Le LSAP se fragmente, sans direction ni dynamique claires. Ses perspectives d’un retour au pouvoir se réduisent avec la droitisation du CSV

« Muechtoptioun »

Taina Bofferding dans son bureau à la fraction socialiste
Photo: Sven Becker
d'Lëtzebuerger Land du 31.01.2025

En 1999, les députés socialistes s’installaient sur les bancs de l’opposition, comme on prend place dans une salle d’attente. Ils étaient convaincus que la coalition CSV-DP n’allait être qu’une parenthèse, Jean-Claude Juncker ne cachant pas le dédain que lui inspirait son nouveau partenaire de coalition. Le travail d’opposition du LSAP se révéla mou. Menée par le « blairiste » Jeannot Krecké, la fraction socialiste finissait même par voter la réforme fiscale de la majorité, abaissant le taux d’imposition des entreprises de huit points de pourcentage. L’opposition était surtout extraparlementaire, animée par une société civile qui allait des jeunes altermondialistes aux cathos de gauche de Caritas.

Les temps ont changé. L’axe CSV-LSAP, qui a structuré le jeu politique entre 1937 à 2013, est cassé. Pour le LSAP, Jean-Claude Juncker aurait constitué « un pont très fort », dit le député Franz Fayot à propos de cette traditionnelle « Muechtoptioun ». Or, le gouvernement Frieden est probablement le plus business-friendly depuis celui conduit par Joseph Bech. À l’issue des dernières législatives, le formateur a immédiatement entamé les négociations avec le DP, tellement la proximité programmatique était évidente. (La présidente du LSAP, Francine Closener, avait encore tenté de recommander son parti, assurant qu’on serait « kompromëssbereet ».) Le tournant néolibéral pris par le CSV pose un sérieux problème pour le LSAP. Le « Rechtsruck » planétaire bouche l’horizon progressiste. Au Luxembourg, le bloc des gauches 2.0 a perdu sa majorité, même si le sabordage des Pirates change potentiellement l’arithmétique. Pour le LSAP, la droitisation du CSV réduit la perspective d’un retour au pouvoir. La distance programmatique est exacerbée par la distance personnelle. Aucun des députés socialistes actuels n’a vécu de l’intérieur une coalition avec le CSV. (À part, bien-sûr, Mars Di Bartolomeo).

Lorsqu’on demande aux députés socialistes de citer des représentants de « l’aile sociale » du CSV (à part Marc Spautz), un nom, plutôt inattendu, tombe régulièrement : Gilles Roth. Franz Fayot décrit le ministre des Finances comme « quelqu’un à qui on peut parler » : « Pour moi, il représente quand même un CSV social. Au moins, on sent une ouverture chez lui. » Taina Bofferdeng dit apprécier sa promesse de chercher un large consensus sur l’individualisation des impôts. « Il est prêt à discuter. On le remarque dans la commission ». Échevine à Mamer, Francine Closener connaît bien le personnage : « T’ass keen domme Jong. Hie weess, wéi et geet », dit-elle, en rappelant que Roth a dirigé sa commune pendant 23 ans avec les socialistes. Même si cela reste du domaine de la politique-fiction, Gilles Roth apparaît comme le seul concurrent interne à Luc Frieden pour 2028. (C’est probablement pour minimiser ce risque que le Premier ministre a tenu à s’assurer la présidence du CSV vers laquelle lorgnait son ministre des Finances.) En attendant, Gilles Roth soigne ses relations avec l’opposition. « Mon cœur bat à gauche », s’est-il même aventuré à déclarer en conclusion aux débats budgétaires de décembre, rappelant que, du temps où il était dans l’opposition, il avait plaidé pour le relèvement du taux d’imposition sur les plus hauts revenus.

Franz Fayot estime que ce serait « une erreur » de chercher à s’attirer les bonnes grâces du CSV « tel qu’il est aujourd’hui », dominé par un Luc Frieden qu’il décrit comme « un ordolibéral avec relativement peu de sensibilité pour les minorités, les immigrés et le social ». En même temps, Fayot a intégré les règles du jeu : L’orientation actuelle du CSV rendrait « plus difficile » mais « pas impossible » une future coalition. Mais, ajoute-t-il, la politique actuellement menée, « je ne nous vois pas y participer à la place du DP ». On n’exclut jamais une option de coalition (sauf avec l’ADR), voilà un des principes cardinaux de la politique luxembourgeoise. Le seul à l’avoir enfreint, en amont des dernières législatives, c’était Max Leners : « Ce serait un désastre si Luc Frieden jouait un rôle déterminant dans la conception de notre avenir », notait-il en conclusion de son pamphlet anti-Frieden. (Il imitait son ancien mentor, Franz Fayot, qui, dix ans plus tôt, avait déjà pris « The Talented Mr Frieden » pour cible.) Aux yeux de Leners, une « question stratégique » se poserait : « Est-ce qu’on va faire une opposition fondamentale ou est-ce qu’on va essayer d’être plus CSV-kompatibel, de devenir une sorte de DP 2.0 ? »

