Le 18 mars 2019, la Commission de Venise, de son nom officiel « Commission pour la démocratie par le droit », a rendu un deuxième avis circonstancié sur la proposition de révision de la Constitution luxembourgeoise, déposée en 20091. La Commission s’était une première fois prononcée sur le dossier dans un avis intérimaire du 10 octobre 2012. Qui est donc cette Commission de Venise aux prises de position de laquelle non seulement milieux politiques et juridiques, mais également la presse et l’opinion publique toute entière vouent un si grand intérêt ?
Les origines de cette commission remontent à une résolution du Comité des Ministres du Conseil de l’Europe du 10 mai 19902 qui avait permis à 18 (dont le Luxembourg) des 23 États membres qui composaient à l’époque le Conseil de l’Europe, d’adhérer à cette structure. Le statut, conféré en 1990 à la Commission de Venise, a été revu et actualisé par une autre résolution du Comité des ministres de 20023 qui a notamment permis de faire de l’accord partiel de 1990 un accord élargi autorisant des pays d’y adhérer sans être membres du Conseil de l’Europe.
Aujourd’hui la Commission est supportée par l’ensemble des 47 États membres du Conseil de l’Europe, auxquels se sont joints quatorze pays non-européens4, qui portent le nombre des adhésions à 61, sans compter les neuf membres ayant un statut particulier5.
L’extension de sa sphère d’action au-delà des frontières du Conseil de l’Europe vise plus particulièrement l’Asie centrale, le pourtour méridional de la Méditerranée et l’Amérique latine. Dès 2008 des relations avaient été établies avec l’Union des cours et conseils constitutionnels arabes, et le travail consultatif a été intensifié après le printemps arabe en 2011, notamment vis-à-vis de la Tunisie et du Maroc, mais également vis-à-vis de la Jordanie, de l’Égypte et de la Lybie. En Asie centrale, la Commission est active en particulier au Kazakhstan, au Kirghizistan, au Tadjikistan et en Ouzbékistan. En Amérique latine, ce sont, depuis 2013, le Brésil, le Chili, le Mexique, le Pérou et la Bolivie qui coopèrent avec la Commission.
Une instance consultative, composée d’experts indépendants
D’après son statut, la Commission de Venise est un organe consultatif, indépendant qui coopère avec le Conseil de l’Europe et ses États membres, ainsi qu’avec des pays tiers et des organisations internationales intéressés à une telle coopération. Elle a pour mission d’assurer la compréhension et le rapprochement des systèmes juridiques des États participants, de promouvoir l’État de droit et la démocratie et de proposer des solutions aux problèmes que posent le fonctionnement et le développement des institutions démocratiques. À ces fins, elle travaille prioritairement 1. sur les principes et techniques constitutionnels, législatifs et administratifs qui contribuent à renforcer les institutions démocratiques et à assurer la prééminence du droit, 2. sur les droits et libertés fondamentaux, notamment lorsque la participation des citoyens à la vie publique est concernée, et 3. sur la contribution des collectivités locales et régionales au développement de la démocratie.
La Commission est composée d’experts indépendants, désignés à raison d’un membre effectif et d’un suppléant par État participant6. Les membres y siègent à titre indépendant, et il leur est défendu de recevoir aucune instruction ni de la part de l’État de nomination ni de la part d’une autre entité. Le mandat des membres est de quatre ans, renouvelable. Des membres associés peuvent être appelés à participer à ses travaux ou des observateurs peuvent être invités à suivre ceux-ci.
Les représentants des instances du Conseil de l’Europe ont le droit d’assister aux travaux de la Commission. Celle-ci se réunit en principe quatre fois par an en session plénière à Venise, à la Scuola Grande di San Giovanni Evangelista. Son secrétariat est implanté à Strasbourg. Ses règles de fonctionnement sont reprises dans un règlement intérieur de 2002, itérativement modifié par la suite7.
