioun geduecht. »