Jusqu’ici, les interventions parlementaires de Taina Bofferding ont été très peu incisives. Dans les faits, la cheffe de fraction socialiste a dû céder le titre de leader de l’opposition à Sam Tanson (Déi Gréng) qui fait preuve de plus d’assurance technique et d’agilité rhétorique. Bofferding dit trouver ce genre de comparaison « bizarre » : « On les fait surtout quand des femmes sont dans le leadership », dit-elle. Vue de l’extérieur, la fraction socialiste paraît fragmentée, sans direction ni stratégie claires. Ce que certains interprètent comme une faiblesse, Bofferding le présente comme une force. « Je trouve que c’est spécial de se focaliser sur une seule personne ». Elle ne ressentirait aucun besoin d’intervenir sur tous les sujets, et préférerait travailler en équipe. (Un mode de gestion qui n’est pas sans rappeler celui de Xavier Bettel comme chef de gouvernement.) Bofferding va par contre assurer le lead sur la réforme des retraites. (Le vétéran Di Bartolomeo devra donc lâcher ce dossier qu’il occupe depuis plus de vingt ans.) Mais les élections se gagnent moins sur ChamberTV que sur Instagram, dont Bofferding maîtrise à perfection les codes.

Bofferding dit vouloir offrir une plateforme aux députés néophytes Claire Delcourt et Liz Braz, rejoints par le Pirate converti Ben Polidori. Cela se traduirait d’ailleurs dans la répartition des sièges au Krautmaart : « C’était un choix conscient de placer les jeunes en première rangée et les anciens ministres en deuxième. » Taina Bofferding se rappelle son premier passage à la Chambre entre 2013 et 2018 : « En tant que jeune et en tant que femme, on ne m’a pas toujours donné cette chance. Tout au plus pouvait-on vite ramasser quelques miettes. » Élue à sa propre surprise, Claire Delcourt tente encore de se retrouver dans son nouvel environnement, bûchant ses dossiers parlementaires, dont celui de la pauvreté. Liz Braz a fait preuve d’un sacré instinct politique. En douze mois et trois scrutins, sa carrière a été fulgurante. Aux européennes, elle s’est placée en deuxième position, devançant Mars Di Bartolomeo et Franz Fayot. Des succès électoraux qui, dans une partie du LSAP, provoquent un malaise certain.

Le LSAP s’était initialement imposé une retenue dans sa critique du nouveau gouvernement. Taina Bofferding dit ne pas avoir voulu répéter les mêmes erreurs que le CSV qui aurait passé dix ans à « se lamenter » : « Une telle frustration ne devra pas nous guider ». Yves Cruchten estime que moment serait venu de sortir de l’ornière et de basculer en « mode opposition ». Le LSAP se met à déployer son nouvel argumentaire que Cruchten résume par « ce n’est pas kif-kif si les socialistes sont au gouvernement ou non ». Même son de cloche chez Fayot qui se dit convaincu que « si Frieden avait été contraint de faire une coalition avec le LSAP, il ferait une autre politique aujourd’hui ». Paulette Lenert critique l’absence de contre-poids au sein du gouvernement Frieden-Bettel : « Ils sont trop sur leur voie libérale, et il n’y a plus personne pour les freiner. » Elle pointe le contraste avec la coalition sociale-libérale : « Personne ne pouvait imposer ses idées à cent pour cent. Mir waren een deem aneren säin Alibi. »

Lorsque Taina Bofferding a récemment reproché au gouvernement de se contenter de gérer « le statu quo », elle formulait une critique à double-tranchant. Car sur les cinq dernières décennies, le parti socialiste en a passé quatre au gouvernement. Le « statu quo » n’est donc rien d’autre que la somme de son action et de son inaction politiques. Le LSAP renvoie aujourd’hui la faute au coalitionnaire : « Avec le DP, ce n’était pas toujours facile », disait Bofferding dans une interview accordée en septembre au Land. Sur des questions comme le logement ou la pauvreté, le LSAP se sait vulnérable. Mais les socialistes ont pu compter sur les maladresses de Léon Gloden et de Georges Mischo. Celles-ci ont donné du crédit à leur thèse principale qui se résume à « sans nous, c’est pire ».

