Nostalgique de The Project, une expo-squat, organisée à feu la Galerie Bradtke près de la gare de Luxembourg-ville en 2014, on avait à cœur de découvrir cette exposition du même genre, organisée ici par l’énigmatique association Cueva. Depuis 2015, le collectif ravive à chacun de ses projets notre goût d’un art d’immersion qui, au-delà de sa forme brute, son esthétique, jubile de son contexte d’exposition. Et une fois encore, ça fonctionne.
Les poings bien fermes sur les rennes, Cueva signe une nouvelle exposition collective d’ampleur. Après Quartier 3 en 2015, Zaepert en 2016, Uecht en 2017 et Lankelz l’année dernière, Esch-sur-Alzette est chaque année occupée d’un événement artistique qui fait foule. Cette année encore, le collectif d’artistes plasticiens n’a pas lézardé et cette exposition Aal Esch est frénétiquement attirante.
Inaugurée le 26 avril dernier, l’exposition a pris lieu et place au milieu de la rue des jardins au centre-ville d’Esch-sur-Alzette, pour ouvrir ses portes au public, les weekends, jusqu’au dimanche 12 mai. C’est court mais c’est intense. Plus de 55 artistes sont présents sur les trois étages du bâtiment abandonné. Des salles principales et spacieuses, aux recoins tordus et étonnants du lieu, Aal Esch montre une diversité de création et d’expression folle, via un groupe d’artistes aux identités plurielles, issus de générations, de sphères et de cultures différentes.
Pas étonnant donc que ce genre d’événements culturels trouve une visibilité nationale autant que transfrontalière. C’est d’ailleurs dans les objectifs de la politique culturelle de la ville d’Esch-sur-Alzette que de faire rayonner des manifestations ancrées dans cette dynamique, afin de « renforcer sa position sur la scène culturelle du pays et en Grande-Région ». N’oublions pas que la ville sera Capitale européenne de la culture en 2022 et déjà, elle se doit de préparer le terrain.
Pourtant, c’est en totale autonomie que Cueva se positionne en défricheur d’un « genre » d’initiatives portées par les artistes eux-mêmes, dans une énergie collaborative. Prenant pour galerie des lieux désaffectés, tout en valorisant leurs synergies spatiales, le collectif donne accès au grand public, à la création artistique dans toute son envergure, de l’avant-garde au mainstream, en passant par l’expérimentation, le concept ou parfois le « raté ». Mais il faut se planter pour continuer à créer, Cueva transporte ce message laissant libre cours aux artistes sélectionnés et engagés. Là est la force de ce genre de projet, pouvoir « faire » sans se justifier. D’où, sûrement, ce besoin viscéral d’indépendance organisationnelle.
Alors, volonté artistique ou déni politique, on ne saura pas et ça n’y changerait rien. Toujours est-il qu’une fois encore, Cueva signe une exposition très réussie. Aal Esch s’installe dans la mouvance des précédentes manifestations, mettant à l’honneur 55 artistes luxembourgeois ou officiant au Luxembourg, certains abonnés aux expos de Cueva, d’autres en « première ».
Les trois étages sont ainsi entièrement occupés, du sol au plafond, des portes aux coins de mur, même les plus improbables. On ne parle pas ici de street-art même si la scène régionale y est grandement représentée (Stick, LeSkule, Koga One, Raphaël Gindt, Sader…), il n’y a pas non plus une dimension muséale, bien que beaucoup des artistes présents ont un peu fréquenté les institutions (Anne Lindner, Dani Neumann, Doris Becker…), Aal Esch est un parcours, un fabuleux méandre où l’on croise au hasard, au détour d’un escalier, d’une porte scellée, une ou plusieurs visions d’artistes.
C’est comme rêver les yeux ouverts. On en prend plein la caboche et sans que ça dérange, c’est un fourre-tout dans lequel nos yeux se perdent d’une œuvre à l’autre. Nos pas sont ainsi guidés, attirés tantôt par la posture d’un artiste, comme la verve critique de Chiara Dahlem ou les images satiriques de Joëlle Daubenfeld ; tantôt par son énergie créatrice, face au travail de Dan Neuhengen, sorte de Basquiat tribute remanié, ou encore la peinture brute et scénique de Monique Becker ; d’autre fois, c’est un simple troisième degré qui va nous faire habiter un instant l’espace d’un artiste, comme chez Kit Empire qui décline en duo, un univers comique et coloré délicieux ; et parfois, c’est la percussion frontale d’une œuvre qui nous captive, à l’image de l’impressionnante sculpture futuriste de Vince Arty, trônant comme un monument, au centre d’une des salles.
Mais Aal Esch ne fait pas que nous happer et nous balloter d’une pièce à l’autre, on se surprend aussi à y trouver des moments de suspens, devant la poésie photographique d’Emile Hengen, la peinture graphique de Fab Rice, les sculptures proches des boiseries de Joël Rollinger, le design graphique exigeant de Klara Troost, le néo-réalisme par le pinceau et l’œil de Stéphanie Uhres, les pointilleux dessins de l’artiste et tatoueuse Sandra Biewers ou encore l’harmonie colorimétrique et la volatilité des lignes dans la peinture de Rickard Linder, clairement l’un de nos coups de cœur de cette édition…
On ne peut malheureusement pas tout résumer de cette exposition où chacun en trouvera pour son compte, ses goûts et ses couleurs. C’est en cela que cette nouvelle « occupation d’artistes » est une grande réussite. Aal Esch s’adresse à un large panel de visiteurs, récupère les codes d’une mouvance de monstration artistique, consacrée dans les années 1980 à Berlin, tout en conservant son âme, son identité, ses aspirations, concluant à laisser une marque indélébile dans le sillon culturel eschois, grand-ducal et même hors des frontières.