Compter les étoiles

d'Lëtzebuerger Land du 20.11.2020

Elle a écrit : « J’espère que vous n’êtes pas atteinte du Covid et que votre silence a d’autres origines que des problèmes de santé ». Puis elle m’a noté d’une étoile sur cinq, baissant ainsi mon évaluation globale d’une demi étoile et surtout, venant ternir une trentaine d’avis positifs. Vous savez quoi ? Ça a presque plombé ma soirée. Alors merci l’application Vinted. Car oui, j’ai enfin fini par mettre à profit ce tri frénétique qui a considérablement occupé mes mois de confinement et grandement vidé mes armoires. Si toutes ces piles d’habits, s’élevant jour après jour, toujours plus haut autour de moi, n’avaient alors pour principal intérêt celui que de m’isoler du reste de mon foyer – comprenez deux individus masculins de 3 et 39 ans sur qui le mot « rangement » a un effet répulsif immédiat – j’ai depuis fini par utiliser cette plateforme de vente de vêtements en ligne, afin de liquider les quelques pièces que je ne m’étais pas résolue à donner. Sauf que ma dernière vente, vous l’avez compris, je l’ai un peu ratée. Elle m’est tout bonnement sortie de la tête et voilà comment j’ai oublié d’envoyer ce colis, contenant une veste en cuir dont j’aurais été bien contente de me débarrasser et qui semblait enchanter mon acheteuse, auteure de cette mauvaise évaluation, finalement aussi drôle que bien méritée.

Alors mea culpa. Parce que pour une fois, le virus n’y est pour rien : j’ai simplement pris la fâcheuse habitude d’enlever les notifications de toutes mes applications – notifications envoyés justement pour éviter ce genre d’oubli. Pas malin, j’en conviens. Reste que ces derniers temps, les « une étoile sur cinq », les jugements en tout genre, les commentaires désapprobateurs, les reproches et la négativité quelle qu’elle soit, je m’en passerais bien. Même ce radar préventif, à l’entrée de ma rue, affichant à mon passage un smiley parfois joyeux, mais souvent grimaçant (son humeur variant selon ma vitesse de conduite) m’exaspère au plus haut point. Suis-je à fleur de peau ? Peut-être. Si j’estime avoir fortement lutté, à titre personnel et depuis presque huit mois, contre la propagation du pessimisme ambiant, j’avoue aujourd’hui être un peu essoufflée. Fatigue générale, lassitude intense et sentiment qu’on nous enfonce un peu plus profond la tête sous l’eau à chaque petite bouffée d’oxygène qu’on voudrait s’octroyer... Enfin, je suppose que vous comprenez.

Aussi, quand j’ai reçu cet e-mail de l’école, annonçant l’heure du « bilan intermédiaire » de mon enfant, bilan destiné à évaluer les compétences de mon garçon de trois ans, j’ai été un peu révoltée. Exaspérée, énervée, remontée, ce que vous voulez. Évidemment, je me doute bien que ce ne sera rien de très méchant, que ça s’avérera probablement même intéressant, du point de vue du développement, de l’apprentissage, tout ça… Mais bon sang. Avoir trois ans, comptabiliser en tout et pour tout deux mois de scolarisation et être déjà sujet d’un bilan... Comme si avoir trois ans en pleine pandémie ce n’était déjà pas assez marrant. J’ai quand même un peu de peine pour tous ces enfants, qui accumulent eux aussi depuis des mois, souvent plus silencieusement que les grands, beaucoup de pression sur leurs frêles épaules et qui devront quand bien même passer sous le grill de fichues évaluations.

Mais aussi pour tous ces parents qui auront de leur côté un peu d’appréhension à l’heure de ces bilans, parce que c’est finalement toujours aussi un peu eux qui se sentent jugés dans ces moments-là. Eux qui savent que ces derniers temps télétravail a sans doute un peu trop rimé avec télévision et pas assez avec additions ou soustractions. Eux qui ressentiront probablement encore une fois cette même appréhension à l’approche de leur propre entretien annuel. Face à un supérieur hiérarchique devant lequel ils devront, ventre un peu noué, parler chiffres et objectifs, au terme d’une année où garder le nez dans le guidon et la tête hors de l’eau résultaient déjà de l’exploit.

Entre nous, si on a su, et dû, ces derniers mois, se passer de beaucoup de choses, est-ce qu’on ne pourrait pas aussi faire l’impasse sur toutes ces évaluations qui nous mettent la pression ? Sur ces bilans, ces appréciations, ces critiques soi-disant constructives, ces jugements omniprésents qu’on nous impose, qu’on nous propose et qu’on s’inflige ? 2020 n’est pas la bonne année pour dresser un bilan quel qu’il soit. Évitons d’évaluer le rendement de nos résolutions de janvier dernier, de réprimander le taux de croissance du chiffre affiché sur notre balance, de juger de notre indice de productivité en matière de plats faits maison ou de comptabiliser le nombre de série Netflix regardées au prorata du nombre de soirées passées sur son canapé. Arrêtons d’accepter de juger de l’humeur de la dame derrière le guichet, de l’infirmière débordée ou du monsieur au portique de sécurité en appuyant sur un smiley coloré. Interdisons le calcul des pertes en matière de fêtes annulées, de dîners prématurément achevés, de spectacles manqués, de projets avortés et de baisers envolés. Par pitié, n’empirons pas la situation. Sauvons notre fin d’année et gardons les étoiles non par pour la notation, mais pour la décoration de tous ces sapins qui arriveront bientôt dans nos salons, comme si de rien n’était....

Salomé Jeko
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