La guerre économique entre États-Unis, Europe et Chine dans un contexte de dénatalité

Le match démographique

À la frontière américano-mexicaine (Ciudad Juarez) en mars 2024
Foto: AFP
d'Lëtzebuerger Land vom 31.01.2025

Dans la guerre économique (au sens mercantiliste) qui les oppose depuis plusieurs années à la Chine, et désormais à l’Europe, les États-Unis disposent d’un atout assez peu évoqué : leur démographie. D’ici à 2050, leur population devrait en effet augmenter de douze pour cent, alors que celle de l’Europe diminuera au minimum de 5,5 pour cent et celle de la Chine de sept pour cent. Les pays de l’UE ont déjà amorcé un net déclin démographique. Le solde naturel est négatif de 2,6 pour mille ce qui signifie, pour reprendre une expression lugubre née dans les années 1930, que désormais « on y fabrique plus de cercueils que de berceaux ». Cette situation remonte au début des années 2000, mais, en considérant cette fois l’Europe dans sa globalité, elle est très contrastée selon les grandes régions et les pays. L’Europe méridionale et orientale est la plus affectée, avec un recul de sa population estimé à 10,5 pour cent d’ici à 2050. En revanche, celle d’Europe de l’Ouest limitera la casse, avec une baisse d’un pour cent. Celle d’Europe du Nord croîtra de 5,6 pour cent.

L’indice de fécondité est un indicateur démographique-clé il permet de prévoir l’évolution future des populations. Le renouvellement naturel est acquis si l’indice atteint 2,1 enfants par femme (pour tenir compte de la mortalité infantile). Le déclin est inévitable, à terme, en cas d’indice inférieur à 2,1. Or c’est dans cette configuration que se trouvent depuis des années plusieurs pays européens, et la situation s’aggrave. La moyenne européenne de 1,5 enfant par femme est tirée vers le bas par l’Europe du Sud (1,2 en Italie et en Espagne), mais l’Europe de l’Ouest et du Nord est à peine mieux lotie (1,6). Le Luxembourg affiche un maigre 1,4. La baisse de la fécondité et de la natalité a pour conséquence le vieillissement de la population. D’ores et déjà en Europe, le pourcentage de seniors de plus de 65 ans dépasse celui des jeunes de moins de 25 ans : seize pour cent contre vingt pour cent en moyenne.

À l’autre bout du monde la Chine connaît une situation comparable. Le 17 janvier 2025, le Bureau national des statistiques a annoncé une troisième année consécutive de diminution de la population. Fin 2024, le pays comptait 1,408 milliard d’habitants, soit deux millions de moins en un an. La situation devrait empirer dans les prochaines décennies. La Chine ne compterait plus que 1,3 milliard d’habitants en 2050 et selon le rapport World Population Prospect de l’ONU, elle tomberait même à 700 millions en 2100. Le faible taux de natalité (6,3 pour mille en 2024, le plus bas depuis 1949) s’explique par une très basse fécondité : en 2023 l’indice s’élevait à seulement 1,2 enfant par femme, et ne dépassait pas 0,8 à Hong-Kong ! En revanche, la population reste plutôt jeune par rapport à l’Europe ou aux États-Unis. La proportion de moins de 25 ans (17 pour cent) est comparable mais celle des seniors est très faible : quatorze pour cent contre 22 pour cent en Europe de l’Ouest et du Sud.

Face au déclin démographique accentué de l’Europe et de la Chine, les États-Unis sont dans une position relativement favorable. Le solde naturel y est positif, grâce à un taux de natalité supérieur à celui de l’Europe (onze pour mille) et surtout à un taux de mortalité plus faible (neuf pour mille). La population américaine a en effet une structure plus jeune qu’en Europe, avec proportionnellement davantage de moins de 25 ans (18 pour cent) et moins de seniors de plus de 65 ans (17 pour cent). Mais le paysage démographique est moins rose qu’il n’y paraît : l’indice synthétique de fécondité n’est plus que de 1,65. Depuis 2007, il est constamment inférieur au seuil de remplacement. Encore cette moyenne est-elle portée par la population d’origine hispanique (près de vingt pour cent du total) qui a un indice de fécondité de deux contre 1,57 au sein de la « population blanche » (un peu moins de soixante pour cent). En 2023, les États-Unis ont enregistré 3,6 millions de naissances, le nombre le plus bas depuis 1979.

En conséquence, le solde naturel pourrait devenir négatif d’ici dix ans et l’augmentation prévue de la population américaine d’ici à 2050 devrait beaucoup au solde migratoire. Comme on pouvait s’y attendre les États-Unis, l’Europe et la Chine répondent de manière très différente au défi de la dénatalité, terme qui désigne une situation où le solde naturel devient négatif. Les solutions envisagées illustrent bien le propos à caractère général, tenu en 2024 par Luca de Meo, CEO du groupe Renault : « les États-Unis stimulent, la Chine ordonne, l’Europe régule ».

