Davantage que d’un nième musée ou espace d’exposition, l’art luxembourgeois aurait besoin d’archives exhaustives. Car comment écrire une histoire de l’art sans fonds et sans documents ?

Coulée continue

d'Lëtzebuerger Land vom 30.09.2016

Comme si souvent, le ministère de la Culture ne veut rien dire. Il serait, répond Max Theis, le responsable des relations presse de Xavier Bettel et de Guy Arendt, encore trop tôt pour parler de l’orientation de cette future « galerie d’art nationale », les consultations pour le concept seraient encore en cours et, jusqu’à présent, seule une possible division du bâtiment aurait été discutée. Par un coup de baquette magique, le tout fraîchement nommé ministre de la Culture Xavier Bettel (DP) avait annoncé en janvier de cette année, lors de la soirée d’adieu à Jean Back au Centre national de l’audiovisuel à Dudelange, la création d’une telle galerie réservée aux artistes luxembourgeois. Le 27 mai, le conseil de gouvernement a adopté le principe de son installation dans l’ancien bâtiment de la Bibliothèque nationale boulevard Roosevelt, qui sera libéré fin 2018 suite au déménagement de cette dernière au Kirchberg. Or, le projet n’est ni prévu dans l’accord de coalition DP/LSAP/Verts de décembre 2013, ni inscrit dans aucun budget pluriannuel de l’État.

En amont de la création d’une nouvelle institution culturelle, on peut donc se demander de quoi la scène nationale d’arts plastiques a le plus besoin ? De plus d’espaces d’exposition, à côté des Casino, Mudam, Musée national d’histoire et d’art, Musée de la Ville, Villa Vauban, Rotondes, Hall Victor Hugo, galerie Schlassgoart, Théâtre d’Esch, centres d’art régionaux ou galeries commerciales privées, maisons occupées et autres friches ? Les artistes furent les premiers à réagir de manière plus que sceptique au projet d’une galerie d’art « nationale », de peur de se voir enfermés dans une sorte de ghetto, qui les tiendrait à l’écart des circuits officiels de caution professionnelle. Les artistes vivants et actifs veulent surtout être exposés au Casino ou au Mudam, être sélectionnés pour la biennale de Venise ou pouvoir compter sur l’aide de ces institutions, de celle du ministère et de son réseau embryonnaire d’export (à Paris, à Bruxelles et à Berlin notamment) ou d’une galerie commerciale, qui les montrerait sur des foires internationales – bref, d’un processus « d’artification » (Nathalie Heinich/Roberta Shapiro) qui les soutienne et les aide à se professionnaliser. Pour eux, être cloisonnés dans un musée réservé aux artistes locaux équivaudrait presque à être classés artistes mineurs, Hobbykënschtler. Même si on ne peut pas reprocher à des institutions comme le Whitney à New York, qui se concentre sur les artistes américains, ou à la Tate Britain en Angleterre de ne collectionner que des artistes mineurs ou de dévaloriser ceux qui font partie de leurs collections.

D’ailleurs Xavier Bettel lui-même se défend du reproche d’un « ghetto d’artistes luxembourgeois » : « C’est tout simplement une institution qui sera située dans un endroit stratégique et qui permettra de réunir le meilleur de la production artistique luxembourgeoise passée – Steichen, Wercollier, Majerus... – et présente », expliqua-t-il dans une interview au Luxemburger Wort (du 21 juin). Pour lui, collectionneur enthousiaste d’œuvres d’artistes autochtones que d’aucuns considèrent comme « mineurs » justement, il s’agit par contre d’être fier de cet art local et de le rendre accessible au plus grand nombre. « Je sais déjà que ce musée à un endroit fantastique de la Ville va autant s’adresser aux touristes qu’aux visiteurs autochtones, confia-t-il au Land (le 20 mai). Aujourd’hui, il est encore trop difficile de voir des œuvres d’artistes luxembourgeois ; souvent, je ne découvre leur travail qu’à l’étranger (...). C’est quelque chose que nous voulons changer. »

Actuellement, contrairement aux dires de ceux des artistes qui se sentent exclus, comme récemment Doris Drescher sur RTL Tele Lëtzebuerg, les institutions muséales s’intéressent bien aux coryphées nationales – mais chacune le fait selon ses propres intérêts et sa propre esthétique. Le Musée national s’intéresse surtout aux artistes historiques ; le Mudam collectionne des œuvres d’artistes luxembourgeois qui correspondent au profil de sa collection, un art très contemporain et connecté aux courants internationaux ; le Casino expose parfois des artistes autochtones, comme actuellement dans son espace vidéo Black Box, et leur consacre un coin de documentation, avec une soixantaine de boîtes en carton que les artistes sont invités à alimenter eux-mêmes de documents qui les concernent ; la Ville de Luxembourg collectionne elle aussi des œuvres d’artistes locaux et les inclut dans ses programmations. Mais rien de tout cela n’est exhaustif. Voilà pourquoi de plus en plus de gens plaident plutôt pour que cette « galerie d’art nationale » devienne avant tout une sorte d’archive des arts plastiques au Luxembourg.