« Nous sommes des personnes qui n’avons jamais vraiment fait de la politique d’opposition », rappelle Taina Bofferding. « Prendre des initiatives parlementaires, c’est quelque chose qu’il nous faut apprendre, pour laquelle il faut développer un flair ». Dans la fraction, on était surtout habitué à soutenir ses ministres et à assurer la majorité. Aucun des députés (à part Mars Di Bartolomeo) et quasiment personne dans le staff n’a l’expérience de l’autre côté du travail parlementaire. L’adaptation a eu plus ou moins de succès. L’ex-ministre Claude Haagen reste très discret dans l’enceinte parlementaire. Quant au député-maire Dan Biancalana, il n’a toujours pas réussi à se doter d’un profil politique sur le plan national. Ceci est d’autant plus étonnant qu’il occupe la co-présidence du LSAP avec Francine Closener qui s’est, elle, appropriée le dossier de l’éducation, en reprenant en large partie l’argumentaire des syndicats enseignants.

Les anciens ministres auraient dû « se retrouver et se stabiliser », dit Franz Fayot. « On tombe dans un petit vide, voire un vide assez grand », confirme Georges Engel. Il a acheté et appris à jouer du trombone modèle « superbone », qui combine pistons et coulisse. Les maladresses du ministre Mischo (qui avait été son collègue-maire voisin) ont donné un second souffle à l’ex-ministre. Fayot n’a pas repris son métier d’avocat. Il dit vouloir se consacrer à son mandat de député d’opposition, qui serait un « full-time job ». Il a également acquis dix ares de vignobles sur la Moselle et s’est mis à cultiver du pinot noir. Ses deux prédécesseurs au ministère de l’Économie avaient choisi une autre voie de sortie, se mettant au service du capital russe. Politiquement, Fayot avait peu à gagner au Forum Royal. « En tant que ministre tu as toujours une clientèle ; et à l’Économie il se trouve que ce sont des entreprises », dit-il. Mais il aurait toujours tenté de « véhiculer d’autres messages » que ce soient sur les inégalités sociales ou la crise climatique. C’était assez pour irriter les chefs d’entreprise, mais trop peu pour enthousiasmer les écolos et les hipsters.

À la Chambre, Fayot a affûté son profil de socialiste de gauche. Même si on le décrit comme un solitaire en politique, Fayot est un des rares au sein du LSAP à avoir posé des accents politiques. Il a ainsi invité le gouvernement à « examiner » l’idée de rétrocessions fiscales, pointant « les inégalités liées au développement asymétrique entre le Luxembourg et les régions voisines ». Il s’est également mobilisé pour le Nouveau front populaire français, dont il a loué « le programme de rupture ». Dans le contexte de la guerre de Gaza, il a plaidé la cause du droit international.

Paulette Lenert reste la deuxième politicienne la plus populaire, à en croire le dernier Politmonitor. Et ceci malgré le fait (ou grâce à lui) qu’elle est largement absente du débat politique. Cinq jours après la défaite électorale, elle avait signalé qu’elle ne se voyait pas diriger la fraction socialiste. À peine un mois plus tard, en novembre 2023, une maladie chronique s’est déclarée, explique Lenert. Elle aurait « appris à vivre avec » et se sentirait mieux aujourd’hui. Cela fait des mois que des rumeurs présagent son départ imminent : « Paulette » serait sur le point de devenir magistrate, avocate d’affaires, ambassadrice... « et c’est toujours de source très sûre », s’amuse Lenert qui y voit « beaucoup de Wonschdenken de la part de certaines personnes ». Elle assure qu’à l’heure actuelle, elle ne songerait pas à exercer une activité professionnelle à côté de son mandat.

Face au Land, l’ancienne haute fonctionnaire ne cache pas que le travail de l’opposition et elle, cela fait deux. « Réagir au taquet, ce n’est pas ma tasse de thé ». Elle serait « een Dossiersmënsch », sa vocation ne serait pas de critiquer mais d’être « constructive ». Non sans fierté, elle cite ses trois motions renvoyées en commission : Le premier sur la faisabilité d’un « Mietspiegel », le deuxième sur la protection des acquéreurs de Vefas et le troisième sur l’introduction de chambres spécialisées au Tribunal administratif. L’idée de travailler « dans le back-office » sur le prochain programme électoral lui plairait.

Le LSAP devrait formuler des « solutions socialistes », et être prêt à en assumer « le risque », estime Max Leners. Même s’il concède que « le prix à payer » pourrait être élevé. Il cite le cas de l’Autriche où les conservateurs viennent de faire sauter les négociations de coalition avec les socialistes, parce que ceux-ci s’opposaient à leur agenda néolibéral. Au lendemain de l’échec des négociations, la Frankfurter Allgemeine Zeitung fustigeait le SPÖ, avec lequel il ne serait pas possible de libérer les « Wachstumskräfte », c’est-à-dire de réduire les charges patronales, d’augmenter l’âge de départ à la retraite et d’« éliminer la bureaucratie ». Restait l’option d’extrême-droite de Herbert Kickl, l’auto-déclaré « Volkskanzler ». Selon Le Monde, ce retournement devrait beaucoup à « la pression du patronat autrichien, qui était ulcéré par les revendications du SPÖ d’introduire des droits de succession, inexistants en Autriche ».

Bernard Thomas
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