Un rapport de l’ONU analyse l’impact des automates

Sociétés à robotisation limitée

d'Lëtzebuerger Land vom 06.10.2017

Scène étonnante le 12 septembre dernier à Pise, où se tenait un Festival international de robotique. Pour la soirée de clôture au théâtre Verdi, le robot YuMi, conçu par la société helvético-suédoise ABB, a dirigé l’orchestre philharmonique de Lucques, accompagné de la soprano Maria Luigia Borsi et du ténor Andrea Bocelli. Pour être spectaculaire, la performance n’était pas une première. Il y a presque dix ans, en mai 2008, Asimo, un robot construit par Honda, avait dirigé l’orchestre de Detroit pour interpréter un extrait de la comédie musicale L’homme de la Mancha.

À Pise, certains spectateurs avaient peut-être en mémoire une étude publiée en 2013 : deux chercheurs de la Oxford Martin School, Carl Benedikt Frey et Michael Osborne, avaient alors fait sensation en estimant que 47 pour cent du total des emplois aux États-Unis et même 54 pour cent dans l’UE présentaient de grands risques d’être automatisés, « peut-être à une échéance d’une décennie ou deux ». Un emploi sur deux menacé par les progrès de la robotique et de l’intelligence artificielle : le chiffre est devenu emblématique des conséquences possibles de la « Quatrième révolution industrielle » (thème du Forum de Davos en janvier 2016).

Cela dit, des travaux plus récents ont apporté un sérieux bémol aux inquiétantes prévisions de Frey et Osborne, en montrant que la portée de la robotisation était bien moindre qu’attendue. Ainsi en mai 2016, une étude de l’OCDE évaluait à seulement neuf pour cent la proportion des emplois automatisables dans les 21 pays membres qui ont été observés (le Luxembourg n’en faisait pas partie).

La différence, considérable, avec les résultats de Frey et Osborne, tient à la méthode employée. Pour les chercheurs britanniques, des professions entières seraient concernées, ce qui suppose que tous les emplois qui les composent et les tâches à effectuer seraient identiques. Or, deux travailleurs exerçant la même profession (qu’il s’agisse d’un journaliste, d’un mécanicien ou d’un conseiller bancaire) ne réalisent pas forcément les mêmes tâches et seule une partie d’entre elles sont automatisables. Au final ce sont les professions où au moins 70 pour cent des tâches sont automatisables qui sont réellement les plus menacées, mais cela ne représente que neuf pour cent de l’emploi total, avec naturellement des différences géographiques : à peine six pour cent des emplois sont concernés en Finlande, Estonie ou Corée du sud, contre neuf pour cent en France et douze pour cent en Autriche, Allemagne et Espagne.

L’étude de l’OCDE concernait pourtant des économies développées, a priori les plus susceptibles de se doter de robots industriels. Logiquement, des pays moins riches et moins industrialisés sont encore moins touchés. C’est ce qu’a confirmé une étude publiée début septembre par la CNUCED (Conférence des Nations-Unies pour le commerce et le développement), intitulée « Rapport sur le commerce et le développement 2017 : au-delà de l’austérité − Vers une nouvelle donne mondiale ».

Selon l’institution genevoise, malgré une augmentation de leur nombre de 54 pour cent en cinq ans, il n’existe à ce jour que 1,63 million de robots industriels en service dans le monde, principalement dans l’automobile (quarante pour cent du total), l’industrie électronique (quinze pour cent), celle des composants électriques (dix pour cent) et de la chimie et des plastiques. Ils sont concentrés dans un petit nombre de pays développés ou considérés comme tels. Cinq d’entre eux (Allemagne, Japon, États-Unis, Corée du sud et Chine) représentent près de 72 pour cent du parc. En revanche, les robots sont peu présents en Amérique latine, en Afrique et en Asie du sud-est, des zones qui ne pèsent que 6,2 pour cent du total.

En valeur relative on aboutit à des résultats identiques : parmi les 21 pays où la densité de robots est supérieure à cinquante unités pour 10 000 travailleurs on ne compte aucune économie en développement ou émergente, au sens courant du terme.

