Les géants de l’automobile ont connu bien des déconvenues ces dernières années

Dieselgate et mauvaise gérance

d'Lëtzebuerger Land du 24.01.2025

Alors qu’il devait encore effectuer une année à la tête du géant automobile Stellantis, son directeur général depuis 2021, Carlos Tavares a été brutalement débarqué le 1er décembre 2024 pour « divergences de vues » à l’issue d’une assemblée extraordinaire organisée par les actionnaires italiens du groupe. Une décision qui, sans être réellement une surprise, a montré que les constructeurs automobiles n’échappaient pas, comme la plupart des grandes entreprises, à des problèmes de gouvernance et de management, qui en pratique sont fortement liés et peuvent expliquer une partie de leurs difficultés actuelles.

Elle illustre en premier lieu la vivacité du « capitalisme familial » au sein des firmes automobiles. Les principaux actionnaires de Stellantis sont en effet deux familles, héritières des fondateurs des deux marques-phares du groupe : les Agnelli (par le truchement de la holding Exor) et les Peugeot (holding Peugeot Invest), qui détiennent respectivement 15,16 pour cent et 7,56 pour cent du capital.

Elles ne peuvent être considérées comme des « actionnaires dormants ». Dans le cas Tavares, on a ainsi appris que le conseil d’administration se donnait jusqu’à mi-2025 pour désigner son successeur et qu’en attendant, c’est le chairman John Elkann qui assurera l’intérim. Même temporaire, cette implication inattendue de l’arrière-petit-fils du fondateur de Fiat dans la gestion du groupe est un signe fort adressé aux parties prenantes, et notamment aux marchés financiers après un décrochage de près de quarante pour cent du cours de bourse en 2024.

Ouvrons ici une première parenthèse : bien que le grand public n’en ait généralement pas conscience, plusieurs grands constructeurs mondiaux peuvent toujours être considérés comme des « entreprises familiales » en raison du poids des descendants des fondateurs dans le capital, toujours significatif même après des décennies d’existence.

En dehors de Stellantis, c’est notamment le cas de BMW et de Volkswagen. Chez BMW (49 milliards d’euros de capitalisation) Stefan Quandt, 58 ans, et sa sœur Suzanne Klatten, 62 ans, enfants d’Herbert Quandt (1910-1982) à qui on doit le groupe dans sa forme actuelle, détiennent directement ou indirectement 47,5 pour cent du capital. Comme les héritiers Agnelli ils exercent un contrôle serré sur le management. Le groupe VW, de son côté, a toujours pour actionnaire principal (à hauteur de 32 pour cent) Porsche SE, dont le rapport d’activité indique que « les actions ordinaires, soit la moitié du total, sont détenues indirectement exclusivement par des membres des familles Porsche et Piëch ».

Il est difficile de savoir quelle influence réelle ont aujourd’hui ces familles, mais Ferdinand Piëch (1937-2019), petit-fils de Ferdinand Porsche qui fut à l’origine de la création de VW dans les années 1930, en fut président du conseil de surveillance  de 2002 à 2015. 

Toyota, au Japon, et Ford, aux États-Unis, sont des cas particuliers. On ne peut parler ici d’entreprises familiales car les descendants des fondateurs ne détiennent qu’une infime partie du capital. Néanmoins ils sont aux commandes opérationnelles ou présents au conseil d’administration. Akio Toyoda, 68 ans, petit-fils du fondateur, a quitté à la surprise générale le 1er avril 2023 les fonctions de CEO de Toyota, qu’il occupait depuis 2009, mais reste président du conseil d’administration. Selon ses dires, il ne possède que moins d’un pour cent du capital.

Né en 1957, William Clay Ford Jr. , arrière-petit-fils d’Henry Ford, président exécutif du conseil d’administration de la Ford Motor Company depuis 2006, en fut le directeur général de 2001 à 2006. Il ne détient que 0,5 pour cent du capital. En 2021 il a fait entrer sa fille Alexandra, née en 1988, au « Board of directors », avec 0,04 pour cent des actions, en remplacement de son cousin Edsel Ford II (né en 1948). Le capital de Ford est principalement (57 pour cent) aux mains d’investisseurs institutionnels comme Vanguard, BlackRock ou State Street.

