« Un super parti » ; « une famille extraordinaire », lançait Luc Frieden devant les 406 délégués réunis, samedi matin, pour le congrès national du CSV : « Déi Partei, dat sidd dir ! An ouni iech wiere mir guer näischt ». Garées sur le parvis du centre civique de Hesperange, cinq berlines allemandes attendaient leurs passagers ministériels. Les membres avaient dû se trouver une place de stationnement plus loin, ce qui créa un petit chaos du trafic. À l’intérieur de la salle entièrement boisée du centre civique, Luc Frieden s’adressait à un public composé en large majorité de retraités, avec quelques rares jeunes, pour la plupart en costard. Une audience très homogène, que le Premier ministre déforma dans son discours : « Quand je regarde dans la salle, c’est quand même unique. Tous ces âges différents, ces sexes différents, ces sensibilités différentes ! »
Luc Frieden n’a jamais été un homme de parti, dont la vie interne ne l’avait que peu intéressé quand il était ministre des Finances. Il a rejoint le CSV comme il rejoindra la Deutsche Bank, comme plan de carrière. Au début des années 1990, le diplômé de Harvard et de Cambridge avait pris rendez-vous avec Lydie Polfer pour sonder ses opportunités au sein du DP. Il a finalement accepté l’offre de Jean-Claude Juncker. Aujourd’hui, Frieden invoque « déi eenzegaarteg CSV-Philosophie ». Et affirme : « J’ai toujours trouvé que ce parti était différent des autres ».
Luc Frieden est venu à Hesperange pour consolider son pouvoir au sein du parti. Le Premier ministre s’est retrouvé seul candidat au poste de président du CSV. Plutôt que de risquer de voir un rival interne se profiler, le sexagénaire veut s’assurer dès aujourd’hui la pole position pour 2028, voulant « mener le parti au succès électoral dans cinq ans », c’est-à-dire se succéder à lui-même. Le Premier avait chamboulé l’ordre du jour pour exposer aux délégués les raisons de sa candidature avant que ceux-ci ne votent : « Ech wëll iech dat erklären ». C’est qu’en interne, la concentration du pouvoir soulevait quelques irritations. Au congrès, Luc Frieden plaçait l’intégration verticale sous les mots d’ordre de la « cohérence », de l’« unité », mais surtout de la « Geschlossenheet », ne cachant nullement qu’il s’agissait de mettre le parti au service du gouvernement, et d’éviter ainsi les remous.
Pour arrondir les angles, il assura aux membres que sa double casquette lui permettrait de rester « en discussion permanente » avec eux : « Wat wichteg ass, dat een net do an engem Büro abgehoben seng Positioun definéiert », dit le même Frieden qui affiche, semaine après semaine, sa prédilection pour le château de Senningen où il aime recevoir. Des « consultations internationales »auprès de ses homologues chrétiens-démocrates lui auraient servi de « leçon » : Une « Personalunioun » serait « eppes wat op eng flott Aart a Weis ka gemaach ginn », dit-il, citant l’ancienne chancelière allemande Angela Merkel en exemple. Or, pour le CSV, un tel cumul représente bien une première.
Dans l’histoire récente, seul Gaston Thorn (DP) avait exercé la présidence de son parti durant l’ensemble de son mandat de Premier ministre. Il devait peser de tout son poids pour pousser les libéraux de droite à adopter les projets de loi progressistes comme l’abolition de la peine de mort. Mais Thorn est l’exception qui confirme la règle. Jacques Santer avait abandonné la présidence du parti deux ans avant d’être nommé Premier ministre. Jean-Claude Juncker l’imita en février 1995, deux semaines après son installation au ministère d’État. (Erna Hennicot prit sa succession, s’imposant contre Viviane Reding.) Xavier Bettel avait confié le parti à son amie d’enfance Corinne Cahen en novembre 2015, deux ans après sa conquête du pouvoir.
