Au cours du siècle, la construction de logement abordable est passée du privé au public avec un résultat pour le moins mitigé

Le tournant de 82

Cité « im gelben Bommert » à Schifflange, 1915-1922, réalisée pour l’ARBED par la société SAMOD. Photo tirée de l’ouvrage d’Anto
Foto: Collection Fonds du Logement
d'Lëtzebuerger Land vom 31.01.2025

Il est un fait indiscutable que les acteurs privés (employeurs, promoteurs privés) participent peu à l’effort de construction de logements abordables qui repose, à l’exclusion des obligations découlant du pacte logement 2.0, quasi-exclusivement sur les épaules des promoteurs publics. La Cour des comptes relevait ainsi dans un rapport publié en 2019 que « l’implication (dans la construction de logements sociaux) de l’initiative privée se limite à quelques conventions signées entre l’État et des sociétés de droit privé et ceci uniquement pour des logements d’étudiants ».

Pourtant, la relation entre les sociétés de droit privé et le logement abordable n’a pas toujours été distante, comme elle l’est aujourd’hui ! Ce sont d’ailleurs les principaux employeurs du pays (HADIR, Société Anonyme des Hauts Fourneaux et Forges de Dudelange, ARBED) qui, peu après l’entrée en vigueur de la loi du 29 mai 1906 sur les habitations à bon marché, ont porté sur les fonts baptismaux les premiers promoteurs actifs dans le logement social au Luxembourg que furent la société anonyme pour la construction de maisons ouvrières à Dudelange, la société anonyme pour la construction d’habitations à bon Marché1 et la société immobilière du Verlorenkost. Via ces sociétés, la forge luxembourgeoise a pu construire des cités ouvrières (e.g. cités Raemerich-Weierwuues et Émile Mayrisch) et des logements de service qui ont permis de fidéliser et sédentariser leurs salariés.

Aussi, les grandes entreprises de l’époque ont, en complément de leur offre locative, permis à leurs salariés de devenir propriétaires en y mettant les moyens et les formes : vente de terrains à bâtir à des prix avantageux, élaboration gratuite (notamment par — excusez du peu — Sosthène Weis) de plan de construction, cession au prix de revient de matériaux de construction, avances sur salaires pour raison d’acquisition immobilière, prime de construction, surveillance gratuite des chantiers, interventions patronales auprès des institutions de crédits pour l’octroi de prêts à ceux de leurs salariés qui étaient chefs de familles, etc.

Puis, désindustrialisation du tissu productif grand-ducal faisant, le paternalisme patronal et ses offres de logements avec clause de fonction ont peu à peu disparu. C’est dans ce contexte que la politique étatique du logement, articulée autour de l’emblématique loi du 25 février 1979 qui regroupera dans le corps d’un même texte l’ensemble des mesures publiques en faveur du logement, est montée en puissance. Le chapitre 3 (aides à la construction d’ensembles) de cette loi a depuis façonné la politique grand-ducale du logement abordable.

Dans sa version d’origine de 1979, ce chapitre stipulait que : « L’État est autorisé à favoriser par des participations financières l´initiative de promoteurs publics ou privés en vue de l´acquisition et de l’aménagement de terrains à bâtir ainsi que de la construction de logements à coût modéré destinés à la vente ou à la location » (article 15) ; « Sont considérés comme promoteurs, dans le sens de la présente loi, les personnes physiques ou morales, à caractère public ou privé, qui s’engagent, par convention à établir avec le membre du gouvernement ayant le logement social dans ses attributions, à construire, ou à faire construire, des logements à coût modéré. […] Elle (i.e. la convention) fixe les conditions d’octroi et l’importance des participations de l’État, les droits et les obligations du promoteur ainsi que les droits de contrôle de l’État » (article 16).

Mais trois ans plus tard (novembre 1982), le ministère de la Famille, du Logement social et de la Solidarité sociale déposera un projet de loi dans lequel il était décidé d’exclure le secteur privé du logement social. Compte tenu de quelques expériences négatives des autorités avec des promoteurs privés engagés dans des projets de construction d’ensembles, notamment deux faillites retentissantes (Infraplan et GTL) qui ont obligé le fonds pour le logement à coût modéré à reprendre certains chantiers de logements sociaux, le gouvernement entendait « limiter à l’avenir les aides à la construction d’ensembles aux (seuls) promoteurs publics qui, en raison de la continuité de leurs missions et de leur expérience dans le domaine du logement social, peuvent offrir à l’égard des acquéreurs et également à l’égard de l’État toutes les garanties en ce qui concerne l’affectation des aides touchées ».