La coordination des travaux de la Commission revient à un bureau, composé du président de la Commission, des trois vice-présidents et de quatre membres supplémentaires. Par ailleurs, la commission a mis en place un Conseil mixte de la justice constitutionnelle8 et un Conseil des élections parlementaires9 ainsi que onze sous-commissions compétentes pour les droits fondamentaux, le droit international, les structures fédérales et régionales, la protection des minorités, le pouvoir judiciaire, l’égalité des genres10, l’État de droit, …
La Commission rend ses avis à la demande des instances du Conseil de l’Europe ou d’un État participant ; concernant la collaboration avec les organes du Conseil de l’Europe, l’on peut citer comme exemple un mémoire « amicus curiae », préparé en 2017 par la Commission à l’intention de la Cour européenne des droits de l’homme dans une affaire qui opposait Silvio Berlusconi à l’Italie et où il était question de la révocation du mandat d’un parlementaire italien. La Commission est également autorisée à mener des travaux de sa propre initiative, d’effectuer des études, d’élaborer des lignes directrices sur des sujets relevant de son champ de compétence ou de proposer des accords internationaux dans ces matières. Son statut l’invite expressément à coopérer avec les cours constitutionnelles et à établir des relations avec des centres d’études et de recherche. Elle est tenue de publier annuellement un rapport d’activité.
Un bilan impressionnant depuis 1990
Depuis sa création en 1990, la Commission de Venise a publié 850 études et avis et tenu 650 séminaires et conférences. En parcourant les archives de la Commission, on découvre les sujets de prédilection de son travail : Il y est question de sujets plus particulièrement liés au droit constitutionnel, comme la compétence et la procédure de réviser la Loi fondamentale, la place du référendum dans le cadre constitutionnel, la prise en compte de la juridiction de la Cour pénale internationale. D’autres questions traitées ont porté sur la structure de l’État (conflits ethno-politiques, autodétermination et sécession, fédéralisme) ainsi que sur le rôle des institutions et leurs relations (équilibre entre les pouvoirs et coopération interinstitutionnelle, systèmes électoraux,…). Un aspect important du travail concerne les aspects relatifs aux droits de l’homme et leur prise en compte dans l’ordonnancement juridique des États participants.
La Commission a retenu d’organiser ses activités autour des trois groupes de maîtres-mots suivants :
– institutions démocratiques et droits fondamentaux,
– justice constitutionnelle et justice ordinaire,
– élections, référendums et partis politiques.
Dans cette optique, elle s’occupe de réformes constitutionnelles, des droits fondamentaux, les institutions démocratiques, de questions liées à l’État de droit, de réformes judiciaires et l’insititution du médiateur.
Quant à la matière des institutions démocratiques, et hormis les questions touchant à la technique constitutionnelle, la Commission s’est penchée par exemple sur des sujets aussi divers que la reprise des normes internationales sur la protection des droits de l’enfant dans les constitutions nationales11 ou la « bonne gouvernance » et la « bonne administration »12. Elle a aussi analysé le rôle de l’opposition dans un parlement démocratique, les moyens pour lutter contre la corruption politique, la responsabilité politique et pénale des membres d’un gouvernement, le rôle du lobbying dans une société démocratique, …
Plusieurs de ses avis et rapports concernent les partis politiques (lignes directrices sur la réglementation des partis politiques, code de bonne conduite à observer par les partis politiques, lignes directrices sur l’interdiction et la dissolution des partis politiques et les mesures analogues, avis sur l’interdiction des contributions financières aux partis politiques provenant de sources étrangères, rapport sur la participation des partis politiques aux élections, …). Ces prises de position se trouvent compilées dans un document, publié par le Conseil de l’Europe en 201613.
En 2010, la Commission avait publié un rapport sur les éléments à respecter dans le cadre de la révision d’une constitution14, et elle avait condensé dans un document de synthèse15 de 2015 ses avis rendus sur des révisons constitutionnelles.
