Patrimoine industriel

Tête de gondole

Marlène Kreins et Misch Feinen, co-présidents de l’asbl Industriekultur-CNCI
Foto: Trash Picture Company
d'Lëtzebuerger Land vom 21.02.2020

The missing link « Nous arrivons à une époque où de plus en plus de témoins directs de l’âge d’or de la sidérurgie meurent. À nous de faire désormais le lien. » Misch Feinen est artiste indépendant, musicien (notamment batteur aux côtés de Serge
Tonnar chez feu Legotrip), plasticien et engagé depuis de longues années dans la promotion de la culture industrielle. Cela lui vient un peu de son père, qui fut brièvement ouvrier sidérurgique, mais surtout d’une passion pour le travail manuel, « si sain en contraste avec notre monde virtuel ». Nous avons rendez-vous samedi après-midi près du portail central de la friche Arcelor-Mittal à Esch-Schifflange, où est (provisoirement) installé le Musée de la sidérurgie – de Schmelzaarbechter. Misch Feinen arrive avec Cédric Schumacher, seize ans, qui est également engagé bénévolement dans ce musée. « Je ne donne pas la main, je suis sale…, sourit Feinen, nous avons encore fait un tour de la friche en vue du Ferro Forum ». À l’intérieur des locaux exigus du musée : une caverne d’Ali Baba. Les ouvriers de l’usine y ont frénétiquement amassé tout ce qui pouvait être sauvé : équipements techniques, outils en tous genres, signalétique, meubles et affiches. Avoir du matériel est la première étape de tout travail de valorisation muséologique.

Aujourd’hui, Misch Feinen est co-président, avec Marlène Kreins, de l’asbl Industriekultur – CNCI, créée en juin 2019, « sur une recommandation de Madame Sam Tanson, ministre de la Culture », lit-on dans leur concept stratégique. Le conseil d’administration compte presque tous les militants historiques pour le patrimoine industriel, notamment les historiens Denis Scuto et Jacques Maas de l’Université du Luxembourg, l’éternel Robert Garcia (Déi Gréng) ou Guy Assa (responsable du service culturel de Kayl-Tétange). Il n’y manque qu’Antoinette Lorang, qui fut une des têtes pensantes de la première version d’un concept pour le CNCI (Centre national pour la culture industrielle). Avant de partir à la retraite, l’historienne travailla au service culturel du Fonds Belval et y répertoria consciencieusement tout le patrimoine industriel de l’ancien site industriel, publia livres et revues à foison, organisa des expositions et des colloques scientifiques, impliqua des artistes. La Fondation Bassin Minier, qui continue à publier des livres scientifiques, a dressé un long historique du projet CNCI. Pensé par plusieurs groupes de travail interdisciplinaires durant les années 1990-2000 (notamment le groupe dit « Linster »), le projet d’un tel grand Centre de la culture industrielle faisait partie du projet de loi pour la stabilisation et la rénovation des hauts-fourneaux. Largement applaudi par le monde politique aux débuts de sa conception, vers 2003/4, le projet muséal fait pourtant les frais de la crise économique de 2008 et la loi est scindée en deux en 2010. Les hauts-fourneaux, classés sur l’inventaire supplémentaire des monuments nationaux, sont luxueusement rénovés et brillent désormais de mille feux entre la Rockhal et la Cité des sciences. Et le reste du projet, le CNCI, a été remis aux calendes grecques. Seul le bâtiment appelé Masse noire, aux pieds des « monuments dans la cité » constitue un embryon de musée – mais les expositions s’y font rares depuis le départ d’Antoinette Lorang. Qui, elle, salue l’engagement de la nouvelle génération.

Remonter les manches Misch Feinen et Marlène Kreins sont tous les deux des trentenaires dynamiques initialement engagés dans l’association DKollektiv, qui organise, depuis quatre ans, des activités sur la friche de Dudelange, destinée à devenir, sous les auspices du Fonds du Logement, une ville nouvelle nommée « Nei Schmelz ». Afin d’apposer un « marqueur culturel » sur le site, ils y ont investi les majestueuses halles industrielles avec d’autres artistes et militants, proposant des workshops (comme la construction d’un mini-cubilot pour couler de la fonte) et expositions, des concerts improvisés et des discussions. En parallèle, Simone Beck, « Madame Unesco », et Robert Garcia, l’ancien député écolo et ancien coordinateur de l’année culturelle 2007, s’engagent pour que la région sud reçoive le label « Réserve de biosphère » de l’Unesco et organisent eux aussi des groupes de travail, sous le nom Eise’Stol.