Si le cumul de Luc Frieden est atypique du point de vue historique, il est typique du point de vue politique. Celui qui, durant la campagne, estimait qu’il fallait parfois « taper du poing sur la table » et faire « acte d’autorité », se compare aujourd’hui au « directeur général d’une firme » (RTL-Télé), ou se désigne comme « Chef vun all de Leit am Land » (Eldoradio). Mais le cumul de postes trahit aussi une certaine fébrilité. D’entrée, Luc Frieden a commis une bourde qu’il tenta de corriger en plein congrès. Aux postes dirigeants du CSV, il n’avait pas prévu de représentant de la circonscription Est, pourtant un bastion du conservatisme luxembourgeois. La secrétaire générale sortante Stéphanie Weydert, députée-maire de Rosport-Mompach, ne figurait ainsi pas parmi les candidats. Les notables mosellans n’étaient pas amusés.
Luc Frieden n’a jamais caché son aversion pour la logique des circonscriptions, regrettant avoir dû s’y plier pour former son gouvernement. Au congrès, cette même logique donna lieu à un nouveau numéro de contorsion. Après avoir terminé son discours, Luc Frieden redemanda la parole. Le maître des cérémonies Félix Eischen le remarqua : « Ah, le Premier a levé la main ! Luc veut dire quelque chose, alors on lui donne la parole ». Frieden remonta sur scène pour dire : « Do feelt ee Bezierk am Präsidium ». Ce serait donc son « souhait » que Stéphanie Weydert soit cooptée en tant que « troisième vice-présidente », en attendant un changement des statuts.
La shooting star du CSV, Elisabeth Margue, renonce, quant à elle, à la co-présidence qu’elle avait occupée pendant deux ans. Elle voudrait consacrer plus de temps à sa fille, expliquait-elle au congrès : « J’ai une petite responsabilité à la maison. Elle a 18 mois et a également besoin de mon attention ». Margue aurait été « déi eigentlech ideal Besetzung », dit Luc Frieden aux délégués. (C’est son ancienne protégée qui lui avait offert la Spëtzekandidatur à la veille de Noël 2022.) Quant à l’autre co-président sortant du CSV, Claude Wiseler, le poste à la tête de la Chambre des députés correspondrait à « sa nature » et à son « Wiesen ». Luc Frieden ne semble pas considérer la nordiste Martine Hansen comme apte à la co-présidence (pas plus qu’au ressort de l’Éducation). La ministre de l’Agriculture doit donc se contenter de la vice-présidence qu’elle partagera avec le maire d’Esch, Christian Weis. Aux trentenaires Alex Donnersbach et Françoise Kemp revient le secrétariat général.
Les membres du CSV sont crédules. En mars 2022, on leur expliquait qu’une Duebelspëtzt serait la voie à suivre puisqu’elle assurerait la parité et le rajeunissement. En mars 2024, on leur dit que la concentration du pouvoir entre les mains d’un homme sexagénaire serait la clef du succès. Des argumentaires opposés qui recueillirent tous les deux un score soviétique. Seulement quinze votants (sur 400) ont coché la case « non » sous le nom Luc Frieden. Dans CSV – Spiegelbild eines Landes und seiner Politik ?, l’ancien secrétaire général du CSV, Jean-Pierre Kraemer, décrivait le « oligarchischer Führungsstil in der CSV ». Il y voyait l’effet du « Staatsministersyndrom » qui aurait transformé les congrès nationaux en « Kulisse der politischen Machtzelebration ». Le congrès de samedi avait en effet un côté infantilisant. Une procédure pour les prises de parole des délégués ne semblait pas être prévue, du moins n’était-elle pas explicitée. Félix Eischen retrouva sa forme des jours de Piccobello, commentant chacune des interventions. La nouvelle eurodéputée Martine Kemp « ka scho ganz gutt schwätzen », estimait-il. Quant au travail des secrétaires généraux, il serait « aller Éier wäert ».
