Au moment même où paraissent, comme c’est devenu la coutume depuis plusieurs années au début de l’été, de grandes études sur les High Net Worth Individuals, et où les magazines publient toutes sortes de palmarès et de classements des « riches », plusieurs documents bien moins médiatisés ont attiré l’attention sur un phénomène de plus en plus inquiétant : l’augmentation du nombre de « travailleurs pauvres » dans les pays développés.
Un travailleur est un actif occupé qui gagne moins de cinquante pour cent du revenu médian de son pays. Le 8 mai, l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) a publié un graphique intitulé « Working, but still in poverty » qui montre l’ampleur du phénomène. Il s’agissait d’évaluer le pourcentage d’habitants vivant dans un ménage avec au moins une personne au travail, mais disposant néanmoins d’un revenu inférieur au seuil de pauvreté.
Pour les pays de l’OCDE, réputés les plus riches de la planète, la moyenne est de 8,2 pour cent, soit une personne sur onze ou douze, ce qui est déjà beaucoup. Mais elle est comprise entre douze et seize pour cent en Turquie, au Chili, au Mexique, en Israël et au Japon, et en Europe l’Espagne, la Grèce et l’Italie sont aussi dans ce cas. Hors OCDE, les chiffres sont encore plus déprimants, avec seize pour cent de personnes concernées au Brésil, 18,5 pour cent en Inde et plus de 25 pour cent en Chine !
Ce graphique a soulevé une vive réaction dans plusieurs pays en raison de la place de l’Allemagne : ce pays figure parmi les plus vertueux avec seulement 3,7 pour cent de travailleurs pauvres, pas très loin de la Belgique (4,5 pour cent), mais bien mieux que le Luxembourg (7,6 pour cent), la France (7,1) ou la Suisse (7,1), des pays dotés d’un modèle social plutôt généreux et protecteur.
Une réaction d’autant plus compréhensible qu’à peu près au même moment, l’office statistique européen Eurostat indiquait que 9,5 pour cent des travailleurs allemands pouvaient être considérés comme pauvres en 2016, contre 7,9 pour cent des Français, ce qui correspond davantage au ressenti du public et à d’autres données qui montrent par exemple que de plus en plus de personnes en Allemagne sont contraintes d’exercer plusieurs emplois.
Selon Stefano Scarpetta, directeur de la division emploi à l’OCDE, les données ne mesurent pas exactement la même chose. Eurostat comptabilise les travailleurs pauvres individuellement, par rapport à l’ensemble des personnes en activité. L’OCDE prend en compte la composition du foyer, avec le nombre des adultes en emploi, et opère une pondération selon le nombre d’enfants, un critère qui pèse finalement assez lourd.
Si on revient au cas de la France et de l’Allemagne, on observe qu’il y a beaucoup plus de ménages allemands où les deux adultes travaillent (le taux d’emploi, c’est-à-dire la proportion de personnes disposant d’un emploi parmi celles en âge de travailler est de dix points supérieur à celui de la France, 75 pour cent contre 65, environ, et le taux de chômage est deux fois et demi plus faible), tandis que les Français ont davantage d’enfants (2,01 enfants par femme en France, contre 1,5 en Allemagne). Il y a donc en France plus de ménages avec un seul adulte au travail et avec deux ou trois enfants.
Selon Mathieu Plane, économiste à l’Observatoire français des conjonctures économiques (OFCE) cette façon de mesurer la pauvreté est « assez atypique ». Un travailleur pauvre peut en effet vivre dans un ménage avec une autre personne qui perçoit un bon revenu. Dans ce cas-là, le ménage n’est pas compté comme un foyer en-dessous du seuil de pauvreté. Le choix de la méthodologie, qui n’est probablement pas dénué d’arrière-pensées, est donc crucial pour bien mesurer une tendance désormais répandue dans les pays développés, où se multiplient les emplois mal rémunérés.
Dans une autre étude, l’OCDE avait mesuré le pourcentage d’employés à plein temps gagnant moins des deux tiers du salaire horaire national brut médian. En 2016, la moyenne des pays membres de l’organisation était de seize pour cent environ, soit une personne sur six touchant un « bas salaire ». Mais dans onze pays, dont les États-Unis et le Canada, elle était nettement supérieure à vingt pour cent. Au Luxembourg elle s’établissait à 12,2 pour cent, tandis que la France, l’Italie et la Belgique faisaient partie des six pays vertueux avec une proportion inférieure à dix pour cent. L’inquiétude vient du fait que les emplois « low cost » ne correspondent pas seulement à des postes de travail peu qualifiés, fréquents dans le tertiaire marchand par exemple. On les voit apparaître même dans des entreprises de haute technologie et à cet égard le monde des start-ups (voire certains membres éminents des Gafa) se fait régulièrement étriller sur les réseaux sociaux.
Si la comparaison est souvent focalisée sur l’Allemagne et la France, c’est parce que ces deux pays ont fait des choix stratégiques opposés face à la croissance du chômage, surtout après la crise de 2008.
L’Allemagne a fait le choix d’inclure un maximum de personnes dans l’emploi, quitte à ce que certains postes soient précaires. Pour encourager le retour à l’activité, certaines aides de l’État ont été conditionnées au fait d’avoir un emploi, à temps plein ou pas, bien rémunéré ou pas.
Cela se traduit aujourd’hui par une proportion élevée de salariés à temps partiel : 29,6 pour cent en 2017 selon Eurostat, un pourcentage qui monte à 46,4 pour cent chez les femmes, soit pratiquement une sur deux.
Les réformes « Hartz », mises en œuvre dès 2003, ont favorisé le développement des mini-jobs, ces emplois offrant un faible nombre d’heures de travail hebdomadaires et peu rémunérés. Plus du tiers sont occupés par des femmes qui cherchent des revenus d’appoint, car pour celles qui sont mariées et mères de famille, il n’est souvent pas intéressant d’occuper un emploi à plein temps du fait de la fiscalité et des coûts élevés des solutions de garde d’enfants. Il ne s’agit donc pas, dans un nombre élevé de cas, de « temps partiel subi ».
La France a préféré jouer sur l’indemnisation, pour éviter aux chômeurs d’avoir à accepter n’importe quel emploi. Du coup seulement 18,1 pour cent des salariés sont à temps partiel, et 29,6 pour cent des femmes. Un choix qui s’est avéré pénalisant, avec davantage de personnes exclues du marché du travail (il est plus difficile d’y retrouver un emploi) et finalement une proportion plus élevée de ménages pauvres. Pour Stefano Scarpetta, il est plus facile d’être au-dessus du seuil de pauvreté avec, au sein d’un foyer, un temps plein et un temps partiel, qu’avec un temps plein et une personne qui ne travaille pas. D’autre part les « minima sociaux » accordés aux personnes sans travail, s’ils exercent un effet positif sur la consommation globale des ménages, peuvent aussi dissuader certaines personnes de reprendre un emploi mal payé, au risque, de surcroît, de perdre certains avantages.
La réduction du nombre de personnes confrontées au risque de pauvreté ou d’exclusion sociale est l’un des objectifs de la stratégie Europe 2020, mais les chiffres relatifs n’incitent pas à un grand optimisme. Selon Eurostat, la part des travailleurs pauvres en zone euro est passée de 7,3 pour cent en 2006 à 9,5 pour cent en 2016. L’amélioration de la conjoncture depuis deux ans laisse à penser qu’une réduction s’est produite depuis, insuffisante en tout état de cause pour éradiquer un sentiment de précarisation qui s’est manifesté dans les urnes un peu partout en Europe.