Photographie

Après David Goldblatt

d'Lëtzebuerger Land vom 13.07.2018

Lundi, 25 juin 2018, 14h16. Je reçois un SMS de mon amie Annie : « David Goldblatt vient de mourir ». Je contemple mon téléphone, incrédule, la main portée aux lèvres. « Il aura eu une longue vie bien remplie, ce sacré gaillard », dit mon compagnon en me serrant l’épaule. Je le fusille du regard, indignée contre sa tentative bien maladroite de me consoler. C’est vrai qu’il avait 87 ans. Mais c’était David Goldblatt. Simplement le meilleur, le plus intègre photographe au monde. Ce qu’il représente pour moi – que dis-je, pour toute une génération de photographes et bien au-delà ! – est difficile à résumer. J’écris à Annie : « C’est comme si Dieu venait de mourir ». « Je sais », me répond-elle.

Un point tournant

Je me souviens de la première fois que j’ai vu les images de Goldblatt. J’avais vingt ans et quelques, je commençais tout juste la photographie, dans un cours du soir à Berlin. La série s’appelait The Transported of Kwandebele (1989), qui documentait le long voyage épuisant que les mineurs sud-africains noirs effectuaient au quotidien pour se rendre au travail. Ils devaient souvent partir de chez eux à 3 heures du matin, et ne rentraient que très tard le soir. Goldblatt nous embarque dans ce bus, nous montre des corps exténués, qui tentaient tant bien que mal d’arracher quelques heures de sommeil à ce rodéo infernal. Ses photos à fois humanisent ces mineurs et apportent une puissante compréhension de ce que le mot « apartheid » voulait dire, comment ses Pass Laws oppressantes affectaient concrètement la vie quotidienne des gens noires.

Après cette découverte, je visitais toutes les bibliothèques de Berlin pour essayer de mettre ma main sur ses livres. Je trouvais sa publication The Structures of Things Then (1998) tout simplement époustouflant. Le sujet du livre ? Les structures de l’apartheid, rien que ça. Essayer de comprendre un système raciste par son infrastructure et le paysage. Comment l’idéologie de la suprématie des Blancs se manifeste-elle en termes d’architecture et d’aménagement de l’espace ? Comment lire les traces d’une longue histoire de dépossession des terres extrêmement violente dans le paysage d’aujourd’hui ?

Pour moi, son travail était une collision sublime entre une analyse politique et une profonde préoccupation pour l’esthétique. Je pouvais contempler ses photos pendant des heures, savourant ses belles palettes de gris, la temporalité très particulière de ses images, reflétant la lenteur du travail en grand format. C’était radicalement à l’opposé du photojournalisme, le régime de l’urgence et l’immédiateté. Goldblatt, lui, baignait dans le temps de l’analyse, de la longue durée. Et pour moi, qui à ce moment-là vivait anxieusement le passage au digital, son travail était comme une bouée de sauvetage, un ralentissement victorieux.

Rencontrer son héros

Découvrir David Goldblatt a été un moment déterminant dans ma vie. Je dis cela sans exagération. Je finis par passer beaucoup de temps à Johannesburg, à faire toute une recherche sur la photographie populaire dans les townships pour mon doctorat. Mes collègues me demandaient souvent pourquoi j’avais choisi l’Afrique du Sud pour ma recherche. Je justifiais savamment mon choix avec des explications sophistiquées d’ordre idéologique. En vérité, je voulais simplement rencontrer David.

Et ça a marché.

Je lui écris, affichant ma recherche comme prétexte. À ma grande surprise, il me répondit le lendemain, me donnant même son numéro de portable pour fixer un rendez-vous. Je trouvais ça extraordinaire, étant habituée à la France, où les « gens connus » passent par des secrétaires pour gérer ce genre de demandes. Il m’accueillit chez lui, dans un quartier résidentiel de classe moyenne située à proximité du centre-ville de Johannesburg. Son quartier était certes surveillé et clôturé, mais loin des villas dans les banlieues vertes bien plus au nord, là où beaucoup de Blancs ont fui au lendemain de 1994. Jusqu’à la fin, il resta dans la même modeste maison, en dépit des nombreux cambriolages que sa femme Lilly et lui auront subis.