Le projet de loi proposera en conséquence de remplacer les articles 15 et 16 de la loi de 1979 par : « L’État est autorisé à favoriser par des participations financières l’initiation de promoteurs en vue de l’acquisition ou de l’aménagement de terrains à bâtir ainsi que la construction de logements à coût modéré destinés à la vente ou à la location » (nouvel article 15) ; « Sont considérés comme promoteurs dans le sens de la présente loi les communes ou syndicats de communes, les sociétés fondées sur base de la loi du 29 mai 1906 sur les habitations à bon marché et le fonds pour le logement à coût modéré créé par la loi du 25 février 1979 concernant l’aide au logement » (nouvel article 16).

La commission (parlementaire) de la santé et de la famille, au même titre que la Chambre des employés privés, la Chambre de Commerce, la Chambre des métiers et le Conseil d’État, était d’avis que l’exclusion des promoteurs privés risquait d’être préjudiciable au logement social et a par conséquent amendé le texte gouvernemental en proposant comme alternative de ne pas toucher à l’article 15 tel qu’il existait mais de modifier l’article16 comme suit : « Sont considérés comme promoteurs publics au sens de la présente loi les communes ou syndicats de communes, les sociétés fondées sur base de la loi du 29 mai 1906 sur les habitations à bon marché et le fonds pour le logement à coût modéré créé par la loi du 25 février 1979 concernant l’aide au logement. Les critères de définition des promoteurs privés au sens de la loi sont précisés par voie de règlement grand-ducal ».

C’est cette version amendée de l’article 16 que retiendra la loi du 23 juillet 1983 ayant pour objet de modifier la loi du 25 février 1979 concernant l´aide au logement. Oubli volontaire, le règlement grand-ducal prévu par le nouvel article 16 n’a jamais vu le jour et, contrairement à ce que fut l’intention des législateurs, les promoteurs privés ont été depuis exclus — de jure — du bénéfice des aides à la construction d’ensembles. Une loi de 2002 a néanmoins utilement augmenté la loi de 1979 de l’article 30ter qui prévoit que  « l’État peut participer jusqu’à concurrence de soixante-quinze pour cent du prix de construction ou d’acquisition de logements locatifs réalisés par des associations sans but lucratif, fondations, fabriques d’église, communautés religieuses ayant conclu une convention avec le gouvernement, hospices civils ou offices sociaux ». Les sociétés d’impact sociétal dont le capital social est constitué à cent pour cent de parts d’impact (SIS) ont été rajoutées à la liste des investisseurs en logements locatifs éligibles à la subvention jusqu’à 75 pour cent en 2018.

Hélas, alors que même des HENRY (high earners, not rich yet) se plaignent d’avoir, à cause des coûts élevés du logement, des fins de mois difficiles dès le 20, il y a eu durant deux décennies davantage d’énergie consacrée à des demandes, parfois excessives, de dépenses fiscales au profit des ménages souhaitant devenir propriétaires-occupants ou investisseurs locatifs que d’efforts consacrés à la constitution d’ASBL et de SIS par des employeurs, des promoteurs privés, des chambres professionnelles, des partis politiques ou des organisations syndicales désireux de mettre à disposition des classes laborieuses des logements à loyers modérés subventionnés jusqu’à 75 pour cent par l’État.

Avec la refonte complète de la loi de 1979 opérée par le ministre Kox, il existe, depuis le 7 août 2023, une nouvelle loi relative au logement abordable. Cette loi prévoit, entre autres, des participations financières (à hauteur de 75 pour cent) et une compensation de service public (fonction du capital investi restant) pour des logements locatifs abordables destinés à des salariés et qui sont réalisés par des SIS/ASBL/fondations « patronales » agissant comme promoteur sans but de lucre ; les logements en question, dont les loyers sont à calculer en fonction des revenus des salariés-locataires, devront faire l’objet d’une convention de location abordable pour une période de quarante ans.

Il est encore trop tôt pour conclure que la nouvelle incitation au paternalisme immobilier patronal introduite par la loi d’août 2023 est un échec ; tout porte cependant à croire que « ça ne marche pas » ! Comment expliquer sinon que le ministre Meisch ait évoqué, à plusieurs reprises, la mise en place future d’un nouveau partenariat public-privé pour le logement abordable qui comportera un volet « projets pilotes sur terrains privés pour logements salariés » avec des conventions de location abordable d’une durée minimale de 20 ans ?

1 Les Établissements d’Assurances sociales, les villes de Luxembourg, Hollerich, Esch-sur-Alzette, Differdange, Dudelange, Schifflange, les sociétés ARBED, Paul Wurth, IDEAL, DUCHSCHER ont créé en 1919 la société anonyme pour la construction d’habitations à bon marché. Rebaptisée « Gemeinnützige Wohnungsbaugesellschaft Moselfranken » durant la colonisation allemande du Grand-Duché lors de la Seconde Guerre mondiale, la société anonyme pour la construction d’Habitations à Bon Marché a changé de nom et est devenue la Société Nationale des Habitations à Bon Marché (SNHBM) le 21 mars 1955.

Julie Ming
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