Depuis une décennie, entre PaperJam et Bold, la presse magazine sur papier glacé a explosé au Luxembourg, attirée davantage par le marché publicitaire que par le lectorat. Le contenu est à l‘avenant

L’autre presse gratuite

d'Lëtzebuerger Land vom 28.04.2011

Deux citations pour cerner notre histoire : « Lancer un magazine est presque plus simple aujourd’hui que de commencer un site web. » (Mike Koedinger). Et : « Je sais qu’il y a un ou deux magazines qui vont disparaître d’ici un an, j’espère que ce ne sera pas le nôtre. » (Sébastien Vécrin). Les deux affirmations, respectivement du fondateur et CEO de la maison d’édition Maison Moderne (PaperJam, Désirs, Nico, Delano...), et de la petite publication indépendante Luxuriant, contrairement à ce qu’il semble, ne sont pas opposées. Explications.

Tous les branchés s’appellent Sébastien Onze heures ? Vraiment ? Du matin ? Lors du rendez-vous dans la rédaction de Luxuriant, le quartier est encore calme. Hollerich s’éveille. Les bureaux de la petite équipe sont idéalement situés au-dessus du Marx-Bar, route de Hollerich à Luxembourg. En bas, les livreurs amènent les fûts de bière et les cageots de softs, un menuisier s’affaire à prendre les mesures d’un bar. Sébastien Vécrin, 37 ans, Messin d’origine, avec une formation en communication et venant de la musique, est aujourd’hui rédacteur en chef du magazine de musique, mode et culture en général. Il a atterri au Luxembourg par le biais d’un emploi à feu Nightlife (le deuxième du nom), dont il est parti il y a trois ans pour fonder Luxuriant avec Arnaud Decker (qui a quitté le projet depuis) et surtout Pascal Monfort, spécialiste de mode et principal financier de la Sàrl. Éponyme, ce magazine s’adresse aux quinze-45 ans, avec des articles essentiellement sur la musique, les jeunes groupes émergeants ou les stars de passage dans les salles de concerts ou les galeries (David Lynch en couverture de l’avant-dernier numéro), un peu d’événementiel et de la mode...

Coup de malchance : un mois après le lancement vint la crise, la société mit du temps pour s’en remettre. « On est toujours passionnés par notre magazine, dit-il, jamais je ne changerais mon métier contre un emploi à 4 000 euros dans une banque. » En l’espace de trois ans et 18 numéros bimestriels – le dernier vient de paraître –, tirant depuis le début à 20 000 exemplaires distribués dans les bars et clubs essentiellement, Luxuriant, produit par quatre employés et écrit par une quinzaine d’auteurs free-lance, a réussi à se faire une petite place dans le monde de la presse luxembourgeoise, misant sur sa proximité avec son lectorat et ses annonceurs. Des soirées avec des deejays ou des événements branchés comme le Cookxuriant – où des people et amis de la rédaction d’adonnent à la mode de la cuisine – réunissent lecteurs et auteurs / photographes de manière décontractée. Néanmoins, Luxuriant est en train de réaliser une étude marketing afin d’éventuellement réorienter le magazine et, pourquoi pas, augmenter le nombre d’articles en luxembourgeois. Oui, une des originalités du titre, déconcertante au début, est qu’il y a régulièrement des articles en luxembourgeois, à côté du français et de l’anglais, prouvant que la cible est vraiment locale.

Mais : des articles lifestyle, vie nocturne et culture, sans aucune ambition critique, inoffensifs dans le meilleur et complaisants dans le pire des cas, des pages photos avec, au choix, des vêtements ou accessoires et / ou des noctambules plus ou moins inconnus (avec des légendes comme « Mélanie (à gauche), avec son partenaire »...) qui sont comme par hasard souvent des annonceurs, écrit et réalisé par des Français, voire des Messins, une mise en page soignée sans être révolutionnaier, un tirage gratuit aux alentours de 20 000 exemplaires, imprimé à étranger et des annonces souvent vendues au rabais... Le profil de ces magazines est quasiment identique. Comme jadis pour le premier Nightlife, petit magazine au format de poche, la première publication de Mike Koedinger à la fin des années 1990 – la seule qu’il ait abandonnée de toutes celles qu’il a lancées, au début des années 2000 –, puis pour le deuxième du nom (volé) : Nightlife, format A4, édité par une Sàrl. fondée en 2003 par un certain Pierre Thomas (également propriétaire de feu le VIP Room, puis du Bypass1).

Une ancienne équipe de Nightlife, qui, après moult déboires (comme cette édition n°30 de mars 2008 qui fut retirée de la vente à cause de la publication d’un article diffamatoire) s’est définitivement arrêté en septembre 2010, a ensuite fondé la société anonyme Mediamag, qui édite depuis octobre de la même année Night [&] Day, un autre magazine « events [&] lifestyle ». Affirmant tirer à 20 000 exemplaires lui aussi, il est distribué gratuitement dans les salles de concerts et autres lieux branchés et est dirigé par un autre Sébastien « ancien rédacteur en chef de Nightlife », Michel cette fois. Bien que son esthétique soit beaucoup moins soignée et sa mise en page plus hasardeuse, le contenu rédactionnel et même les pubs ne diffèrent que très peu.

