La pandémie pousse à repenser la mesure de la richesse des nations

Une histoire de tuyau

d'Lëtzebuerger Land du 20.11.2020

Dans la vaste palette des indicateurs économiques, le Produit Intérieur Brut est à la fois le plus utilisé* et le plus discuté. L’hebdomadaire britannique The Economist, qui lui avait déjà consacré un article incisif en 2016, a remis le couvert le 29 octobre avec un texte intitulé « The notorious GDP : what GDP can and cannot tell you about the post-pandemic economy », se situant dans une longue lignée d’études critiques sur le sujet. Elles remontent à l’origine du concept dont le propre « inventeur » Simon Kuznets (prix Nobel d’économie en 1971) avertissait dès 1934 qu’il pouvait « difficilement servir à évaluer le bien-être d’une nation ».

En juin 2018 dans un rapport de 68 pages publié sous le titre « The future of GDP », l’Institut de Recherche du Credit Suisse (CSRI) analyse les limites et les alternatives au PIB, devenu selon lui la « cible d’attaques ». Le document reprend d’abord une critique aussi ancienne que justifiée faite à cet indicateur : il ne rend pas bien compte de la richesse créée dans une économie. C’est particulièrement vrai dans les pays en développement affligés d’une importante économie souterraine et où l’appareil statistique est insuffisant (à titre d’exemple dans certains pays d’Afrique la population est connue à quarante pour cent près). De plus les indices de prix permettant de passer du PIB en valeur (nominale) au PIB en volume (réel) « n’existent pas toujours, et les économistes utilisent alors des approximations ».

Même dans les pays développés, où avec des données de meilleure qualité on admet couramment une marge d’erreur de cinq pour cent, le calcul exclut certaines activités. C’était encore le cas récemment du trafic de drogue, dont l’importance en Europe a convaincu Eurostat de l’intégrer et de demander aux États membres de l’UE de le faire. La France intègre depuis 2017 ce type de criminalité, avec une « production » de 2,7 milliards d’euros soit 0,12 pour cent du PIB. Mais quel crédit peut-on accorder à ce chiffre qui concerne une activité illicite, par essence dissimulée ? Ce qui vaut aussi pour la prostitution. Dans la même veine, le calcul du PIB exclut le « travail domestique » dont l’estimation est assez hasardeuse. Selon l’institut statistique Insee, « selon que l’on y inclut ou non les activités de semi-loisirs comme le bricolage et le jardinage, il représente entre quinze et 27 heures par semaine. Au niveau national, le nombre d’heures annuelles consacrées au travail domestique serait égal à une à deux fois le temps de travail rémunéré » ! Par ailleurs pour le CSRI, le PIB tel qu’il existe ne tient pas assez compte des enjeux actuels des sociétés. Comme le résume l’économiste britannique Diane Coyle, professeur à l’université de Cambridge et co-autrice de l’étude, on se retrouve actuellement à « mesurer l’économie moderne avec des méthodes des années 1940 ». En particulier, la tertiairisation accélérée et la révolution numérique posent de nombreux défis aux statisticiens. De nouveaux produits et modèles commerciaux ont fait leur apparition, tels les logiciels de toutes sortes, la musique partagée via Internet ou les services du Cloud, alors qu’actuellement « le PIB relève toujours du monde analogique, dans lequel tous les produits avaient une forme physique et toutes les activités économiques étaient gérées de manière traditionnelle », relève Diane Coyle.

Dans cette économie en pleine mutation, estimer fidèlement la richesse créée est une véritable gageure. Pour autant, les alternatives à la mesure du PIB dont on parle depuis longtemps peinent à voir le jour. Des indicateurs complémentaires ont été proposés, le plus connu étant l’Indice de Développement Humain (IDH) créé en 1990 sous l’égide du Programme des Nations-Unies pour le Développement (Pnud). Il prend en compte l’espérance de vie, le niveau d’éducation et le revenu moyen pour évaluer le bien-être collectif d’un pays. Il existe aussi du côté de l’OCDE un indicateur de progrès véritable (IPV) et un indice de bien-être durable (Ided) qui intègrent tous deux la pollution, les inégalités sociales et le bénévolat. Ils apportent un éclairage intéressant : dans les pays d’Europe de l’ouest, l’IPV est à la traîne du PIB. Aux États-Unis il baisse même depuis les années 70. Un indicateur pour l’innovation, qui comptabiliserait le nombre de brevets délivrés et les dépenses en recherche et développement est aussi envisagé par le CSRI. Parmi les initiatives plus ambitieuses, visant cette fois à remplacer le PIB, on peut citer le Bonheur National Brut (BNB) imaginé au Bhoutan dans les années 70 et mis en place à partir de 2008, et le Revenu National Durable (SNI), ou PIB vert, qui déduit du PIB classique les coûts environnementaux de l’activité économique. Ce dernier est expérimenté en Chine depuis 2017.