La conclusion est claire : la robotisation touche en priorité des pays développés, surtout ceux où l’industrie manufacturière est puissante, raison pour laquelle il y a 5,5 fois plus de robots en Allemagne qu’en France. Mais elle n’a que peu d’effets dans la plupart des pays en développement, où c’est toujours la mécanisation « classique » qui domine. Les secteurs d’activité les plus consommateurs de robots y sont peu représentés. De plus, la main d’œuvre y est souvent abondante et bon marché alors que les robots exigent des investissements coûteux. Comme l’écrivent les auteurs du rapport, « les choses possibles techniquement ne sont pas toujours rentables économiquement ». L’exemple du secteur textile-habillement-cuir est révélateur : cette industrie, bien représentée dans les pays en développement, dotée de nombreux emplois peu qualifiés et mal payés, connaît un faible déploiement de robots alors qu’elle se situe en deuxième position pour la faisabilité technique d’automatisation des tâches de routine. Preuve que les facteurs économiques sont prééminents.

La menace existe pourtant bel et bien, mais de manière plutôt indirecte. Selon le rapport, comme l’accroissement du nombre de robots (ils devraient être 2,5 millions d’ici deux ans) profitera surtout aux pays développés aux « capacités industrielles bien établies », le différentiel de productivité et de compétitivité avec « des pays en développement dont l’activité manufacturière ne progresse plus ou qui sont déjà entrés dans une phase de désindustrialisation précoce » va s’accroître et « assombrir leurs perspectives de croissance ». 

D’autre part, on peut prévoir un « mouvement de concentration l’activité manufacturière sur les sites existants », c’est-à-dire ceux où sont installés les robots. Depuis plus de trente ans, les pays en développement ont profité, quoique sans doute de manière insuffisante, de la délocalisation d’un grand nombre de productions industrielles. Or, la robotisation rend ce mouvement moins nécessaire : de fait, non seulement il s’est notablement ralenti mais on perçoit une tendance, encore modérée, à la relocalisation (reshoring). Autant d’emplois qui devraient échapper aux pays en développement, mais les plus peuplés gardent néanmoins l’espoir que les multinationales, n’étant plus intéressées par les faibles coûts salariaux, privilégient désormais le potentiel du marché local et maintiennent leurs implantations industrielles pour le desservir, une situation connue dans plusieurs pays d’Asie du sud-est.

La question se pose finalement de savoir si l’industrialisation demeure une stratégie de développement pertinente. Les pays les moins dotés en robots font face à un dilemme : soit ils se focalisent sur des industries peu touchées par le phénomène, ce qui serait favorable à l’emploi local mais les maintiendrait, selon le rapport dans un état de « stagnation de la productivité et du revenu par tête », soit ils tentent de jouer le jeu mondial, comme le Mexique, qui concentre soixante pour cent du parc des robots en Amérique centrale et du sud, mais l’extension des domaines d’utilisation des automates et leur impact sur la productivité contrarient les espoirs de créations d’emplois.

De plus cette évolution technologique se produit, selon la CNUCED, « dans un contexte macroéconomique morose », car elle « coïncide avec une période d’austérité et de concurrence excessive, entraînant une course à l’abîme sur les marchés du travail ». Elle est donc surtout perçue comme une menace par des populations qui ont du mal à en discerner les effets positifs sur le long terme, ce qui fait craindre que des mesures (comme des taxes) destinées à entraver la robotisation soient prises.

En septembre 2015, lors du Sommet des Nations Unies sur le développement durable, les 193 États membres ont adopté à l’unanimité un programme qui s’étale sur quinze années. Il comporte 17 objectifs relatifs par exemple à l’éradication de la pauvreté, la réduction des inégalités et à la lutte contre le changement climatique. Mais à peine deux ans plus tard, la CNUCED fait le constat que « la robotisation pourrait rendre plus difficile la poursuite du développement économique sur la base de stratégies traditionnelles d’industrialisation et compromettre la réalisation de l’Agenda 2030 pour le Développement Durable ».

Georges Canto
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