Les procédures de modification des constitutions ont avantage, selon la Commission, à comporter une certaine rigidité, prévoyant des règles plus strictes et plus difficiles à mettre en œuvre que celles valant en relation avec l’adoption ou le changement d’une loi ordinaire. Elle voit dans cette rigidité un principe important du constitutionnalisme démocratique, principe qui est fait pour renforcer la stabilité politique, la légitimité, l’efficacité et la qualité de la prise de décision. Cette rigidité contribue en outre à protéger les droits et les intérêts minoritaires. La Commission donne la préférence à une procédure parlementaire avec des décisions intervenant à la majorité qualifiée (susceptible de varier d’un pays à l’autre) et s’étirant sur une certaine durée qui assure à la procédure une période de débat et de réflexion. Elle apprécie les référendums intégrés dans la procédure d’adoption des amendements, à condition que la consultation populaire soit prévue dans la constitution même et qu’un débat public et libre soit ouvert, donnant aux citoyens un temps suffisant pour examiner les modifications projetées et pour en peser le résultat.
Dans le contexte de son travail sur le droit constitutionnel et ses applications, ses nombreux avis sur les modifications de leurs lois fondamentales, que les États participants ont initiés au cours des dernières années, sont éloquents. Mentionnons à titre d’exemple l’avis critique relatif à la loi constitutionnelle française sur la protection de la nation en relation dans lequel la Commission a exigé de circonscrire les pouvoirs d’exception du législateur et de faire dépendre une prolongation d’un état d’urgence de l’accord d’une majorité parlementaire qualifiée. Dans un autre avis, elle a encouragé la Géorgie à faire évoluer son système politique vers une démocratie parlementaire et à donner un statut constitutionnel aux partis politiques. Elle a avisé négativement le projet constitutionnel en Moldavie d’accorder au président de la république un droit discrétionnaire de dissoudre le parlement plutôt que de prévoir les circonstances d’une dissolution semi-automatique. Son avis fut très critique au sujet du système présidentiel introduit en Turquie, après le coup d’État manqué en 2016, accordant au président des pouvoirs jugés excessifs au détriment du contrôle parlementaire et de l’indépendance de la justice. En 2016, d’autres avis rendus en matière constitutionnelle ont concerné l’Azerbaïdjan, la France, la Turquie, la Moldavie, le Kirghizistan et l’Albanie, en 2017, la Turquie, la Géorgie, la Moldavie et le Kazakhstan, en 2018 la Géorgie, la Serbie, Malte et l’Albanie, et en 2019, le Luxembourg.
En matière des droits de l’homme, la Commission a publié un grand nombre d’études générales et d’avis particuliers sur les droits et libertés fondamentaux. Les compilations de ces rapports et avis revêtent un intérêt particulier, parce qu’elles fournissent une vue d’ensemble concise sur les sujets traités sous différents angles de vue. Ces compilations fournissent en outre une assistance utile pour les États désireux de renforcer les garanties constitutionnelles en la matière et d’aligner leur droit interne aux standards européens et internationaux en vigueur. En sont concernées notamment la religion et les convictions religieuses, la liberté de réunion pacifique, la liberté d’expression, la liberté de recevoir et de diffuser des informations et la liberté de la presse, la liberté d’association, ou encore la protection des droits des minorités16. D’autres droits fondamentaux n’apparaissent dans le travail de la Commission que sous forme d’avis relatifs par exemple aux droits attachés à l’éducation en Hongrie, à la confidentialité et à la surveillance secrète en Pologne, en Moldavie ou Macédoine du Nord, à la forme de l’état d’urgence en France ou en Turquie,…
En ce qui concerne le pouvoir judiciaire, la Commission insiste avant tout sur l’indépendance de la justice vis-à-vis des autres pouvoirs. Son approche se trouve entretemps balisée par plusieurs études sur la question17. À côté du point central de l’immunité des juges, d’autres points connexes concernent le rôle des juridictions dans la mise en œuvre interne des normes internationales en matière de droits de l’homme, le procès équitable, la discipline dans la magistrature, la composition, le fonctionnement et le statut des conseils de justice, l’évaluation éthique des juges ainsi que les questions relatives à l’amnistie, aux erreurs judiciaires et à la corruption au sein de l’appareil judicaire. Dans la seule année 2018, la Commission a émis sept avis sur des problèmes particuliers qui avaient trait au système judiciaire dans différents États participants. En règle générale, la Commission insiste sur l’existence d’une instance judiciaire, clairement identifiée, qui est chargée du contrôle de la conformité des autres normes juridiques à la Constitution. Trois études de la Commission ont directement trait à cet aspect particulier du pouvoir judiciaire ; elles concernent l’accès individuel à la justice constitutionnelle, la composition des cours constitutionnelles et l’exécution des décisions des juridictions constitutionnelles18.