Les États-Unis ne semblent pas prendre de mesures significatives pour enrayer la baisse de la fécondité. Les politiques familiales relèvent des différents États et au niveau central les programmes sont limités. Certaines mesures, comme les restrictions que l’administration Trump entend apporter à l’IVG (elles existent dans une vingtaine d’États) sont a priori sans rapport avec une quelconque volonté politique de relancer la natalité. C’est davantage la question migratoire qui alimente le débat public. À cause, en grande partie, du dynamisme économique du pays, l’immigration aux États-Unis a atteint des niveaux records sous le mandat Biden : plus de deux millions d’entrées nettes par an (à 60 pour cent illégales), selon le New York Times, soit davantage, même en proportion de la population, que durant le grand afflux de la fin du XIXe siècle et du début du XXe. Cela correspond actuellement à quarante pour cent de l’accroissement total annuel de la population. Plus de quinze pour cent de la population américaine en 2023 est née à l’étranger, ce qui dépasse le record historique de 1890.

Mais ce chiffre serait très en-dessous de la réalité, le service des frontières ayant comptabilisé 3,2 millions d’entrées illégales en 2023. Bien qu’une partie des migrants aient été aussitôt reconduits à la frontière, l’importance du nombre total d’étrangers sans papiers, évalué à onze millions de personnes, a été un des thèmes centraux de la campagne de Donald Trump, qui a commencé à des prendre des mesures d’expulsion le jour de sa prise de fonctions. Nul ne sait encore quelles seront les conséquences de cette politique sur l’économie et la démographie américaines, qui se sont historiquement nourries de l’immigration. En Europe, les politiques familiales relèvent également du chacun pour soi, l’UE n’ayant pas défini de stratégie pour relancer la natalité. Certaines approches sont néanmoins partagées par plusieurs pays. Elles concernent notamment l’extension du congé parental, l’augmentation des aides financières (primes à la naissance, avantages fiscaux), la garde des jeunes enfants et la lutte contre le phénomène préoccupant de l’infertilité.

Confrontée à leur inefficacité et à la diminution déjà perceptible du nombre de personnes en âge de travailler, facteur de déclin économique, l’Europe n’a autre choix que d’accepter davantage d’immigrés pour compenser sa dénatalité. Mais la question a quitté le terrain de l’économie et de la démographie pour devenir un thème politique et social majeur et hautement sensible. Ainsi le 27 janvier, le Premier ministre français (centriste) a évoqué le « sentiment d’une submersion » qu’éprouverait déjà la population de son pays face à l’immigration, terme voisin de celui « d’invasion » prononcé par Donald Trump.

En Chine il existe aussi des dispositifs « classiques » d’encouragement à la natalité, comme les allocations familiales, les déductions fiscales, les aides au logement et à l’emploi et les services de garde d’enfants. Des encouragements spécifiques ont été mis en place. Ainsi dans le cadre d’une « nouvelle culture du mariage et de la procréation » adoptée par le Conseil d’État chinois, il a été mis fin (progressivement, à partir de 2016) à la politique de l’enfant unique datant officiellement de 1979, bien qu’entamée une dizaine d’années plus tôt. Les autorités incitent les jeunes à se marier plus tôt et entendent promouvoir un meilleur partage des responsabilités parentales. Mais ici il ne faudra pas compter sur l’immigration. Les autorités comme la population y sont totalement réfractaires, et la législation demeure très restrictive. De toute manière pour compenser la dénatalité il faudrait faire appel à plusieurs dizaines de millions d’immigrants, ce qui est inimaginable.

En conséquence, dans un état autoritaire toujours dominé par le Parti communiste chinois, les autorités n’hésitent pas à prendre des mesures coercitives. Ainsi, le gouvernement a remis en cause l’accès gratuit à la contraception pour les couples mariés. Plus grave, il s’en prend aussi aux avortements : après avoir déclaré en 2018 que les interruptions volontaires de grossesse pouvaient être néfastes pour le corps des femmes et causer des risques d’infertilité, le Conseil d’État veut limiter celles qui seraient pratiquées « à des fins non médicales » en vue « d’améliorer la santé reproductive des femmes ». La pression sociale et la surveillance publique s’accentuent : des appels téléphoniques passés par des fonctionnaires auprès de femmes en âge de procréer, avec des questions très personnelles et intrusives, cherchent à les convaincre d’avoir des enfants, ou d’en avoir davantage. Ces mesures, dont l’efficacité reste à démontrer, surtout face aux changements culturels et économiques, soulèvent de graves questions sur le respect des droits des femmes.

Georges Canto
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