Les deux secrétaires généraux sortants ont, eux, filé la métaphore usée du « nouveau Luc ». (L’homme qui aurait été transfiguré par une décennie au service direct des banques.) « Den neie Luc war am Hiem do, ganz labber a matt wäisse Sneakers. Do huet ee gesinn : Mir sinn am Rulle mam neie Luc ». C’est ainsi que Christophe Hansen relait, ce samedi, le Summerfest 2023 du CSV. Puis de balancer une blague, probablement involontaire : « Bei den Hamburger waren der net méi genuch do fir jiddereen ze fidderen ». La salle rigolait, se rappelant les récentes déclarations de l’échevine libérale Simone Beissel. Stéphanie Weydert voulait, elle, parler jeune : Les six candidats aux européennes auraient « richteg Bock op Europa ». Quant aux législatives de 2023, le CSV les aurait « gerockt ». Luc Frieden donnait, lui, une explication plus prosaïque de la consolidation électorale de son parti : Les « fameux dix points » auraient été précis et compréhensibles, dit-il. « Nous avons constamment répété nos points ».
Le CSV se sera surtout inspiré du green bashing pratiqué par la CDU, avec lequel il partage la même boîte de communication. Pour rappeler ces nouveaux mots d’ordre, le CSV avait invité Sven Simon, Spitzenkandidat chrétien-démocrate pour le Land de Hesse, à son congrès ce samedi. Il se lança illico dans une violente diatribe contre les Verts : « Was denken die in den grünen Hirnen ?! » Et d’en appeler à une « Besinnung auf marktwirtschaftliche Prinzipien ». Le politicien allemand sut cajoler son audience luxembourgeoise, en l’erigeant en exemple : « Ihr habt die Ampel-Regierung abgewählt. […] Wir freuen uns in Deutschland mit euch für diesen großartigen Erfolg ! » Il sut également flatter Luc Frieden qu’il présenta comme garant de la stabilité et de la prospérité : « Luxemburg ist stark und hat eine der erfolgreichsten und stabilsten Volkswirtschaften der Welt. Aber linke Mehrheiten können auch solche Erfolgsmodelle beschädigen. »
En évoquant l’agression russe contre l’Ukraine, l’hôte allemand plaida pour « eine wettbewerbsfähige Rüstungsindustrie ». Quasiment tous les intervenants au congrès évoquèrent, avec plus ou moins de gravitas, la guerre en Ukraine. « Villes erënnert mech un den 2. Weltkrich, an dat mécht mir Suergen», estimait Elisabeth Margue. « Et ass och eise Krich… ënnert Gänseféissche », déclarait Luc Frieden. (Personne ne mentionna la guerre à Gaza ; seul Félix Eischen évoqua en passant « och dat wat am Noen Osten geschitt ».)
En s’assurant la présidence du parti, Luc Frieden accroît indirectement son contrôle sur la fraction. Les frondes parlementaires, ça le connaît. En 2012, le ministre des Finances avait assisté au démontage de son budget par Lucien Lux (LSAP) et Marc Spautz (CSV). Les deux ex-syndicalistes s’étaient mis d’accord sur des coupes budgétaires et hausses d’impôts supplémentaires. Or, c’est précisément Marc Spautz que Frieden a proposé comme chef de fraction. Le Schifflangeois assurait sur RTL-Radio ne pas avoir l’intention de diriger « la chorale du gouvernement ». Au congrès, il soignait son image de représentant de « l’aile sociale » : « Mir wäerten um Soziale festhalen. Dat ass d’Aushängeschëld vun der CSV ». Il apparaît surtout comme caution pour un gouvernement qui est probablement le plus pro-business depuis celui conduit par Joseph Bech. Ce ne sont pas tant les libéraux qui ont changé ; leur flexibilité n’est plus à prouver, le clientélisme leur tenant lieu d’idéologie. C’est le CSV qui a fait sa mue à droite. L’aura de l’autoproclamé « dernier communiste », Jean-Claude Juncker, se ternit. Son arrivée au congrès, avec le retard obligatoire du bonze (cinquante minutes), ne provoqua ainsi plus de « standing ovation ».
La régie du congrès fut quelque peu malencontreuse. Dernier orateur, Spautz finit par voler la vedette à Frieden, dont le discours, rhétoriquement fade, avait été tièdement accueilli. Le chef de fraction emporta l’audience par un long discours de politicien d’opposition, s’en prenant au bilan du LSAP et des Verts. Marc Spautz a également tenté d’immuniser le CSV contre les conséquences d’une éventuelle déception électorale aux Européennes. Si le parti n’y atteignait pas ses objectifs, avertissait-il, l’opposition tenterait de présenter le résultat comme un camouflet pour la politique gouvernementale. « Mee et ass net d’Zensur vum Luc Frieden, déi de 9. Juni geschwat gëtt ».