La Commission encourage la création de la fonction du médiateur, le renforcement de ses compétences et son indépendance face aux institutions, tout en préconisant son ancrage dans le dispositif constitutionnel. En 2017, elle a émis un avis sur les principes concernant la protection et la promotion de l’institution du médiateur19.
La mission de la Commission ne se limite donc pas seulement à des avis sur des réformes constitutionnelles ou des questions particulières de droit constitutionnel qui lui sont demandés par les pays participant à ses travaux ou par les organes du Conseil de l’Europe. En effet, le bilan de ses activités au cours des presque trente ans de son existence montre également une présence scientifique générale remarquable au service d’un constitutionnalisme moderne dans une société démocratique.
Pour illustrer plus en détail la façon de travailler de la Commission, nous avons retenu un dossier concret, son rapport sur la prééminence du droit, notion souvent assimilée à celle de l’État de droit. Notre choix s’est porté sur ce rapport, parce que, comme le relève la Commission elle-même, il s’agit là d’une notion « [qui] n’a pas été étoffée dans la législation et dans la pratique autant que les autres valeurs du Conseil de l’Europe que sont les droits de l’homme et la démocratie ».
L’État de droit et la prééminence du droit selon la Commission de Venise
« Die Leute aber, die heutzutage ‘Herrscher‘ genannt werden, habe ich Diener der Gesetze genannt, nicht um neue Ausdrücke zu prägen, sondern ich glaube, mehr als von allem andern hängt davon für einen Staat seine Erhaltung und das Gegenteil ab. Denn in einem Staat, in welchem das Gesetz geknechtet und machtlos ist, einem solchen sehe ich den Untergang bevor-stehen. In welchem es aber Gebieter über die Herrschenden und die Herrschenden Sklaven des Gesetzes sind, dem Staat sehe ich Fortbe-stand und alle Güter zuteil werden, welche die Götter je Staaten verliehen haben.»20
Avant de se pencher sur la question proprement dite de la définition de la prééminence du droit, la Commission constate que, malgré une similitude terminologique, la notion n’est pas toujours synonyme de celle de l’« État de droit ».
Elle signale aussi les déviances auxquelles l’application de la notion a donné lieu dans le passé et qui ont permis de l’abaisser à un exercice du pouvoir pour lequel les textes de loi et le droit en général n’étaient plus que des instruments au service de ce pouvoir. Ainsi, la notion russe de prééminence de la législation (verkhovenstvo zakona) ne répond pas aux critères que la Commission voit par définition rattachés à la prééminence du droit. Elle estime en effet qu’il s’agit ici uniquement encore d’une stricte exécution de la loi au sens formel, tandis que toute considération substantielle ou matérielle visant la protection de la démocratie et des droits fondamentaux est ignorée. Une interprétation exclusivement formelle risque à ses yeux de faire des normes juridiques édictées des instruments au service du pouvoir, et d’en permettre l’exercice de manière autoritaire, c’est-à-dire sans aucune prise en compte du vrai sens de la prééminence du droit.
