Je suis né dans un pays de calotins, un pays qui pue le renfermé…/ et que j’ai dû quitter parce que j’avais rendu grosse l’épouse du directeur de mon lycée. J’ai parcouru le monde mais je ne suis resté nulle part » nous apprennent les didascalies de la première page de cette Mauvaise heure, troisième album commun du duo luxembourgeois : Jean-Louis Schlesser (scénario) et Marc Angel (dessin) après Le Yas en 2015 et Le Retour du Yas en 2017.
Et pendant que les didascalies offrent au lecteur les pensées d’un personnage à découvrir, les images nous montrent de jolies collines, de beaux petits villages, des vignes à perte de vue et quelques rares paysans au travail, qu’ils soient hommes, femmes ou enfants en culottes courtes. Un paysage idyllique dont le calme n’est troublé que par le passage du train dans lequel voyage cet homme solitaire. « Maintenant j’habite sur les rives du Lac de Constance et je viens de remonter le Rhin pour rencontrer ici, dans cette taverne, un excellent ami, un vieux salaud de communiste » nous apprend-il un peu plus tard, sous le brouhaha d’une bande de soiffards qui font la fête dans une pièce de la taverne.
En attendant son ami, seule la serveuse, Lore, s’intéresse, un peu, à ce personnage étonnant préférant le vin à la bière et la compagnie de son petit calepin et de son stylo à celle des autres personnes présentes dans l’établissement. Malgré les « Ein Prosit, ein Prosit der Gemütlichkeit » ou les « Fröhlich weilen wir beisammen… » scandés à tue-tête dans la pièce attenante, l’homme, qui a vécu de sa plume toute sa vie, se met à écrire : « Une histoire d’amour, d’innocence et dépravation en des temps de pestilence ». Sans trop savoir dans quoi elle s’engageait, la candide serveuse lui demande de faire d’elle un de ses personnages. La voici transformée en Perla.
Le style réaliste et le noir et blanc ultra contrasté du récit laisse place à un dessin plus libre, expressif, avec différents niveaux de gris. Un dessin au lavis pour un voyage dans le passé. « L’époque était celle de tous les dangers » explique l’auteur, « Le monde sortait du chaos, mais comment ignorer les symptômes du désastre à venir ! Danser au bord d’un précipice devint une habitude ». Nous voilà plongés dans une boîte de jazz enfumée, seuls quelques nazillons aux cris de « Heil Hitler » viennent perturber cette soirée en devenir. C’est M., homme à l’élégance inimitable et au monocle à l’œil gauche qui souffle le chaud et le froid. Perla est sa création. C’est lui qui l’a sortie des cabarets de bas étage où elle se produisait jadis, qui l’a sortie de la drogue et qui a fait d’elle une star internationale. Une création qu’il fera monter très haut avant de s’en lasser.
L’hommage à M le maudit de Fritz Lang est évident. Dans le nom du personnage comme dans le style expressionniste du récit. Outre le choix monochromatique, auquel Marc Angel nous a habitués depuis Le Yas, les ellipses et l’interpénétration entre les deux niveaux du récit, offrent au lecteur une subjectivité assumée qui cherche plus à créer chez lui une réaction émotionnelle qu’à lui donner une quelconque explication objective ou réaliste.
Un choix qui risque de désarçonner un public non habitué à certaines audaces artistiques mais qui, clairement, donne à cette Mauvaise heure toute sa singularité. Certes, la fin est un peu trop abrupte, le scénario un brin tarabiscoté et on a un peu de mal ci-et-là à suivre les choix des personnages – peu importe le niveau narratif, que ce soit celui de l’écrivain et de la serveuse ou celui de M. et de Perla –, mais l’album a un aspect noir plaisant, une atmosphère interlope captivante, des personnages mystérieux et fascinants sans oublier un graphisme hors du commun, brumeux qui attire l’œil.
Une belle série d’atouts finalement, malgré ses quelques imperfections, pour ce premier album du duo Angel-Schlesser publié par l’éditeur indépendant français Mosquito. Un éditeur ouvert à l’international et aux albums différents. « Je suis assez fier de ça », explique à ce sujet le dessinateur. « Mosquito est un petit éditeur, mais un éditeur qui publie beaucoup de grands auteurs que j’adore. Ils ont publié, par exemple, plein de classiques italiens de la BD : Battaglia, Toppi, etc. » Il poursuit : « Je leur ai simplement proposé le projet, comme ça, juste pour voir s’ils pouvaient être intéressés, et ça a marché. Pour moi, c’est comme tirer le gros lot ! »