L’établissement de crédit centenaire Fortuna, l’une des dernières banques au capital luxembourgeois, a échoué deux fois à changer de mains. Elle s’est offert un répit en vendant le siège. Mais pour combien de temps ?

Crépuscule d’un romantisme bancaire

d'Lëtzebuerger Land vom 10.09.2021

L’information est inscrite en bas d’une des désuètes pages du site internet de Fortuna. Au pied de l’onglet « cent ans de tradition locale », apparaît la mise à jour de l’événement phare de l’an 2020, celui du centenaire, la signature d’un accord stratégique avec le Groupe (inconnu du grand public) Chenavari, « un tournant dans l’histoire et le développement de Fortuna Banque ». Mais il tombe à l’eau. Voilà l’actualité de cet été 2021. « D’un commun accord, les associés de Fortuna Banque s.c. et Chenavari Investment Managers ont décidé de résilier le contrat qu’ils avaient conclu pour la reprise de la banque ». Les fiancés se sépareraient en bons termes, sans exclure « la réalisation prochaine d’autres opérations de rapprochement pour assurer leur développement respectif  » Le mariage paraissait contre-nature : une banque à papa opérant quasi-exclusivement dans le crédit hypothécaire avec un hedge fund assis entre Londres et Luxembourg. Chenavari gère des milliards d’euros de produits dérivés, notamment des Asset Backed Securities, des titres adossés à de la dette. Le groupe dirigé par Loïc Féry (qui est actionnaire à titre personnel du club de football de Lorient) a acheté en 2013 Buy Way, un prestataire de crédit à la consommation opérant entre autres au Grand-Duché avec les cartes de crédit des grandes surfaces. Ces instruments de paiement distribués chez Cactus, Hifi, Auchan ou Möbel Alvisse (d’Land, 25.07.2014) affichent des taux d’intérêts annuels effectifs globaux entre onze et 17 pour cent. Cette dette est ensuite titrisée dans des fonds d’investissement… distribués via les banques. Ces produits financiers hardcore diffèrent grandement de ceux fournis par la cible de Chenavari, mais la fin justifiait le moyen.

Selon les informations du Land, l’alliance a achoppé à cause du peu de clarté apporté au régulateur (la Commission de surveillance du secteur financier) sur les bénéficiaires économiques du groupe basé à Londres. Selon le registre des bénéficiaires effectifs, Chenavari Investment Managers est capitalisée à 70 pour cent par Loic Féry et Frédéric Couderc, adjoint à la direction. Les titulaires des trente pour cent restants sont inconnus. Et, surtout, la société approuvée comme AIFM par la CSSF en 2015 a pour maison mère une entité, Chenavari Investment Managers Holdings Limited, domiciliée aux Îles Caïmans où les flux financiers sont moins cristallins que les eaux de baignade. Délicat de laisser partir une licence bancaire sans certitude sur les personnes au bout des flux financiers. Depuis son arrivée à la tête de la CSSF en 2015, Claude Marx martèle que le risque de blanchiment a remplacé le risque fiscal et que les clients originaires des pays tiers à l’UE, où les impératifs de transparence sont moindres, devaient être surveillés avec attention.

« Der neue Eigentümer pass zu uns », titrait le Wort en 2020 au sujet du repreneur potentiel Chenavari via un entretien avec le directeur de Fortuna Jerry Grbic. « Fortuna Bank wechselt Besitzer », avait titré le quotidien de Gasperich (depuis cet été à Howald) en 2018, cette fois en référence au rachat par Bank of Beirut, une procédure avortée durant la crise financière libanaise. C’est la deuxième fois en deux ans que l’établissement bancaire logé sur le boulevard de la Pétrusse rate le coche pour sauver sa peau. Les comptes de Fortuna sont dans le rouge : perte de 1,6 million d’euros en 2019, 700 000 en 2020. Les exercices à un demi-million de bénéfice connus depuis le début des années 2000 passent aux oubliettes. La crise des subprimes (dont les origines tiennent justement à une mauvaise gestion des risques liés aux titres adossés à des actifs) et les règlementations bancaires mises en place en réaction ont beaucoup coûté aux banques. Il en va de même pour l’environnement de taux. Les dépôts coûtent dorénavant aux instituts bancaires alors qu’ils leurs rapportaient de l’argent voilà quelques années. Il faut multiplier les crédits pour faire du blé, atteindre la fameuse masse critique. Mais avec 250 millions d’euros et 29 employés, Fortuna, société coopérative, relève aujourd’hui d’un romantisme bancaire dont on constate le crépuscule avec une consolidation du marché toujours en cours. La banque est acculée. La refonte du système d’information a nécessité de casser la tirelire. Si bien que le ratio de solvabilité a inquiété le régulateur. Des prêts subordonnés ont été souscrits pour renflouer les fonds propres, notamment un de deux millions d’euros auprès de Chenavari. Mais il a quand même fallu se résoudre à la vente des bijoux de famille, les deux immeubles acquis en 1930 et 1962 sur le boulevard de la Pétrusse. Les millions de la vente (le montant nous est inconnu) offrent de la sérénité à la direction. La société Platinium Realty des promoteurs Miloud et Jamal Akdime, actifs sur le marché luxembourgeois, ont racheté les emblématiques bureaux sur le plateau Bourbon, derrière l’ancien siège de l’Arbed.