Marc Spautz a revendiqué le droit de « se disputer », à condition qu’on le fasse « derrière les portes closes » : « Sou wéi een dat och gutt doheem a senge Gefilden mécht ». Il se permit pourtant une petite critique du gouvernement Frieden-Bettel. On devrait encore « travailler à sa communication » et en ajuster le « fine tuning », dit Spautz, sans citer explicitement le nom de Léon Gloden dans ce contexte. Pas plus que celui du député-maire de Hesperange, Marc Lies, qui a récemment fait reparler de lui par un rant populiste sur Facebook. La présidente sortante Elisabeth Margue a fait une allusion oblique à ces camarades de parti assis dans le public : « Je peux le dire la conscience tranquille : Personne dans cette salle et aucun de nos mandataires ne se situe dans le coin de droite [rietsen Eck], vers lequel ils tentent de nous pousser ».
Deux jours plus tôt, c’était en tant que ministre de la Justice que Margue avait regretté « un petit manque de communication » entre les autorités. Une première prise de distance publique avec son collègue aux Affaires intérieures. Même si le narratif « law and order » de Léon Gloden rencontre l’approbation d’une partie de la base conservatrice, ses maladresses politiques et imprécisions juridiques commencent à sérieusement ennuyer certains mandataires. Au congrès, Marc Spautz défendit le ministre non pas contre l’accusation d’avoir provoqué un conflit ouvert avec la magistrature (assise et debout), mais contre le reproche d’avoir siphonné des effectifs de police vers la capitale : Une injustice territoriale qui semble davantage irriter l’électorat que les discussions sur la séparation des pouvoirs.
Même s’ils ont pu éviter un tel imbroglio, les autres ministres CSV ne font pas exactement bonne figure : Margue essaie de se rendre invisible, Mischo est manifestement dépassé, Deprez est chargée d’une ingrate réforme des pensions, Wilmes se retrouve à la tête d’un ministère que son parti ne cesse de dénigrer. Quant à Martine Hansen, elle se borne surtout à servir les divers lobbies agricoles. Seul Gilles Roth a jusqu’ici réussi à marquer des points auprès de la « breeder Mëttelschicht », avec son « méi Netto vum Brutto ». Il prend soin de ne pas cultiver de revanchisme. À la commission des Finances, il s’affiche ainsi ouvert et accessible, distribuant son numéro de portable aux députés de la majorité comme de l’opposition. Rue de la Congrégation, il a veillé à s’entourer de deux fidèles lieutenants, l’un de sa commune de Mamer (Luc Feller), l’autre de sa fraction du CSV (Jean-Claude Neu).
Durant la campagne, Gilles Roth avait pris l’habitude de clôturer ses discours par l’obséquieuse devise : « Vive de Grand-Duc a vive eise Luc ». Début février, RTL-Radio avait annoncé que la présidence du CSV serait reprise « par une main forte », citant Luc Frieden et Gilles Roth comme les deux candidats potentiels. Le ministre des Finances déclara illico sur Radio 100,7 céder volontiers la priorité au Premier ministre. Luc Frieden pressentait sans doute qu’un autre ministre à la tête du CSV aurait développé les mêmes prétentions (et finalement les mêmes frustrations) de dauphin qu’il avait lui-même nourries durant son dernier mandat sous l’hégémonique Jean-Claude Juncker.
Une fois les bulletins comptés, et les scores soviétiques officialisés, Luc Frieden et les nouveaux dirigeants du CSV montèrent sur scène pour s’y faire acclamer. Pour se donner un air décontracté, le nouveau président du parti mettait les mains dans les poches. Comme accompagnement musical, on avait choisi Coldplay. Les paroles de Viva la Vida résonnaient à travers le centre civique de Hesperange : « I used to roll the dice/ Feel the fear in my enemy’s eyes/ Listen as the crowd would sing/ Now the old king is dead, long live the king ». Assis dans la première rangée, Jean-Claude Juncker regardait Luc Frieden cadenasser son emprise sur le CSV.