Car les arts plastiques sont un des derniers domaines à ne pas disposer d’archives exhaustives et objectives. Là où le Centre national de littérature collectionne et valorise les œuvres de quelque 1 200 auteurs (depuis 1815) dans ses fonds, avec ses expositions thématiques et son Autorenlexikon ; là où le Centre national de l’audiovisuel thésaurise, protège et exploite près de 350 000 documents vidéo, son ou photo et où les Archives nationales et la Bibliothèque nationale gardent toute la production intellectuelle et administrative du pays, les arts plastiques semblent être, dans leur très grande majorité, une discipline du flux. Des centaines, des milliers d’œuvres sont produites, montrées, puis, souvent, disparaissent dans les espaces de stockage privés, voire, quand ces locaux sont pleins, dans les poubelles. Beaucoup d’héritiers d’artistes importants, exécuteurs testamentaires consciencieux, comme ceux de Jean-Pierre Junius ou de Roger Bertemes, désespèrent de ne pas savoir à qui confier les fonds de leurs illustres parents. Il s’agit souvent d’œuvres d’art volumineuses, mais aussi de toute la documentation, consistant de publications, catalogues, articles de presse, correspondances – soit des mines d’or pour tout chercheur ou historien d’art. Or, le stockage coûte cher, les stocks des musées ont tous atteints leurs limites et ils sont réticents à accueillir des fonds qu’ils craignent ne jamais pouvoir exploiter. Aujourd’hui, c’est donc tout un patrimoine qui se trouve dans des zones d’ombres, quelque part entre les mains de privés qui ne demandent que de les transmettre au public.

La stratégie de Claude Conter, le directeur du CNL, est de collectionner tout ce qu’il peut trouver sur et des auteurs autochtones, sans égard à la qualité de leurs écrits et en soulignant bien que de se retrouver dans les archives du CNL n’est pas forcément une canonisation de cet auteur. Mais, dit-il, « on ne sait pas ce qui sera important d’ici cent ans ». Or, comment écrire une histoire de l’art si on ne dispose ni de fonds, ni d’archives ? Si on peut estimer que quelque 80 artistes contemporains sont actifs au grand-duché, soit ceux qui participent par exemple aux appels à projets et aux concours (sans que tous soient artistes indépendants), il y a un nombre incommensurable d’artistes amateurs et encore plus d’artistes morts dont le patrimoine somnole dans un grenier ou une cave. Depuis quelques années, l’art luxembourgeois bouge du côté des privés : deuxième Art Week en novembre, une foire supplémentaire au Kirchberg qui s’annonce pour décembre ; art cluster autour du Freeport (en mauvaise posture, certes) ; recherches sur les cotes des artistes et le marché de l’art à l’Université du Luxembourg (Roman Kräussl) ; collections d’entreprises prestigieuses... Mais le côté public ne suit pas. Le master en arts plastiques, pourtant soumis plusieurs fois par Paul di Felice au rectorat de l’Université, n’a jamais vu le jour et l’embryon d’atelier d’arts plastiques à la fac des sciences humaines n’est composé que d’une seule personne. Les conservateurs et curateurs des musées sont en sous-effectifs et manquent de place et de moyens financiers pour pouvoir assurer une telle mission d’archivage systématique – même et surtout au Musée national d’histoire et d’art, dont ce serait pourtant la mission. Alors les choses dépendent de l’enthousiasme infatigable de personnes engagées, qui collectionnent souvent chez eux des patrimoines de savoir inestimables et, avec un peu de chance, publient les résultats de leurs recherches. Mais cela reste fragile et aléatoire.

Voilà pourquoi il y aussi eu des applaudissements pour l’idée de Xavier Bettel. De la part de Paul Reiles par exemple, l’ancien directeur du Musée national d’histoire et d’art, qui plaide depuis plus de vingt ans pour une telle galerie nationale – il imaginait pendant un certain temps pouvoir en faire une section supplémentaire du MNHA qui aurait pu être installée dans l’ancien Palais de justice (qui deviendra maintenant le siège du ministère des Affaires étrangères). De la part d’Enrico Lunghi, le directeur du Mudam, aussi, prônant une approche comparative d’une telle institution, qui pourrait par exemple établir des liens esthétiques et idéologiques entre les plus prolixes des artistes luxembourgeois et leurs collègues à l’étranger ou le parallélisme des courants. Il rêve même que cette galerie pourrait être installée au bâtiment Schuman, adjacent au Mudam, afin que naisse un véritable centre culturel aux Dräi Eechelen. Mais au final, il s’agira d’une question de moyens financiers et humains et de choix de la part du ministère de la Culture.

josée hansen
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