Romus, André : Avril sous roche

De l'amour

d'Lëtzebuerger Land vom 16.08.2001

"Nommer l'impossible du corps," dit le premier vers du poème dans ce qui s'avère par la suite le projet, le programme du recueil. Or "l'impossible du corps" ne peut être abordé que par le biais du détour, "l'impossible du corps" passe d'abord par le texte, avec lequel il finit par se confondre: "Orient de papier que creusent nos mains jointes / de l'alphabet des bras couverts / au filigrane bleu des veines / offrandes d'encre et de sueur". 

L'autre se terre en le poème (pour éviter de dire "dans" le poème); elle y habite: "J'hivernerai dans la chambre du poème" confie-t-elle au poète. Le corps est d'abord thème à interpréter - dans toutes les acceptions du mot -, il est poème. Le corps de l'autre, celle qu'on aime, est ce par quoi la poésie se mue en chose visible. Dans l'apothéose que lui confère sa splendeur, dans la consécration que lui donne le désir, "ce visage plus beau que les mots qui le cernent" se transfigure en véritable incarnation du beau. Dès lors, rien d'étonnant à ce que le corps de l'autre se donne à voir comme représentation. 

C'est pourquoi le poète associe la femme aux arts du spectacle: "Je chante le cinéma de ton corps" ou: "...au théâtre de ton corps". Ailleurs, le poète évoque l'"opéra paludéen" de l'aisselle à la cuisse. "Paludéen"? Parce que l'aventure amoureuse n'est pas chose anodine; elle est plus périlleuse qu'il n'y paraît. Elle est l'occasion de fulgurantes illuminations telles ces "clartés charnelles" mais l'amour est aussi l'occasion d'une immolation comme le suggère ce "charnier charnel" ou alors il y a tout au moins une épreuve: "Aimer est une angoisse extrême" peut-être parce que "l'ascenseur / tombe / inexorablement / vers l'échafaud" comme dit ce poème dont les vers sont numérotés de 19 à zéro. Poème du compte à rebours, poème qui descend vers son extinction, vers le zéro de son silence. 

Désirer, ce n'est pas posséder - d'ailleurs, il n'y a rien à posséder en la matière -, mais habiter poétiquement. L'autre devient "oasis"; l'autre est un refuge: "jusqu'à l'oasis des aisselles / où m'enfouir / où m'enfuir". Ailleurs, le corps se présente comme un havre, lieu d'amarrage: "corps / labyrinthe des torses en échos / cordes d'îles / le corps en archipel / où jeter l'ancre". 

Mais "l'amour est un voyage / aux périls conjugués". En quoi aimer est-il si périlleux? L'amour dont il est question ici est surdéterminé par de très fortes connotations religieuses: il est fortement associé au sang et à son correspondant eucharistique: le vin. L'amour est chez André Romus rêve d'amour, rêve d'une spiritualité où les anges ne seraient pas "asexués". Ce qui demeure réel dans cette utopie, c'est le cheminement permanent qu'elle induit: "mais il n'est pas de halte / (la course est à ce prix)". C'est d'un cheminement permanent qu'il s'agit, d'une quête incessante dont l'objet est cet ailleurs où toute satisfaction suscite des insatisfactions. Une boisson qui se transforme elle-même en d'autres soifs: "toute réponse devenue sa propre énigme". 

C'est se désaltérer qui assoiffe, altérant de la sorte toute prise de parole, intervertissant, permutant les choses et les mots comme dans ce vers où les mots échangent leurs sons, perpétuent des échos grâce aux paronymes "salaire", "solaire": "salaire de l'amour solaire qui m'altère". 

Mais le procédé d'échange favori du poète est sans conteste l'anagramme à quoi il consacre ces lignes: "Face aux pièges de l'anagramme, son talent latent, attentif à ne rien nier, peinait à la merci du crime. Et refusant de donner licence au cilence [sic], il hésitait alors entre le récit (vrai) du cancer des images de l'écran et l'écrit (ravi) du cancre des magies du crâne." Chez Romus, l'anagramme n'est pas un jeu de mots; l'anagramme dit l'univers du poète car le monde ne fait qu'échanger ses attributs. Ainsi, l'autre est un texte, le texte est l'autre; le profane est sacré et le sacré profane. Mais de cette rencontre entre le sacré et le profane qu'on devine dans la fréquence des termes religieux employés dans un contexte amoureux (sacre, anges, vin, pain, encens...) naît une promesse: celle d'une renaissance, d'une résurrection: "...les prophètes annoncent l'approche des débâcles, la renaissance du soleil aux vendanges des lèvres". 

Dans l'avant-dernier texte du recueil, se lit cette prière "et que parole soit donnée à ces lèvres où tremble inachevé l'élégie de son sang et que son sang me soit non pas vive blessure mais matin heureux de la foudre où l'aimer". Le dernier poème du recueil apporte une note pathétique à cette prière. C'est le pathétique du futur antérieur: "Il n'aura rien demandé d'autre au jour, n'aura rien reçu d'autre de la nuit: ces arrêts sur image pour tout paysage, ce pain rompu pour tout festin". À lire.

André Romus: Avril sous roche; Poèmes et dessins de l'auteur; préface de Claude Bommertz, Graphiti n°40 des éditions Phi, en coédition avec Écrits des Forges, Québec, 2001; 147 pages, 480 francs.

Jalel El Gharbi
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