Art contemporain

Ramollir, attendrir, rapiécer le monde

d'Lëtzebuerger Land vom 28.02.2020

Il y a d’abord l’odeur. On est certes attiré par les grands rideaux colorés accrochés au plafond et dont les trous ronds qui se suivent en enfilade forment, dans la perspective, des diaphragmes comme ceux d’un appareil photo, l’un menant vers la suite de salles d’expositions au rez-de-chaussée et l’autre vers les grands escaliers descendant aux labyrinthes du sous-sol. Mais le spectateur parisien qui entre dans l’espace d’exposition en venant des rues polluées par les gaz d’échappement est forcément intrigué par l’odeur : celle des étés chez les grands-parents paysans ou à la montagne. Celle d’une énorme meule de foin, qu’on découvre après avoir traversé un premier espace fait de grands rideaux. Plusieurs de ces espaces à l’architecture molle, imprécise, tendre vont se suivre pour le parcours théâtral de cette grande exposition intitulée Le monde est bleu, que le Palais de Tokyo consacre à Ulla von Brandenburg (*1974), artiste allemande qui vit et travaille en France.

Dans l’article que Le Monde consacra à l’exposition ce lundi, mais aussi sur les supports de communication, les Luxembourgeois reconnaîtront une photo d’Andrés Lejona faite l’année dernière au Casino Luxembourg, où l’œuvre C,Ü, I, T, H, E, A, K, O, N, B, D, F, R, M, P, L, II fit l’ouverture de l’exposition I dreamed I was a house, curatée par le collectif berlinois de Gilles Neiens, Insitu (voir d’Land du 12 juillet 2019). Au Casino comme au Palais de Tokyo, Ulla von Brandenburg tente d’habiter le lieu, de l’habiller aussi. Les tentures sont en gros tissus parfois fluides, parfois plus rugueux, mais toujours très colorés. Ce sont des tissus qu’elle recycle, qui ont « conservé l’empreinte du temps » comme l’explique l’artiste dans une interview au même Monde.

Assemblés grossièrement avec des cordes, entrouverts, ces rideaux invitent le spectateur à déambuler dans cinq espaces différents où se trouvent des objets comme entreposés là par des habitants, mais dont les dimensions intriguent : des morceaux de craie ou des nasses à poissons surdimensionnés, de la vaisselle en terre cuite, des cannes de bambou entourées de tissu coloré, des lanières de ce tissu enroulées et proprement rangées dans des boîtes en bois, un instrument de musique automatique… Ça et là sont assises des figures humaines en toile de jute rembourrée, nues, rappelant la tradition de la Stréifrächen qui a été brûlée ce mercredi à Remich pour chasser l’hiver…

On traverse l’exposition au Palais de Tokyo, qui semble comme à l’arrêt, dans l’attente d’un événement, d’une action. Ce sera le cas les samedi après-midi, lorsque les acteurs du film qui se trouve à la fin du parcours viennent « activer » tous ces objets. Il s’agit d’acteurs amateurs du Théâtre du Peuple à Bussang, dans les Vosges. Ce théâtre, créé à la fin du XIXe siècle, tout en bois, est non seulement classé monument historique, mais a aussi la particularité que son mur arrière, celui derrière la scène, est en fait une porte, qui s’ouvre sur la nature et l’énorme forêt à flanc de colline. On y fait toujours du théâtre, entre mai et décembre, ce printemps, ce sera le Rosenkavalier de Strauss et le Lenz de Büchner.

Ulla von Brandenburg a mis en scène un étrange spectacle à Bussang, avec les acteurs qu’elle a trouvés sur place et de fidèles collaborateurs, un spectacle comme une séance de spiritisme : une communauté confinée dans ce théâtre suit ses rituels quotidiens, ranger, arranger, sécher, coudre, échanger – jusqu’à ce que s’ouvre le portail et leur bulle éclate, le monde extérieur entre. L’artiste allemande y voit une métaphore de la jonction entre nature et culture, mais elle ne fait pas de grands efforts pour que le public y trouve accès. Les dialogues du film, qu’elle emprunte à Marieluise Fleisser, sont en allemand, non sous-titré, donc parfaitement hermétiques pour le public parisien. Et même pour des germanophones, le soliloque d’une vieille dame qui se promène avec un ours polaire ou de jeunes ouvriers qui discutent est déjà passablement agaçant, frisant la frontière de l’idéologie d’un Rudolf Steiner. L’utopie d’un retour à la nature devient alors du prosélytisme énervant, presque mystique. Et le dénouement de tuer tout le charme de la mise en scène.

L’exposition Le milieu est bleu d’Ulla von Brandenburg dure jusqu’au 17 mai au Palais de Tokyo à Paris ; palaisdetokyo.com.

josée hansen
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