La sidérurgie a fourni à Fortuna ses premiers coopérants au début du XXè siècle et notamment l’un de ses fondateurs Jean-Baptiste Rock. Ce salarié de l’Arbed s’était associé au notaire Edmond Reiffers, ainsi qu’aux avocats Hubert Loutsch, Aloyse Hentgen et Alphonse Bervard, pour fédérer les mutuelles d’épargne alimentées par les associations catholiques des zones rurales et industrielles. Cette alliance de membres du parti de la droite, ancêtre du CSV, était « l’expression de la volonté de se positionner dans le domaine économique et financier en face des libéraux qui sont présentés comme les représentants du grand capital étranger qui domine la sidérurgie », écrit l’historien Paul Zahlen dans son ouvrage sur les cent ans de l’assurance La Luxembourgeoise, née en même temps que Fortuna et avec pratiquement les mêmes fondateurs. Quand La Luxembourgeoise tenait à une mutualisation du risque pour propriétaires fonciers et entrepreneurs, Fortuna devait permettre aux petites gens (qui deviendront la classe moyenne) de faire fructifier leur épargne puis d’accéder à la propriété de leur logement. La collecte de l’épargne s’est appuyée sur les prêches à l’église vantant le placement en banque (en lieu et place du bas-de-laine). Les plus vieux registres de coopérants publiés sur Luxembourg Business Registers, ceux de 1972, dévoilent les professions des sociétaires et recèlent de curés (figurent aussi des fabriques d’Église et des associations chrétiennes). Ils côtoient les employés des CFL, les boulangers, les peintres… des professions manuelles et de bureau en somme. Ces mutuelles d’épargne ont permis la démocratisation des services financiers, ici autour de la religion chrétienne avec, aussi, un lien syndical. Jean-Baptiste Rock, fondateur de Fortuna, a été le premier secrétaire général du LCGB (Lëtzebuerger Chrëschtleche Gewerkschaftsbond), mouvement des ouvriers catholiques qui « se sentaient marginalisés » au début des années 1920 et à l’époque des grandes grèves, comme l’écrit Paul Zahlen, face à la syndicalisation socialiste.

L’historien du C2DH insiste en outre sur ce patriotisme qui « se conjugue avec la volonté de bâtir un capitalisme national, c’est-à-dire un tissu d’entreprises dans lesquelles le capital autochtone serait prédominant », pour œuvrer dans l’intérêt du pays et de sa nation. Entretemps, la sidérurgie a cédé aux sirènes du capital étranger avec la reprise en main d’Arcelor (ex-Arbed) par la famille d’origine indienne Mittal en 2006. Les banques lvuxembourgeoises aux capitaux privés tout autant. BGL (de tendance libérale) est majoritairement française (après avoir été belge). Banque internationale à Luxembourg (BIL) principalement chinoise après avoir été qatarie.

Le sort de Fortuna a tenu à des familles. Les Rock d’abord avec de Bättchen, leader syndical, déporté puis député après la Deuxième Guerre mondiale. Puis d’autres patronymes connus comme les Molitor, les Rollinger, les Felten ou les Wolter, certaines plaçant leur rejeton à la tête de l’établissement. Mais un vieillissement de la clientèle et la baisse de la rentabilité ont érodé les croyances en l’avenir de la banque et certaines familles ont manifesté leur désir de vendre, parfois jusqu’à générer des tensions. Les principaux détenteurs de parts sont aujourd’hui André Wilwert, 9,99 pour cent, Carlo Rock, 8,82 pour cent et Patrick Losch, 6,52 pour cent puis Jacques Wolter avec 4,77 pour cent. Carlo Rock est le petit-fils du fondateur Jean-Baptiste et fils de Lucien qui a présidé la banque. André Wilwert, ami de la famille de Flavio Becca (il figure à plusieurs conseils de sociétés du promoteur) est entré dans les années 2000 dans le capital. Aujourd’hui, Fortuna discute avec plusieurs « partenaires potentiels », fait savoir sa direction, extrêmement chiche en informations. Elle indique tout de même souhaiter « trouver un accord d’ici la fin de l’année ». La BCEE, dans la shortlist établie par Deloitte en 2018 avec Bank of Beirut et Chenavari, assure ne pas être en négociation. La BIL ne fait « pas de commentaire ».

Pierre Sorlut
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