Loyal est peut-être un adjectif qui le définit le mieux. Loyauté envers sa ville, son pays natal, ses gens. En soixante ans de carrière, il se concentra presque exclusivement sur la société sud-africaine. Il expliquait qu’il n’était tout simplement pas intéressé à travailler ailleurs, qu’il n’avait pas de connaissances sur d’autres réalités sociales assez développées comme pour s’y atteler.

Je l’interviewai dans son bureau, qui était comme je me l’imaginais, rempli de livres d’art et de photographies, de classeurs et de piles de papier – ainsi qu’un coffre-fort contenant ses négatifs et tirages originaux. « Mon plan de retraite », dit-il simplement, un sourire au coin des lèvres.

Il parla de façon lente et succincte, avec beaucoup de sérieux, allant droit au fait. J’essayai d’être attentive, mais étais constamment ébahie par ce moment tant attendu. Je savourai des détails comme la façon dont la cordelette de ses lunettes s’accrochait à ses grandes oreilles. Dès qu’il les enlevait, ses oreilles battaient comme des ailes de papillon.

Au-delà de la renommée

Nous avons eu l’opportunité de nous rencontrer de nombreuses fois par après, y compris à Amsterdam, pour son exposition à Huis Marseille. Il m’invita au vernissage et même au dîner organisé en honneur des sponsors et invités de marque. Sa générosité envers moi n’était pas atypique. Il se dévoua à aider les jeunes photographes, notamment en mettant en place une école de photographie de qualité pour les photographes noirs issues des townships. En 1989, le Market Photo Workshop vit le jour. La plupart des photographes sud-africains qui ont récemment « percé » sont passés par cette école, la seule d’ailleurs en Afrique à offrir des bourses d’études.

Ce que j’ai le plus aimé chez lui, c’est l’intégrité avec laquelle il vivait sa mission de photographe. Il était complètement désintéressé par la mondanité de la gloire, le statut social. Alors que le reste du monde découvrait son œuvre, et que les expositions solos et les rétrospectives dans les musées les plus prestigieux du monde commençaient à pleuvoir (du Moma en 1998 au Centre Pompidou en 2018), lui ne changea pas d’un poil. Par exemple, Goldblatt continua à arborer inlassablement le même uniforme de travail, que ce soit à ses shootings en brousse ou à ses vernissages dans les galeries chics : T-shirt couleur unie (dans les tons gris ou bleus), pantalon de camping ou jeans, point-barre. Je ne l’ai jamais vu sans sa veste de photographe, avec ses milliers de poches.

Sa sobriété était peut-être un héritage de sa génération, étant fils de réfugiés juifs fuyant les pogroms en Lituanie de la fin du XIXe siècle. Ou peut-être était-ce dû au fait que la renommée internationale ne lui vint que tardivement, après quarante ans de carrière, longtemps après que l’Afrique du Sud l’acclamât déjà. Avant la notoriété, sa vocation de photographe était marquée de plusieurs obligations pas très « glamour », y compris de faire vivre sa famille de son travail. Avant que ses images ne soient vendues sur le marché de l’art international fin des années 90, son revenu dépendait de commandes d’entreprises, notamment de la Anglo-American, le géant minier.

Photographier les complexités et les nuances

Cette longue collaboration avec Anglo-American lui coûta la condamnation de la branche londonienne de l’ANC, qui appela à boycotter son exposition ambulante en Angleterre de 1989. Goldblatt était trop difficile à placer pour eux : il était de gauche et progressiste, mais refusait de s’affilier à l’un ou l’autre parti politique. Ses photographies ne furent jamais utilisées à des fins de propagandes. Pour lui, la photographie n’était pas tant un « outil de combat » contre l’apartheid qu’un appel à creuser plus loin. Pour citer Goldblatt : « J’étais très intéressé par les évènements du pays à titre de citoyen, mais pas en tant que photographe. Je me penche plutôt sur les conditions qui donnent lieu à ces évènements ».

