Portrait du nouveau président de l’ABBL

Luxemburgerli

d'Lëtzebuerger Land vom 27.06.2014

Et Bill partit à la recherche d’un successeur. S’il avait pu passer une annonce, cela aurait donné quelque chose comme : « Cherche nouveau président pour l’Association des banques et banquiers, Luxembourg (ABBL). Profil : directeur général d’une grande banque, enracinement au Luxembourg. La connaissance des trois langues officielles est un avantage. Contacts privilégiés avec le pouvoir politique. Rémunération : zéro euro ». Ernst Wilhelm (dit « Bill ») Contzen chercha longtemps.

Pierre Ahlborn ? Difficile de s’imaginer le directeur de la vénérable Banque de Luxembourg à la tête de l’ABBL. Le mécène ne donne quasiment jamais d’interviews, discrétion de la maison oblige. François Pauly ? Intéressé, le directeur de la BIL souleva la question auprès de ses actionnaires qataris. Ils n’étaient pas enchantés à l’idée que leur directeur accepte un emploi secondaire. Carlo Thill ? Le directeur de la BGL BNP-Paribas préféra rester vice-président de l’ABBL et gérer le départ des évadés fiscaux belges. Quant au chef de la BCEE Jean-Claude Finck, il était exclu d’office, une règle officieuse de l’ABBL barrant la route présidentielle aux banques dans lesquelles l’État est actionnaire majoritaire, par crainte qu’elles montrent trop de scrupules dans leurs efforts de lobbying.

Restait Yves Maas, CEO de Credit Suisse Luxembourg, un Luxembourgeois fraîchement débarqué de Zurich et élu, en 2013, dirigeant du Private Banking Group, une des nombreuses sous-organisations de la nébuleuse ABBL. Étrange paradoxe, à l’heure où toute la place bancaire entonne le refrain de « l’ère de la transparence », elle se dote d’un président qui travaille pour une banque qui, aux yeux de l’opinion internationale, est synonyme d’opacité.

En partie, les difficultés rencontrées par Contzen pour dénicher un successeur, il les devait à soi-même. Contzen avait longuement insisté pour réserver la fonction de président aux seuls directeurs des banques. Une condition nouvelle qu’il avait illico fait inscrire dans les statuts de l’ABBL. Les présidents de l’ABBL se retrouveront donc avec un agenda de stakhanoviste : Réunions internes, voyages de promotion incessants (« wie die Staubsaugervertreter », dit Contzen), coups d’appel au ministre des Finances (« au moins une fois par semaine ») et au Premier ministre (« Où qu’il était, il m’a toujours rappelé », toujours selon Contzen) ; à quoi s’ajoute le travail quotidien de dirigeant d’une banque.

La présidence de l’ABBL était traditionnellement réservée à la BIL, la BGL et la KBL selon un savant et officieux système de rotation. Si le directeur d’une des trois banques n’était pas intéressé, le poste revenait au numéro deux, voire au numéro trois de leur banque. Or, ces présidents-sous-directeurs avaient une légitimité assez faible. Ils s’offusquèrent de ne pas être reçus avec tous les honneurs dans les bureaux du pouvoir politique. En 2010, la prise de pouvoir du directeur de la Deutsche Bank Contzen avait donc marqué une césure. N’étant pas issu du sérail des banques luxembourgeoises, Contzen avait pris soin de préparer le terrain en amont. Les banquiers internationaux, frustrés du partage de pouvoir entre les vieux établissements luxembourgeois, l’encouragèrent et il fut élu par l’AG de l’ABBL. Carlo Thill, vaincu, acceptait le poste de vice-président.

Par son style rustique, direct et têtu (qui lui valut le sobriquet « Panzer Bill »), Contzen donna une nouvelle visibilité à la fonction. Il fonctionnait en tandem avec son directeur, le communicant et dialectique Jean-Jacques Rommes. Pourtant, son mandat coïncida avec une période peu réjouissante, qui n’est pas près de se terminer. La laisse qui relie les filiales luxembourgeoises à leur maison-mère se raccourcit. La marge de manœuvre des banques dépend de leur rentabilité et tant que l’argent rentrait, on laissait plus ou moins faire. Mais l’explosion des coûts liés à la régulation et l’asphyxie progressive des niches fiscales posent la question de l’efficience. Pour économiser, on coupe les coûts et les préparatifs de délocalisation des postes les plus standardisés sont en plein cours. Un contexte précaire qui rend la tâche du président de l’ABBL plutôt ingrate.

