Il suffit des fois de trois, quatre pièces d’un artiste, qui certes ne font pas une exposition, pour, au-delà du plaisir esthétique, susciter fortement la réflexion. C’est d’autant plus vrai, dans le cas de Danh Vo, face à Su-mei Tse dans le jardin des sculptures du Mudam, que l’on sait cet artiste, parti avec ses parents du Vietnam à l’âge de quatre ans, non seulement pris dans un dialogue de l’Orient et de l’Occident, des continents, des temps aussi, dans une confrontation de son histoire personnelle et de l’histoire collective. C’était le cas déjà, en 2013, où au Mudam des bouts en cuivre et à taille réelle de la statue de la Liberté de Bartholdi répondaient à une lettre, un bout de papier ; à Paris, la même année, on les retrouvait, avec d’autres pièces, comme les lustres de la salle de bal du Majestic, où furent signés les accords entre le Vietnam et les États-Unis, comme les fauteuils de McNamara, qui vinrent élargir le sujet. En 2015, Danh Vo représentait le Danemark à Venise, et à la Punta, il fut présent, comme artiste et commissaire.
Pas de surprise donc au Mudam. Le collectionneur François Pinault a fait l’acquisition de telles pièces de ces expositions, et elles se retrouvent sous la verrière de Pei, un peu comme de la préfiguration d’une salle (à prévoir et à étoffer) de la Bourse parisienne dont la transformation en musée, comme le Palazzo Grassi et la Punta, a été également confiée à l’architecte Tadao Ando. On n’en est pas encore là, en attendant, le visiteur du Kirchberg, pour avoir le plus de chances d’entrer dans l’art de Danh Vo, on lui recommande de laisser d’abord les trois pièces, sculptures du jardin, et de commencer par la lettre, s’il ne la connaît pas déjà (elle fait partie, depuis 2009, de la collection du Mudam), exposée au premier étage.
Le texte en est d’un missionnaire français, Jean-Théophane Vénard, il l’a écrite la veille de son exécution, condamné pour prosélytisme, il fut décapité en 1861 au Tonkin, nom jadis utilisé pour la partie septentrionale du Vietnam actuel, « un léger coup de sabre séparera ma tête, comme une fleur printanière que le Maître du jardin cueille pour son plaisir ». Il s’adresse à son père, à qui il souhaite une longue, paisible et vertueuse vieillesse, a en tête bien sûr Dieu. Et que fait Danh Vo ? Il fait recopier la lettre par son propre père, avec cette particularité que ce dernier, ne connaissant pas le français, ne fait pour de bon qu’œuvre de copiste. Avec la minutie de ceux de jadis. Et le renversement des origines, des nationalités.
On touche là à une caractéristique essentielle de la manière de Danh Vo. Recours à ce qui a existé, existe toujours, appropriation, dans un geste duchampien si l’on veut. Mais Danh Vo va plus loin. Des fois, il combine, on aboutit à toutes sortes d’hybridations, je me rappelle telle sculpture, où il avait mis, Oma Totem, les uns sur les autres, machine à laver, frigidaire (avec une croix dessus), et téléviseur. Et pour finir, il lui arrive de subvertir ; la mise en question d’un ordre, son renversement, ne sont pas pour lui déplaire.
Allons maintenant aux trois pièces ou installations de la collection Pinault. Gustav’s Wing, de 2013, est l’amas de parties corporelles, du corps moulé nature du neveu de l’artiste, avec les traces du processus de moulage ; corps mis en morceaux et ramassé, refait dans le bronze. Plus loin, des troncs d’arbre, des branches, strient le sol, on les dirait apportés et déposés par des eaux courantes, des eaux peut-être qui ont porté le boat people ; ne nous arrêtons pas au titre, Log Dog, la pièce date elle aussi de 2013. Des fragments de sculptures anciennes se sont mêlés aux morceaux de bois mort, çà et là, une main sort d’un tronc, des jambes se dressent, on devine des fragments sculptés du Christ, au point que l’installation entière d’un coup prend corps, prend vie, sur des contrastes où le profane et le sacré n’en constituent pas le moindre.
Passons sur le titre provocateur : Your mother sucks cocks in Hell, dernière pièce qui date, elle, de 2015. Elle associe les jambes d’un enfant de l’antiquité romaine au visage serein d’une vierge gothique ; entre les deux, un panneau contreplaqué, les séparant plus que les reliant, les joignant toutefois. Il paraît que le titre en soit emprunté à un film plus ou moins ancien, l’Exorciste, de William Friedkin, peu importe ; c’est parfaitement combiné, le marbre et le bois, et les jambes qui portent la madone (ordre inverse de la vierge à l’enfant), exemplaire, est-il besoin de le répéter, de Danh Vo.