Hide-and-seek Les assignations ont été envoyées cette semaine au président de la chambre du tribunal commercial et au groupement d’intérêt Luxembourg Business Registers. Elles émanent d’une fiduciaire de la capitale. Celle-ci a mandaté un cabinet d’avocats pour accéder à la volonté de ses clients, une famille régnante du Golfe persique, de ne pas apparaître dans le registre des bénéficiaires effectifs (RBE)1. Depuis octobre dernier, chaque société doit déposer au registre du commerce l’identité de « la personne physique qui, en dernier ressort », la possède ou la contrôle. En l’espèce, les informations requises ont été dûment fournies. Une demande de limitation d’accès au registre a été ajoutée comme le permet la loi de janvier 2019… si « l’accès (au registre) expose le bénéficiaire effectif à un risque disproportionné, au risque de fraude, d’enlèvement, de chantage, d’extorsion, de harcèlement, de violence ou intimidation ou lorsque le bénéficiaire effectif est un mineur ou est autrement frappé d’incapacité ».
Cette demande de limitation d’accès était soutenue par un justificatif faisant état « du titre, mais aussi des fonctions politiques stratégiques occupées et de l’implication géopolitique du bénéficiaire économique (…) et dont il résultait de façon inéluctable, un risque réel et sérieux d’enlèvement ou d’extorsion de fonds en cas de divulgation sur la teneur de leurs avoirs », lit-on dans l’assignation préparée pour la fiduciaire qui représente la richissime famille arabe. Oui, mais voilà, la demande a été rejetée « sans réelle explication », peste l’avocat en charge du dossier. Le principal problème, selon l’intéressé, réside dans l’accès généralisé au registre, lequel informe (entre autres) sur le nom, le(s) prénom(s), la nationalité, le jour, le lieu et l’année de naissance ou encore l’adresse privée ou professionnelle du bénéficiaire. En droit, la profusion d’informations contreviendrait aux limites fixées par le règlement général sur la protection des données (RGPD). Le texte européen applicable depuis mai 2018 dispose, entre autres, que les données soient collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes. En son article treize, le règlement précise que le responsable du traitement des données à caractère personnel doit renseigner la personne concernée sur les destinataires de l’information. Or, tout un chacun a accès au registre… alors que la CNPD (Commission nationale de la protection des données), consultée durant la procédure législative, préconisait un accès limité à des personnes capables de prouver un intérêt légitime.
Being rich is no excuse Yves Gonner, directeur du Luxembourg Business Registers, précise que « la pièce justificative doit expliciter le risque exceptionnel encouru par la personne physique visée par la demande de limitation d’accès ». À ce titre, la menace ne consiste pas en un risque générique ou lié à l’exercice d’une activité spécifique, mais celui-ci doit peser effectivement sur une personne physique particulière. « Ce risque doit être caractérisé, réel et actuel », précise-t-il encore. Les dérogations au caractère public des informations inscrites au registre des bénéficiaires effectifs sont donc des mesures exceptionnelles qui sont interprétées au cas par cas par le LBR, gestionnaire du RBE et ce, « afin de ne pas dénaturer le principe de transparence associé à la mise en place de ce registre », explique le fonctionnaire. Pour ce faire, les justificatifs présentés doivent refléter les circonstances exceptionnelles entourant la personne physique visée par la demande, en énonçant les motifs précis et circonstanciés, voire en apportant des indices concrets, fondant la demande de limitation d’accès. En bref, ceux qui croyaient encore à une administration servant les seuls intérêts de la place financière (à l’image du préposé Kohl, sacré tampon d’or des rulings pendant une décennie) voient leurs espoirs douchés.
Selon les informations collectées auprès du registre de commerce, 1 688 demandes de limitations d’accès ont été communiquées au gestionnaire du RBE. Un tiers a été traité. Les réponses n’ont manifestement pas toujours satisfait les émetteurs. 94 recours ont été introduits devant les juridictions luxembourgeoises. Une affaire fait l’objet de questions préjudicielles introduites auprès de la Cour de justice de l’Union européenne. Dans les cinq dossiers plaidés, le magistrat sursoit à statuer dans l’attente d’une décision de l’institution basée au Kirchberg. Treize autres affaires ont été appelées, mais mises en suspens dans l’attente d’une réponse de la CJUE. Le reste de la pile subira très certainement le même sort. Les réponses aux questions préjudicielles porteront sur l’interprétation à donner aux notions de « circonstances exceptionnelles », de « risque » et de « risque disproportionné ».