L’exemple le plus récent de capitalisme familial dans l’automobile est celui de Tesla, créée en 2003 et dont la capitalisation boursière dépasse les mille milliards de dollars, ce qui en fait le premier constructeur mondial sur ce critère, et de très loin : Tesla vaut 4,3 fois plus que le deuxième, Toyota. Elon Musk en est toujours officiellement Chairman et CEO, malgré ses nombreuses occupations annexes, et bien qu’il ne détienne plus que vingt pour cent du capital (ce qui lui permet néanmoins d’être le premier actionnaire).

Une deuxième parenthèse s’impose ici : Il existe une abondante littérature académique et de nombreuses études empiriques (McKinsey, Credit Suisse) démontrant que les entreprises familiales sont généralement plus performantes que les autres. Le principal facteur explicatif serait leur rapport au temps : elles sont davantage ancrées dans le long terme et disposent d’un management plus stable. L’appui financier de familles « aux poches profondes » est aussi un avantage-clé.

Mais parmi les constructeurs pouvant être qualifiés comme tels parmi nos exemples – Stellantis, BMW, VW, Tesla – force est de constater que l’évolution de leurs cours de bourse et de leurs résultats, sauf ceux de Tesla, ne confirment pas ce qui a pu être observé dans d’autres secteurs.

Cette situation a valu à certaines firmes automobiles l’intérêt des « fonds activistes », comme chez Toyota, avec la pression du fonds de pension danois AkademikerPension, pour plus de transparence sur la manière dont le constructeur entend lutter contre le changement climatique, et les revendications du « conseiller en vote » américain Glass Lewis. Ce dernier contestait le rôle d’Akio Toyoda à la tête du conseil d’administration ainsi que « l’entre-soi » de cette instance, faisant trop peu de place à son goût aux administrateurs indépendants, appréciés pour leur esprit critique et leur neutralité dans la prise de décision.

Par ailleurs, en l’espace de dix ans, le monde de l’automobile a été secoué par plusieurs scandales, dont les deux plus importants ont été le Dieselgate et les ennuis judiciaires de Carlos Ghosn, révélant des pratiques managériales inappropriées voire frauduleuses, mais mettant aussi en cause les conseils d’administration ou de surveillance pour leurs manquements.

En septembre 2015, l’Agence américaine de protection de l’environnement (EPA) affirmait que le groupe VW utilisait depuis au moins six ans des logiciels visant à réduire frauduleusement les émissions polluantes de ses moteurs diesel. Pas moins de onze millions de véhicules des marques Volkswagen, Audi, Seat, Škoda et Porsche en étaient équipés. La révélation entraîna la démission immédiate de Martin Winterkorn, président du directoire du groupe depuis 2007.

Depuis cette date, VW a dû débourser environ trente milliards d’euros en remboursements, dédommagements et frais judiciaires, principalement aux États-Unis, où il a plaidé coupable de fraude et d’obstruction à la justice. Poursuivi dans ce pays en 2018, M. Winterkorn est aussi jugé en Allemagne depuis septembre 2024 pour fraude en bande organisée. Il est accusé d’avoir sciemment autorisé la vente de voitures contenant des logiciels truqués, et la diffusion de publicités les vantant comme écologiques. Après la révélation de la fraude, il aurait délibérément omis d’informer à temps les marchés financiers des risques qui en découlaient. Ces pratiques n’auraient pas été possibles sans la négligence du conseil de surveillance, dont le président Hans Dieter Pötsch fut d’ailleurs poursuivi en 2019 pour manipulation de marché*.

Après avoir été un PDG adulé, en redressant successivement Nissan puis Renault, Carlos Ghosn est aujourd’hui relégué au rang de fugitif international. Son style de management, plutôt apprécié à ses débuts chez Renault en 1996 a été rapidement marqué par de graves dérives, tandis que sa cupidité assumée l’entraînait dans plusieurs malversations financières.