Avec ses sorties sur l’index, le salaire minimum, les allocations familiales et le droit du travail, Contzen (un fervent adepte de l’agenda zwanzig-zehn de Schröder) ne se fit pas beaucoup d’amis dans le milieu syndical. Le fait qu’il ne participa pas en personne aux commissions paritaires et aux négociations sur les conventions collectives n’arrangea pas les choses. Trop tard, Contzen abandonna le champ des revendications patronales à l’UEL et commença à se faire plus discret. (Il nie avoir été freiné par l’ABBL dans ses déclarations publiques : « J’ai continué à donner des interviews, mais elles ne furent pas publiées ») En faisant de la présidence une fonction hautement médiatisée et du président un personnage (et ennemi) public, Contzen ne la rendit pas plus attrayante.

Allure imposante, visage massif et rasé de près, le nouveau président de l’ABBL Yves Maas a la cinquantaine et porte des lunettes rondes (style Le Corbusier). Sur son poignet, une montre massive en argent et en or. Aux journalistes, il parle de manière prudente et ses réponses restent souvent vagues. Comme beaucoup de banquiers privés, Yves Maas est un homme discret. Avec le pragmatique fonctionnaire patronal Serge de Cillia, il formera un duo plus terne que le tandem Contzen-Rommes.

Maas a fait ses dents à la fin des années 80 à la Cedel, l’ancêtre de Clearstream et pièce-maîtresse d’une place financière encore largement non-régulée. Au début des années 2000, il déménage dans la commune huppée de Zollikon, sur les rivages du Zürichsee, et entame sa carrière chez Credit Suisse. Il y débute à la tête du département informatique et sécurité – la salle des machines de la banque. Il a sous ses ordres 2 200 personnes.

« À Zurich, l’argent ne pue pas, écrivait l’essayiste autrichien Jean Améry. Au contraire. Il répand une odeur agréable de Schwarzwaldtorte mit Kirsch. » Le banquier suisse est devenu une image de marque : le porteur silencieux et effacé des secrets d’autrui. Or, suite à la libéralisation des marchés financiers, les « gnomes de Zurich » furent peu à peu évincés par les banquiers nouvelle version, made in USA. Les deux banques systémiques suisses UBS et Credit Suisse se sont internationalisées, leurs dirigeants sont devenus interchangeables. La carrière personnelle de Yves Maas s’inscrit dans cette dynamique globale. Le seul élément qui le démarque est son diplôme en langues obtenu à l’Université de la Sarre. Une formation assez atypique dans le milieu de la haute finance internationale.

Entre septembre 2004 et 2012, on retrouve Maas aux commandes des opérations internationales de la division private banking. Concrètement, il était en charge des opérations dans les 23 pays dans lesquels Credit Suisse comptabilise des transactions : « Les fils de tous les projets et opérations convergeaient dans mon bureau », dit-il. Dans l’organigramme mondial de Credit Suisse, qui emploie quelque 50 000 personnes, Maas se situait donc aux échelons supérieurs. Comme haut responsable du private banking de Credit Suisse, était-il impliqué dans le vaste réseau d’évasion fiscale entretenu par sa banque ? Le nouveau président de l’ABBL n’a pas souhaité s’exprimer sur la question.

Il y a deux ans, Maas est revenu au Luxembourg pour y diriger Credit Suisse Luxembourg, dont dépendent également les branches grecque, portugaise et autrichienne. Ce retour s’apparente à une régression, du moins au niveau de l’hiérarchie interne du groupe. « Mais, au Luxembourg, je me positionne dans une perspective de croissance. Et cela m’intéresse plus que passer mon temps à surveiller l’efficience et à optimiser des coûts. » Son retour au pays serait dû à la « fatigue » provoquée par les voyages incessants, avait dit Maas lors d’une conférence de presse il y a deux mois. En Suisse, après une séquence de scandales fiscaux, le secteur financier (qui pèse quatorze pour cent du PIB et emploie environ cinq pour cent de la population active) commence à être détesté jusque dans les milieux bourgeois.

Chez les deux banques systémiques UBS et Credit Suisse, on a compris que c’en était fini du vieux modèle d’affaires. Comme au Luxembourg, le mantra du moment est : passons l’éponge et entrons dans l’ère nouvelle de la transparence, des HNWI et des résidents fiscaux et de leur argent déclaré et blanc. Or, le refoulement du passé ne passe pas. Comme dans un cauchemar dont ils essaient de se réveiller, les banquiers suisses ne cessent d’être rattrapés par leur histoire d’évasions fiscales. Ce mois, le président d’UBS Belgique a été brièvement arrêté, accusé de blanchiment et d’organisation criminelle. Aux États-Unis, Credit Suisse vient de plaider coupable aux charges d’aide à évasion fiscale.

Banquier suisse est devenu une occupation plutôt dangereuse. La direction de Credit Suisse autour du CEO Brady Dougan est vacillante et la presse suisse se demande si elle pourra encore incarner le renouveau. Pour Maas, en comparaison avec les tempêtes zurichoises, le Luxembourg sera un havre de paix.

Bernard Thomas
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