L’Uni.lu aura-t-elle le recteur qu’elle mérite ? On a pu reprocher à certaines de ses disciplines de privilégier le salon cossu et cosy de l’économie et de la finance à l’aventure de la pensée. Et il est vrai qu’un esprit pseudo-scientifique a contaminé jusqu’aux têtes chercheuses de la psychothérapie, pour ne citer que cet exemple, qui transforment le sujet de la psychothérapie en objet de leurs échelles qui quantifient angoisses, dépressions et autres souffrances humaines, bien trop humaines.
Quantifier la misère humaine, c’est aussi le propos du recteur désigné dans un article paru en 2001 et intitulé « Why Banning the Worst Forms of Child Labour Would Hurt Poor Countries »1. « C’est une des premières tentatives de quantifier un problème moral », écrit fièrement notre auteur qui affirme, peut-être non sans raison, qu’interdire simplement les pires formes du travail des enfants équivaut à appauvrir l’ensemble de la population. Dans la même veine, le recteur désigné part en guerre contre ce qu’il appelle les effets pervers de l’aide au développement. Prenant exemple sur Haïti, il affirme que cette aide favorise la fuite des cerveaux, portant ainsi par exemple le coup de grâce à la médecine privée2. Loin de nous l’idée que l’auteur veuille promouvoir le travail des enfants, voire donner un coup d’arrêt à l’aide au développement. Mais privilégier le résultat économique à l’impératif éthique, c’est se faire complice des dictateurs de Brave New World.
En lisant ces papiers, on ne peut être que révolté par la déshumanisation du « matériel » humain et la froide technicité de la langue et de la méthode. Nous sommes dans le domaine de ce que Heidegger a appelé les « Machenschaften der Technik » qui font s’égarer l’humanité dans ce que le maître de Fribourg a appelé l’inauthenticité. Et on pense immédiatement à l’absence de compassion et d’amour pour les Juifs qui a été reprochée à Hannah Arendt, élève et amante du philosophe nazi, quand elle a rendu compte du procès Eichmann, découvrant à cette occasion la « banalité du mal ». Mais n’est pas Hannah Arendt qui veut. Compassion, amour, fraternité et autres bons sentiments n’ont évidemment rien à faire dans le domaine des sciences, fût-ce celui des sciences dites humaines. Seulement voilà, l’économie ne peut pas faire l’économie de l’éthique et, depuis les horreurs du dernier siècle, les scientifiques ne peuvent plus se défaire de la responsabilité des conséquences de leurs découvertes.
En nommant recteur le très libéral Monsieur Pallage, le conseil de gouvernement a donc ratifié le choix du très libéral conseil de gouvernance de l’université. C’est un signal hautement symbolique qui risque de faire basculer le fragile nation branding dans le nation bashing, dans lequel le Grand-Duché a tout à perdre. Gageons qu’à Belval, le plaisir de penser fera alors bien vite place à l’urgence de panser.