(Ir)Radiation Voici pour ceux qui résistent. Bien d’autres ont battu en retraite. Les chiffres de radiations des sociétés ont connu une augmentation substantielle en 2019, de onze pour cent pour les sociétés anonymes et de quinze pour cent pour les sociétés à responsabilité limitée. Les liquidations de ces deux types de structures, les plus utilisées pour les soparfis, sont respectivement passées de 1 877 et 3 295 à 2 083 et 3 765. La dernière augmentation de cette ampleur pour les SARL était intervenue en 2017, quand l’impôt sur la fortune applicable aux soparfis avait augmenté de cinquante pour cent. Les dispositions de Beps, initiative de l’OCDE pour lutter contre l’érosion de la base fiscale des entreprises, étaient aussi prises en considération. D’autres facteurs interviennent sans doute aussi aujourd’hui, il est un fait que les sociétés boîtes aux lettres sont radiées à tour de bras. 624 sociétés anonymes et 1 306 SARL ont été liquidées depuis le début de l’année.
Mais les sociétés ne sont pas seulement liquidées parce qu’elles ne présentent plus d’intérêt à ceux qui avaient pris l’habitude de cacher leur argent au Grand-Duché. Parmi les sociétés dissoutes l’an dernier, deux attirent notre attention : Parinco SA et B.V. Investment. Ces deux holdings parmi des milliers d’autres appartiendraient à un couple d’industriels français pris dans une tourmente judiciaire. Gérald Arbola, ancien numéro deux du géant nucléaire Areva, et Christine Duval, héritière de l’empire minier Aubert & Duval. Cette entreprise peu connue du grand public a apporté sa pierre à l’édification de quelques gloires industrielles françaises telles que l’Airbus A320, le TGV ou le Concorde. La famille, originaire d’Auvergne, reste dans l’ombre depuis un siècle. Elle n’en est sortie en 2008 qu’à la faveur d’un combat judiciaire mené par un co-investisseur dans la société qui a absorbé Aubert & Duval en 1999 : le mastodonte de la mine, Eramet.
Cet investisseur se nomme Romain Zaleski. Aujourd’hui âgé de 87 ans, ce polytechnicien champion de bridge, lui aussi peu connu, a culminé à la quatrième place du classement des fortunes françaises. Via sa société Carlo Tassara International, entreprise de la sidérurgie d’origine italienne basée à Luxembourg, il a brièvement été, avec presque huit pour cent du capital, principal actionnaire d’Arcelor en 2006. C’était juste avant que le groupe ne soit avalé par Mittal. Une opération qu’il a d’ailleurs favorisée (d’Land du 29.06.2006) avant de repartir début 2008 les poches bien remplies.
Terrain minier « La Guerre de Monsieur Z » titrait Le Monde en 2010. Romain Zaleski accuse depuis lors les Duval d’avoir fraudé lorsque le groupe familial a été englobé par la société minière française Eramet, alors en voie de privatisation, et dont Carlo Tassara France (CTF) était actionnaire minoritaire. L’entrée au capital de la famille Duval a été opérée en 1999 par l’apport de son entreprise Sima (Société industrielle de métallurgie avancée) en échange d’actions Eramet. Romain Zaleski et CTF affirment que les actions de Sima ont été survalorisées (et donc l’actionnaire Duval favorisé) par une dissimulation de la dette de l’entreprise. Celle-ci avait acquis SMC (Special Metal Corporation) quelques années plus tôt mais avait dilué, à l’insu de CTF, dit son dirigeant, sa participation dans la société absorbée en intercalant deux structures luxembourgeoises, prétendument détenues par la famille Duval : AMI et LWH. CTF et Romain Zaleski ont été déboutés (en 2011, 2013 et 2014) dans leurs tentatives de faire condamner la prétendue fraude afin d’annuler la transaction de 1999, au prétexte qu’il y avait prescription et que les informations avaient été dûment communiquées aux parties concernées.