Les concepts de prééminence du droit (rule of law) et d’État de droit (Rechtsstaat, Estado de Direito) ont des origines différentes. Le premier a été mis en avant dans la doctrine britannique et notamment dans les travaux du constitutionnaliste britannique Dicey21. Dicey y voyait une sorte de tempérament d’un autre principe fondamental du droit constitutionnel anglais, la souveraineté du Parlement. Selon lui, la prééminence du droit comporte trois éléments essentiels : 1. On ne peut être puni que pour une infraction prévue par la loi et sanctionnée par celle-ci, 2. nul n’est au-dessus des lois qui s’appliquent de manière égale pour tous, et 3. la source en serait la common law, d’essence prétorienne, et non une constitution écrite22. Les protagonistes de l’État-providence ont, en début du XXe siècle, cru devoir remettre en cause la théorie de Dicey qui croyait que tout pouvoir discrétionnaire allait infailliblement mener à un pouvoir arbitraire. Entre-temps les deux courants se sont conciliés, il est accepté que la prééminence du droit admet une certaine marge d’appréciation en vue de l’application de la loi, à condition que cette marge soit convenablement encadrée par le droit, qu’elle soit appliquée de manière cohérente et égale, et que toute contestation la concernant puisse être portée devant un juge indépendant et impartial dans le cadre d’un procès équitable23.
Le concept d’État de droit trouve ses origines dans le droit de l’Europe continentale, et il transparaît dès les premières constitutions écrites par opposition à l’État absolutiste, qui avait conféré des pouvoirs quasiment illimités à l’exécutif24. Le concept met l’accent sur la nature de l’État, considéré comme garant des droits fondamentaux inscrits dans la Constitution, face au législateur, qui pourrait avoir tendance à les ignorer. Selon certains auteurs, cette approche implique entre autres l’organisation d’un contrôle juridictionnel de la constitutionnalité des lois.
En droit international, la notion de prééminence du droit a notamment été consacrée dans les textes du Conseil de l’Europe, et son contenu a été étoffé par la Cour européenne des droits de l’homme25. Ainsi, les dix États de l’Europe occidentale qui avaient adhéré dès le 5 mai 1949 au Statut du Conseil de l’Europe, ont identifié « parmi les valeurs spirituelles et morales qui sont le patrimoine commun de leurs peuples » la prééminence du droit, la liberté individuelle et la liberté politique, « comme fondement de toute démocratie véritable »26, et ils se sont engagés, en vertu de l’article 3 de ce Statut, à reconnaître le principe de la prééminence du droit.
Le même principe figure également au préambule de la Déclaration universelle des droits de l’homme des Nations Unies du 10 décembre 1948 (« …il est essentiel que les droits de l’homme soient protégés par un régime de droit », en anglais : « protected by the rule of law »). La Commission rappelle que le Secrétariat des Nations Unies avait proposé une définition de l’État de droit dans un rapport de 200427 : « L’État de droit désigne un principe de gouvernance en vertu duquel l’ensemble des individus, des institutions et des entités publiques et privées, y compris l’État lui-même, ont à répondre de l’observation de lois promulguées publiquement, appliquées de façon identique pour tous et administrées de manière indépendante, et compatibles avec les règles et normes internationales en matière de droits de l’homme. Il implique, d’autre part, des mesures propres à assurer le respect des principes de la primauté du droit, de l’égalité devant la loi, de la responsabilité au regard de la loi, de l’équité dans l’application de la loi, de la séparation des pouvoirs, de la participation à la prise de décisions, à la sécurité juridique, du refus de l’arbitraire et de la transparence des procédures et de des processus législatifs. »
Dans le Traité sur l’Union Européenne (TUE) et la Charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne, l’Union européenne a traduit la notion anglaise de « rule of law » par État de droit. Tant le préambule que l’article 2 du TUE font référence à l’État de droit ; la Charte place, selon son préambule, l’État de droit parmi les valeurs, sur lesquelles l’Union est fondée.
Nombre de constitutions nationales, notamment celles de facture plus récente, se réfèrent aussi au concept de l’État de droit comme base du système institutionnel qu’elles retiennent. À titre d’exemple, la proposition de révision de la Constitution luxembourgeoise prévoit à son article 2 que le Luxembourg, qui est placé sous le régime de la démocratie parlementaire, est fondé sur les principes d’un État de droit et sur le respect des droits de l’homme.