Il nous est aujourd’hui facile d’applaudir Goldblatt pour sa perspicacité, maintenant que son travail est si célébré. Mais ce dernier avait plus de mal à justifier sa position dans les années 80, dans un contexte politique où l’urgence de vaincre l’apartheid primait sur le reste. Alors que ses collègues prenaient de grands risques pour photographier les violences policières, Goldblatt photographiait, lui, les Afrikaners de classe moyenne dans leur salon et leur gazon bien entretenus. Rien ne se passe sur ces photos. Goldblatt scrute les éléments qui composent la vie ordinaire, bien rangée et banale de ces gens. Peu comprenaient ce qu’il essayait de faire : de disséquer la psychologie du régime des Blancs, mettre le doigt sur leurs valeurs sous-jacentes, exprimées au travers des pratiques du quotidien, les décorations et ornements, l’architecture…

Goldblatt restait bien loin du spectacle de la violence. Il était plus intéressé par la violence silencieuse, celle qui reste bien après que les affrontements soient passés et que tous les observateurs soient rentrés chez eux. Il photographiait la violence des déplacements forcés au travers de détails parlants – une pile de roubles, un trou dans une rangée de maisons, un graffiti… La photo d’un lit devenu trop grand pour la nouvelle maison allouée par le gouvernement (surnommée « boîte-à-chaussure » pour sa taille minuscule) traduit toute la violence de l’humiliation de la descente sociale.

Une de mes photos préférées de Goldblatt est le portrait d’une nounou noire et du petit garçon blanc, de sept ou huit ans, dont elle s’occupait. La nounou est assise sur un petit muret, le garçon se tient debout derrière elle, les mains posées sur ses épaules. Le punctum de cette image, pour moi, est la main noire de la nounou enveloppée autour du talon du petit garçon. Ce geste exprime une telle proximité, familiarité et même affection entre les deux sujets. Cette photo évoque toute l’ambivalence des relations interraciales au pays, l’ironie amère que d’avoir des enfants blancs élevés par des nounous noires, mais qui finissent par grandir et par voter pour le National Party.

L’intégrité, avant tout

Goldblatt m’apprit l’importance des légendes. Il est connu pour faire recours à des légendes de longueur quasi biblique. Dans sa série Ex-Offenders at the Scene of Crime (2016), par exemple, chaque photo de criminel est accompagnée d’une longue biographie et description du crime. Je le trouvai un jour à la galerie de la Market Photo Workshop, où j’étais en train de préparer une exposition intitulée Sidetracks. L’exposition présentait des photos personnelles d’une famille blanche et d’une famille noire, toutes banales à première vue, mais qui, ensemble, donnent à voir une perspective plus nuancée de l’histoire sud-africaine. Une thématique très « goldblatienne », somme toute. Quand je lui ai demandé son avis, il hocha lentement de la tête et marmonna : « Des photos incroyables. Mais pas assez de légendes ».

Les légendes étaient importantes pour lui, non seulement pour fournir le contexte historique essentiel à la compréhension de l’image, mais également par honnêteté envers ses sujets photographiques. Quand on lui posa la question à savoir s’il regrettait l’une ou l’autre image, il évoqua une de ses photos les plus connues montrant trois Afrikaners montant trois chevaux blancs (de la série Some Afrikaners Photographed, 1975). Il sentait que cette photo n’était pas juste envers eux, qu’elle les faisait tomber dans la caricature. Ce sens d’éthique demeurera également avec moi. De nombreux photographes d’aujourd’hui ne sont concernés que par l’impératif de produire l’image la plus percutante (Goldblatt dirait « efficace »), peu importe à quel coût. L’intérêt que Goldblatt portait à ses sujets – que ce soient des criminels, des vendeurs ambulants, des scouts, des femmes au foyer, des mineurs, des bureaucrates, des prostituées, etc. était vrai, découlant d’une empathie profonde pour l’humanité. Dans tous ses portraits, on sent que le sujet est à égalité avec le photographe, que le portrait a été produit avec sa pleine collaboration.

Mon seul regret est de n’avoir pas eu le temps de lui donner une copie de mon livre Commonplace1. Pas dans l’espoir d’obtenir des compliments, mais pour lui montrer à quel point il a eu une influence profonde sur ma compréhension de l’histoire, de la photographie et bien au-delà. Je voulais le remercier pour tout ça. Je ne sais pas ce qu’il aurait pensé de mon livre, mais je suis sûre qu’il aurait dit au moins une chose : « Pas assez des légendes ».

L’auteure est photographe

1 Commonplace, par Tamsyn Adams et Sophie Feyder, Fourthwall Books, 2016. Avec le soutien du CNA et de l’Œuvre nationale de solidarité Grande Duchesse Charlotte.

Sophie Feyder
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