Mais Romain Zaleski est revenu à la charge dans la foulée de l’arrêt en cassation. Les consorts Duval auraient produit des attestations mensongères de Gérald Arbola et de son épouse Christine Duval pour obtenir une décision de justice favorable et se seraient ainsi rendus coupables de recel d’escroquerie dans la mesure où des membres de la famille Duval détiendraient encore indirectement des actions Eramet du fait de ladite fraude (il n’y a ainsi pas prescription). Selon le réquisitoire de l’avocat général de l’ordonnance rendue par la Cour d’appel de Paris en janvier 2019, « Gérald Arbola, usant de ses fonctions auprès de la Cogema (ancien nom d’Areva, qui entrait alors au capital d’Eramet ndlr), a mis en œuvre un système tendant à favoriser les intérêts de la famille Duval en vue de la future opération d’apport de Sima à Eramet ». La Cogema avait en effet racheté début 1999 des participations dans des entreprises internationales qui avaient fait baisser la valeur d’Eramet et de la Cogema (toutes deux propriétés de l’État français !). À ce titre, l’avocat général demande à la Cour de revenir sur le non-lieu et ordonne un supplément d’information et l’audition de Gérald Arbola. « Il est hautement vraisemblable que la Cour d’appel aurait eu une autre vision du dossier, si elle avait eu connaissance du conflit d’intérêts dans lequel était placé Gérald Arbola, qui agissait à la fois comme représentant de la Cogema, pour le compte de l’État et pour faciliter la prise de contrôle d’Eramet par la famille Duval et servir ses intérêts personnels », expliquaient les conseils de Zaleski et CTF durant la procédure. Car ce n’est pas tout et voilà le gros morceau : Monsieur et Madame Arbola avaient nié des intérêts dans les sociétés luxembourgeoises Parinco SA et B.V. Investment, intercalées dans la chaîne de détention d’Eramet, sous deux offshores domiciliées à Jersey et Panama qui cachaient l’identité (derrière des prête-noms) des bénéficiaires ultimes. Or, un courrier à l’administrateur de Parinco SA (Luxembourg), un certain John H. Metzger, produit via une opération du Saint Esprit par un avocat suisse en 2014 atteste que « Arbola geb. Duval Christine » est l’ayant droit économique d’une société baptisée Parinco Ltd, enregistrée à Jersey et qui a un compte à la banque Vontobel à Zürich. La Cour est donc requise sur ce point aussi d’infirmer l’ordonnance de non-lieu et de poursuivre l’enquête, notamment auprès de ladite banque.
L’enquête relancée Les juges français n’entendent que cette partie du réquisitoire. Ils considèrent que la dissimulation volontaire de l’endettement de SMC n’est pas établie et que l’escroquerie n’est pas constituée. (Ironie : Gérald Arbola, est aujourd’hui mis en examen en France, au même titre qu’Anne
Lauvergeon, ancienne dirigeante d’Areva, pour des soupçons de maquillage des comptes du géant du nucléaire français dans le cadre du rachat en 2007 du Canadien Uramin.) Mais la Cour voit bien la fausse attestation et l’escroquerie au jugement. Elle admet que Gérald Arbola n’est pas intervenu, comme il l’atteste, dans le rapprochement entre Eramet et Cogema en 1999, mais elle soulève en outre que lui et Christine Duval sont mariés sous le régime de la communauté légale et donc qu’il est aussi l’ayant droit économique de Parinco Ltd. Elle ordonne ainsi la poursuite de l’enquête sur ces points.
Voilà le fil auquel s’accroche aujourd’hui Romain Zaleski. Le 14 janvier 2019, le lendemain du vote au Parlement luxembourgeois de la loi sur le registre des bénéficiaires effectifs, la justice française a demandé à ce que lumière soit faite sur les personnes derrière ces deux sociétés, Parinco et B.V. Investment. Celles-ci ont été radiées en mars et en avril 2019 avant la date limite d’inscription des bénéficiaires effectifs. Un an après la décision judiciaire, aucune demande de coopération judiciaire n’a, à notre connaissance (le parquet n’a pas répondu à notre requête), été envoyée par la France au Grand-Duché.