La Commission a défini la prééminence du droit, en s’inspirant à cet effet de nombreux instruments internationaux et de doctrine pour en identifier les éléments28. Sa démarche l’a mené à rapprocher le sens du concept de celui de l’État de droit. Elle a finalement retenu comme base de départ la définition que Tom Bingham29 avait donné de la « rule of law » : « Toute personne et toute entité publique ou privée peut se prévaloir de la législation adoptée par la puissance publique, qui prend en principe effet pour l’avenir et que l’État fait appliquer dans les tribunaux. »30.
La Commission a cependant estimé opportun de développer davantage cette définition, à l’instar de l’approche d’ailleurs également retenue par Tom Bingham lui-même, et elle propose « [de l’élargir] par les huit ingrédients de la prééminence du droit : (1) la loi doit être accessible, c’est-à-dire intelligible, claire et prévisible ; (2) les questions relatives aux droits conférés par la loi relèvent de la compétence de cette dernière et non d’une compétence discrétionnaire ; (3) tous les citoyens sont égaux devant la loi ; (4) le pouvoir doit s’exercer de manière légale, équitable et raisonnable ; (5) les droits de l’homme doivent être protégés ; (6) les justiciables doivent disposer de mécanismes qui leur permettent de régler les litiges sans frais ni retard excessifs ; (7) tout procès doit être équitable ; (8) l’État est tenu de respecter ses obligations nées du droit international et du droit interne ».
Cette approche permet de concilier les points de vue développés antérieurement en la matière :
– le pouvoir exécutif dispose d’une certaine marge d’appréciation qui doit toutefois être encadrée en sorte à éviter des décisions arbitraires ou des excès de pouvoir ;
– la prééminence du droit vaut de manière égale pour les autorités publiques et pour le secteur privé ;
– toute personne est en droit de se prévaloir de la législation en vigueur et d’avoir accès à la justice, qui doit appliquer la loi, garantir l’équité procédurale et faire preuve d’indépendance et d’impartialité.
La Commission souligne l’intérêt d’un accord sur les composantes de définition essentielles du concept qu’elle a tirées d’ordre juridiques et de systèmes étatiques différents et qui lui ont permis de rapprocher ce concept de celui de l’État de droit. Dans ce même ordre d’idées elle insiste sur l’importance du caractère substantiel ou matériel (materieller Rechtsstaatsbegriff) de ces composantes qui ne doivent donc pas se borner aux aspects purement formels. Et elle conclut qu’il y a prééminence du droit ou État de droit, du moment que les six éléments suivants sont donnés :
– la légalité qui suppose l’existence d’une procédure d’adoption des textes de loi transparente, responsable et démocratique ;
– la sécurité juridique ;
– l’interdiction de l’arbitraire ;
– l’accès à la justice devant des juridictions indépendantes et impartiales, qui procèdent notamment à un contrôle juridictionnel des actes administratifs ;
– le respect des droits de l’homme ;
– la non-discrimination et l’égalité devant la loi.
Or, la prééminence du droit est, selon la Commission, exposée à de nouveaux défis. Elle voit ces défis notamment dans le contexte des nouveaux modes de gouvernance dus à la prolifération de compétences transnationales de plus en plus étendues et assumées par les organisations internationales. Les partenariats publics-privés constituent une autre forme nouvelle de gestion des intérêts collectifs qui risque d’être insuffisamment balisée en droit. Pour préserver et renforcer la prééminence du droit, il faut donc non seulement veiller à son application dans les matières confiées traditionnellement aux pouvoirs publics nationaux, mais s’assurer que les mêmes principes soient respectés par tous les acteurs participant à l’exercice de la puissance publique ou assumant la gestion de services d’intérêt public, jugés essentiels pour les besoins de la collectivité.
Forte de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme, la Commission voit dans la prééminence du droit « une norme européenne fondamentale et commune, capable d’orienter et d’encadrer l’exercice du pouvoir démocratique. » Et elle entend mesurer à l’aune des critères de définition proposés la transposition effective du principe dans les textes constitutionnels et dans les systèmes mis en place, plutôt que de se fier aux proclamations solennelles qui y font référence.
Nous retrouvons d’ailleurs ces considérations dans l’avis que la Commission de Venise a rendu en mars 2019 sur la proposition de révision de la Constitution luxembourgeoise.