Dans l’article de fin octobre 2020, The Economist ne s’en prend pas, pour une fois, à la mesure du PIB, mais à sa nature même en tant que « variable de flux ». Il évalue en effet des quantités produites pendant une période donnée (approche par la production, la plus courante), des rémunérations versées ou des dépenses effectuées (approches par les revenus ou par la demande). L’hebdomadaire compare le PIB à un tuyau d’arrosage et les à-coups représentés par les confinements et leurs suites à des nœuds qui contrarient l’écoulement de l’eau. Mesurer le flux du liquide sur une période donnée est assez compliqué, car à un certain moment et pour un lapse de temps indéterminé, rien ne sort du tuyau. Et même lorsque le déblocage a lieu le flux sortant est de toute manière limité par le diamètre du tuyau.

D’autre part, tout jardinier même amateur sait que ces nœuds, s’il se répètent, peuvent endommager le tuyau, augmenter les fuites et diminuer à terme son débit. En économie, cela pourrait signifier qu’en raison de la baisse des investissements observée en 2020 la croissance potentielle serait entravée et que les niveaux de 2019 ne seraient pas retrouvés avant au moins trois ans. Au final, « l’imprévisibilité du coronavirus et les ruptures qu’il occasionne rendraient les chiffres du PIB encore plus sujets à caution que d’habitude » et ne permettraient pas d’anticiper l’impact de l’épidémie sur la capacité de production. Le magazine britannique s’inquiète également de l’interprétation des chiffres. Aux États-Unis et au Japon, les statisticiens présentent la croissance du PIB par rapport au trimestre précédent sous forme d’un taux annualisé : ce qui signifie que l’on prolonge sur une année entière la performance (bonne ou mauvaise) du dernier trimestre concerné.

Avec l’alternance des confinements et des périodes « normales » d’activité à leur sortie, « la pratique a donné des chiffres étonnants et trompeurs ». Le PIB américain réel en Amérique aurait ainsi diminué à un rythme annualisé de 31 pour cent au deuxième trimestre, « ce qui semble suggérer que le Covid-19 a avalé près d’un tiers de la production économique américaine ». En fait, la production du deuxième trimestre n’était inférieure que de neuf pour cent à celle du premier, ce qui n’est pas rien mais reste « beaucoup moins dramatique ». Autre exemple beaucoup plus courant, car il ne se limite pas aux États-Unis et au Japon et relève de la simple arithmétique : lorsque le PIB d’un pays passe, pour cause de confinement, de mille milliards d’euros à 800 milliards en un trimestre, la baisse est de vingt pour cent. Si après la sortie de crise il remonte à 960 milliards à la fin du trimestre suivant, la hausse est aussi de vingt pour cent. Mais, calculés sur des valeurs différentes, les taux décroissants et croissants ne se compensent naturellement pas. Il n’y a pas de retour à la case départ, car on voit bien qu’au bout de six mois, le PIB est toujours inférieur de quatre pour cent à sa valeur initiale.

C’est ce que critique l’hebdomadaire, en constatant que le 29 octobre, le Bureau of Economic Analysis a annoncé que le PIB américain avait augmenté à un rythme annuel de 33 pour cent entre juillet et septembre, alors qu’en réalité la production n’a rebondi que de 7,4 pour cent par rapport au trimestre précédent et que le PIB américain était toujours inférieur de près de trois pour cent à sa valeur au 30 septembre 2019. Une manière fallacieuse de présenter les choses, qui arrange bien les autorités sans être toujours détectée par un grand public peu familier des pourcentages.

* Depuis les années 90 il est préféré au Produit National Brut (PNB), qui mesurait les richesses produites par les résidents d’un pays donné, sur leur territoire ou à l’étranger.

Georges Canto
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