Biennale d’art de Venise

My home is my factory

d'Lëtzebuerger Land vom 19.05.2011

« Embrace TSC » lance le slogan qui accueille le visiteur sur le site Internet, deux jeunes tout habillés de blanc sautent dans le ciel bleu décoré de ballons de couleur, et ça continue : « We care all the time ». À en croire l’artiste Hong-Kai Wang, ce slogan ne serait même pas un mensonge. Née en 1971 à Huwei, petite ville de 67 000 habitants à l’Est de Taiwan, elle connaît bien la société étatique qui prône une telle prise en charge sociale : la Taiwan Sugar Corporation y exploite l’une de ses principales usines – Huwei fut même surnommée « la capitale du sucre » durant l’occupation japonaise – et le père, comme le grand-père de Hong-Kai Wang y furent ouvriers. La société leur mit toute une ville à disposition, du logement en passant par l’école pour les enfants, jusqu’aux soins médicaux. « J’en ai gardé de très bons souvenirs, surtout des premières années de mon enfance, raconte-t-elle, c’était un environnement très protégé. Un peu comme ce qu’a fait l’Arbed au Luxembourg... »

L’année dernière, Hong-Kai Wang a passé une résidence de six semaines au Luxembourg, ayant été sélectionnée suite à l’appel lancé par le Casino. Son projet Music while you work traitait de l’espace social du travail en usine ; pour son installation sonore finale, elle a visité nombre d’usines luxembourgeoises, de la sidérurgie à l’agro-alimentaire, pour y capter les sons des machines et les témoignages des ouvriers et ouvrières. Ce très beau projet, qui alliait conscience socio-politique et ambition artistique – la bande sonore qu’on pouvait traverser à l’aquarium était impressionnante de vérité –, allait en quelque sorte s’avérer être un ballon d’essai pour un projet d’une toute autre envergure encore. Car parallèlement à sa résidence au Luxembourg, Hong-Kai Wang venait d’apprendre qu’elle serait, à côté de Yu-Hsien Su, l’une des deux artistes retenues pour représenter leur pays à la biennale d’art de Venise cette année. Et elle va y emporter un peu de Luxembourg.

Forte de son expérience luxembourgeoise, où elle avait appris ce qu’il était possible de faire en usine et ce qu’il fallait éviter (ne pas déranger les ouvriers contraints à une certaine productivité par exemple), elle allait s’attaquer à ce sujet personnel qui lui tient tant à cœur : retourner dans la ville ouvrière de son enfance, dans l’usine TSC qui est toujours en activité, bien que la production ait considérablement baissé depuis l’âge d’or des années 1950-60, lorsque le secteur représentait 34 usines et 100 000 hectares de champs de canne à sucre pour une production annuelle de plus d’un million de tonnes de sucre, constituant alors 70 pour cent du commerce extérieur du pays (source : Taiwan aujourd’hui). « Bien sûr, c’est un projet extrêmement personnel, mais je voulais que ça parle à tout le monde – tout le monde mange du sucre, mais peu de gens savent comment il est produit, et beaucoup de gens partagent des expériences comme la mienne ou celle de ces ouvriers, même si la production peut être différente, » explique l’artiste.

Elle a décidé de ne pas enregistrer elle-même les sons de l’usine, mais de demander à des ouvriers retraités de le faire. Ou plus exactement : à des couples, dont le mari avait été ouvrier à l’usine et la femme au foyer, avec la famille. Elle a ainsi sélectionné quatre couples et un homme seul qui, après avoir passé plusieurs jours de workshops sur l’écoute et la technique d’enregistrement, sont retournés à l’usine – pour les femmes, ce fut même une découverte, elles n’avaient jamais mis les pieds au lieu de travail de leurs maris – et ont enregistré des sons de ce qui fut jadis leur quotidien. À Huwei toutefois, davantage encore qu’au Luxembourg, où l’image ne constitua qu’une documentation complémentaire au projet, la vidéo allait jouer un rôle primordial. Et pour la capter, Hong-Kai Wang engagea le cinéaste qui avait documenté son travail au grand-duché, le seul « blanc » du projet, le seul dans l’usine d’ailleurs : Yann Tonnar.

« C’était très différent de ce que je fais d’habitude, » raconte le cinéaste connu pour ses documentaires (Weilerbach, 2008 ; Mir wëllen net bleiwen, avec Pascal Becker, 2010). Car normalement, il n’est pas chef opérateur mais réalisateur, et si d’habitude c’est lui qui décide des cadrages et des prises, alors ici, les contraintes imposées par l’artiste étaient assez rigides : des prises de deux à trois minutes, le plus neutre possible, en plan large, fixe. « J’étais moins intéressée au résultat esthétique qu’à la documentation du processus, de tout ce qui se passait lors de ces enregistrements, parce que c’est surtout un travail sur la communauté, » explique l’artiste. D’où l’importance accordée aux loisirs, à l’idylle ambiante, « et j’ai toujours dit à Yann de filmer les chiens, parce que lorsqu’il y a des chiens, cela veut dire que les gens se sentent chez eux. »

Après les repérages et une semaine de tournage en mars, Yann Tonnar passa encore une semaine de pré-montage à Taipei, puis Hong-Kai Wang assista durant une semaine au montage final, la semaine dernière au Luxembourg. À Venise, on verra, dans le Palazzo delle Prigioni, place Saint-Marc, qui est traditionnellement le pavillon taiwanais, sous le titre cette fois de Music while we work, un film d’une quarantaine de minutes sur deux écrans, et une bande sonore multipistes, où les sons captés par la caméra, ceux captés par les magnétophones des ouvriers retraités et d’autres sons naturels se chevaucheront. « Je veux que ce soit un espace ouvert, où on peut facilement entrer et sortir et quand même sentir l’essence de l’œuvre, estime Hong-Kai Wang. Et puis il est essentiel pour moi que tout le monde puisse s’identifier aux expériences dans cette usine. Je ne parle pas uniquement de Taiwan, qui est une entité politique assez obscure pour beaucoup de gens ; mon travail porte plus sur l’expérience communautaire ». À côté des images de Yann Tonnar, le projet sera également accompagné d’un catalogue comprenant un texte du directeur artistique du Casino Luxembourg, Kevin Muhlen, alors que le graphisme sera assuré par le frère de Kevin, Mik Muhlen.

Le pavillon taiwanais à la 54e Biennale d’art contemporain de Venise se situe au Palazzo delle Prigioni, Place Saint Marc, à Venise et sera inauguré le 2 juin : www.labiennale.org.
josée hansen
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