Tout semble soudain se débloquer quand arrive la nouvelle ministre de la Culture, Sam Tanson (Déi Gréng), qui a une réelle sensibilité pour le patrimoine bâti en général – son premier projet de loi fut celui sur la protection du patrimoine (n°7437), déposé l’été dernier. Son message était clair : je veux bien soutenir l’idée d’un CNCI, mais structurez-vous ! D’où le lancement de cette nouvelle asbl, qui a pour ambition de devenir une structure faîtière fédérant toutes les initiatives existantes et s’est vue attribuer, le 27 janvier, une première dotation budgétaire de 50 000 euros, via une convention avec le ministère de la Culture. « Avec Madame Tanson, les lignes ont vraiment bougé », se réjouit Marlène Kreins lors de l’entretien. L’association veut procéder en étapes et monter peu à peu un projet qui comprenne recherche, pédagogie, mise en réseau et promotion touristique.

De meilleurs auspices Il faut dire que le vent semble avoir tourné pour le patrimoine industriel et pour la région Sud : alors que le Service des sites et monuments nationaux affiche un engouement extraordinaire pour le patrimoine religieux et propose le classement d’églises et de chapelles à tour de bras, seuls quelques ensembles industriels d’envergure (Belval, Martelange, Terres Rouges) se trouvent sur l’inventaire supplémentaire – et la Halle des soufflantes demeure la mal-aimée du directeur du SSMN, Patrick Sanavia (les ministres écolo des Infrastructures, François Bausch, et de la Culture ont, eux, promis à plusieurs reprises vouloir la garder), de larges pans de l’histoire industrielle ont déjà été éradiqués. Comme les tanneries de Wiltz, rasées, ou la centrale thermique des Terres Rouges à Esch, démolie. « Plus personne ne se souvient de l’histoire centenaire de l’industrie textile à Larochette », regrette Misch Feinen. Les initiatives les plus spectaculaires de documentation ou de réaffectation sont privées : le site Industrie.lu, ou le Science Centre à Differdange. Que l’État investisse quarante millions d’euros dans l’organisation de l’année européenne de la culture en 2022 à Esch – dont le gros des activités se concentrera à Belval –, plus 35 millions dans les infrastructures nécessaires, comme la modernisation de vestiges industriels (notamment la Möllerei), ou de nouvelles constructions, comme une tour de containers qui abritera le siège de l’asbl, est un geste fort pour la réhabilitation de région Sud.

L’asbl Industriekultur-CNCI a soumis plusieurs projets pour l’année culturelle, et Misch Feinen a en plus participé à celui d’un Ferro Forum, un colloque autour du « savoir-fer », qui se déroulerait dans les halles de Differdange (qui sont actuellement souvent utilisées pour des tournages de films). Dans le concept élaboré par l’asbl, son administration intégrerait la tour de containers à Belval, y aurait des bureaux et un centre d’accueil et d’information qui pourrait renvoyer vers les autres acteurs, que ce soit le Musée des mines à Rumelange, le Fond-de-Gras ou le futur Musée vun der Aarbescht à Kayl/Tétange. « Le CNCI pourrait être un des projets-phares de Esch2022 à pérenniser après 2022, à l’instar du Casino Luxembourg et l’Alac après 1995 ou les Rotondes après 2007 », lit-on dans le concept soumis au ministère. Qui prévoit la création d’une dizaine de postes d’ici 2024.

Évolutif « L’essentiel est maintenant qu’il n’y ait pas de nouvelles destructions de sites industriels, » estime Misch Feinen. Qui plaide pour de nouvelles occupations dans l’esprit des lieux – « qui furent toujours flexibles dans leurs utilisations possibles », explique-t-il. Un exemple de reconversion réussi serait le 104 dans le 19e arrondissement à Paris : cette halle du XIXe siècle, ayant abrité les Pompes funèbres, est aujourd’hui un centre culturel vivant, offrant résidences d’artistes, salles de répétitions et de représentations pour le spectacle vivant ou encore locaux d’exposition. « C’est pour moi un lieu idéal, parce qu’il n’est pas sacral, mais vivant : il s’y passe toujours quelque chose, en pleine ville », dit Feinen. D’autres exemples se trouvent en Allemagne, comme la Zeche Zollverein à Essen ou la Jahrhunderthalle à Bochum, exploitée par une GmbH, Kultur Ruhr, qui y organise notamment le festival multidisciplinaire Ruhrtriennale – mais aussi des locations purement commerciales des bâtiments rénovés de manière exemplaire. « En tout cas, nous irons voir ce qui se fait ailleurs », promet pour sa part Marlène Kreins. Un prochaine voyage d’études mènera aux Pays-Bas, à Tilburg, Amsterdam et Rotterdam.

josée hansen
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