Une des principales erreurs de Carlos Ghosn, en termes de gouvernance, est d’avoir cumulé à partir de 2009, et contrairement à ses engagements, les postes (et les rémunérations) de PDG de Nissan et de Renault, devenant alors la première personne au monde à occuper simultanément cette fonction chez deux entreprises figurant au classement Fortune Global 500. Son management « cash », jugé d’abord efficace, est finalement apparu comme trop vertical, autoritaire et peu respectueux des personnes, voire paranoïaque comme l’a montré l’affaire dite « des faux espions de Renault » en 2010-2011.

Financièrement, après avoir obtenu chez Renault un rémunération cinq fois supérieure à celle de son prédécesseur, il a été accusé d’abus de biens sociaux en France pour avoir partiellement fait prendre en charge par le groupe son pharaonique dîner de mariage au château de Versailles en octobre 2016. Dans le documentaire Netflix consacré à l’affaire, son mentor et prédécesseur Louis Schweitzer avoue avoir été trompé par le personnage, et tente de justifier l’inertie du conseil d’administration qu’il a pourtant présidé pendant 17 ans (1992-2009).

Les Japonais ont été plus réactifs en le faisant arrêter en novembre 2018, sur la base de quatre accusations : deux pour des revenus non déclarés et deux autres pour abus de confiance aggravé. En février 2020 Nissan a engagé une action civile réclamant quelque 90 millions de dollars à Carlos Ghosn, au titre de dommages et intérêts mais aussi pour le remboursement de « paiements frauduleux » (achat et à l’utilisation de propriétés à l’étranger, utilisation privée d’avions de la société, honoraires de son avocat au Liban ou cadeaux à sa sœur). Mais à ce moment Ghosn était déjà réfugié au Liban depuis près de deux mois, au terme d’une évasion rocambolesque.

Chez Stellantis, après le départ de Carlos Tavares début décembre 2024, les langues se sont quelque peu déliées pour évoquer le management du Portugais, formé à bonne école puisqu’il fut pendant deux ans le numéro deux de Carlos Ghosn qu’il espérait remplacer. Recruté en 2014 pour redresser ce qui était alors le groupe français PSA, il s’est immédiatement lancé dans une implacable chasse aux coûts en taillant dans les effectifs et en renégociant les contrats fournisseurs. Avec comme résultat que la marge opérationnelle a atteint le niveau de quatorze pour cent en 2023, un record dans l’industrie automobile grand public (elle est retombée à 8,5 pour cent au premier semestre 2024).

Mais son management autoritaire et souvent solitaire a fini par montrer ses limites. Son approche centralisatrice et sa quête obsessionnelle de la performance ont fait peser une pression intolérable sur ses équipes. Elle a eu des conséquences néfastes sur la remontée d’informations au sein du groupe, dont les salariés, craignant d’être sanctionnés, hésitaient à signaler les problèmes. Cela expliquerait en partie pourquoi Tavares a tardé à réagir face aux difficultés rencontrées sur le marché nord-américain en 2024.

On lui a également reproché son arrogance, notamment aux États-Unis, où il aurait pris seul et contre l’avis de tous, la décision d’arrêter la fabrication de l’emblématique moteur V8 Hemi pour les voitures particulières, au nom de l’écologie. Ce qui traduirait, selon ses détracteurs, une méconnaissance totale du marché américain où les préférences des clients sont radicalement différentes de celles connues en Europe.

Par ailleurs, sa rémunération (19,2 millions d’euros en 2022), que même le président Emmanuel Macron a trouvé « choquante », était en total décalage avec les sacrifices demandés aux salariés, nuisant ainsi à l’image du groupe.

*L’affaire du Dieselgate n’a pas concerné que VW, une étude de l’Allgemeiner Deustcher Automobil-Club (ADAC) ayant révélé peu après que les véhicules diesel de plusieurs marques, notamment Volvo, Renault, Jeep, Hyundai,
Citroën et Fiat dépassaient les limites d’émission légales (sans que cela signifie qu’il y eut un trucage organisé).

Georges Canto
© 2025 d’Lëtzebuerger Land