Même format, même cible – et visant exactement les mêmes annonceurs pour le dernier venu de cette catégorie de magazines : Bold, qui en est à sa deuxième édition, tiré à 15 200 exemplaires et peut être considéré comme le petit frère de Femmes magazine, car il est publié par une nouvelle société, WAT éditions, constituée autour de la rédactrice en chef du magazine féminin, Maria Pietrangeli. Un brin plus moderne que Night [&] Day, Bold n’offre rien de nouveau côté contenu pour autant : dans son numéro, il interviewe Claudine Muno et publie ses réflexions sur... Steve Jobs. Il y a plus original.

Pour rappel : pour lancer un magazine commercial, il faut une seule démarche administrative, celle de disposer d’une autorisation de commerce, rien de plus. Cette grande liberté d’expression permet à tout le monde de commencer sa feuille de chou à un tirage qui corresponde à ses ambitions et de mettre en place un réseau de distribution, qui semble être la clé du succès, davantage que la qualité du contenu rédactionnel. Pour la majorité d’entre eux, la vente en kiosque, si elle existe, n’est qu’accessoire à un réseau de diffusion gratuite. Leur modèle commercial n’est pas de vendre du contenu à un lectorat, mais un hypothétique lectorat à des annonceurs. D’où les tirages faramineux, qui feraient pâlir les périodiques politiques ou cuturels classiques. La machine de recherche de la Bibliothèque nationale, qui est dépositaire du dépôt légal, crache une douzaine de réponses aux mots-clés « savoir-vivre et périodiques ».

L’attrait du luxe Peut-être que ces magazines qui s’adressent à une cible jeune ont visé le véritable marché en expansion, notamment du côté des annonceurs – magasins de mode moyen de gamme, bars, salles de concert, discothèques... Car dans les segments plus élevés du porte-monnaie, l’industrie du luxe notamment, on est déjà plus loin, souffrant de la crise du marché publicitaire : selon le Luxembourg Ad Report 2010, les investissements publicitaires dans la presse périodique (ou du moins ceux des magazines qui ont survécu assez longtemps pour être répertoriés) ont chuté de huit pour cent par rapport à 2009, en arrivant au niveau de 2007 à peu près (avec 10,7 millions d’euros en tout). Tous les professionnels le diront : il faut tenir au moins six mois pour s’assurer que le support arrive à trouver son lectorat.

Ainsi, si les magazines féminins Femmes magazine et Luxembourg féminin survivent dans leur niche, se concurrençant directement aussi bien côté sujet que côté annonceurs démarchés, voire même de contributeurs, d’autres, comme Andy à Luxembourg, « le magazine du business et du golf », publié six fois par an autour de 2008 et tirant à 10 000 exemplaires, s’est éteint en 2009. Les déboires de Made in Luxe ne sont pas plus enviables : lancé fin 2004, dans la foulée de la folie du luxe déclenchée par feu LuxeTV et se voulant un « media haut de gamme » qui s’adresserait à une cible de « personnes fortunées » (communiqué) en parlant entre autres de finances, de bien-être et d’évasion, sa diffusion payante n’a jamais vraiment décollé.

En 2008, il a été repris par la société anonyme New Media Lux jadis fondée par Bob Hochmuth et qui a connu une descente aux enfers rapide. Après que Hochmuth l’eut quittée, les pertes de l’exercice 2009 s’élevaient à 1,3 million d’euros et les pertes cumulées excédaient trois quarts du capital souscrit, mettait en garde le réviseur d’entreprise. En septembre 2010, son président Charles Ruppert – qui semble avoir attrapé le virus des médias lors de son passage fracassant à la tête de Saint Paul Luxembourg – a injecté 2,5 millions d’euros dans une augmentation du capital. Charles Ruppert n’était pas disponible pour une interview, mais a fait transmettre un communiqué vantant la qualité des trois publications papier du groupe – à côté de Made in Luxe, NML publie aussi 352LuxMag et Business Review, plus ou moins repris à l’éditeur historique Pol Wirtz lors de la faillite de ce dernier (d’Land du 11 avril 2003) et à destination de la communauté internationale – et promettant qu’ils « continueron[t] à améliorer et développer le contenu ».

Le cimetière des ambitions déçues Si Sébastien Vécrin de Luxuriant prédit la mort de un ou deux magazines de ce secteur d’ici un an, il se base sur l’histoire récente de ce marché décidément très mouvementé : au cimetière des magazines, on trouve déjà des noms comme Spoon (2004, life-style), Sneaker Marmelade (2005) sur les baskets, Andy à Luxembourg donc, Upfront, gratuit à grande distribution sur les sorties et les concerts (vers 2009, treize numéros) ou encore Side « magazine sur le bon côté des choses », qui n’a connu que deux numéros en 2010/11.

Puis il y eut Wane, pour « we are next », un projet ambitieux d’une étudiante de l’Université du Luxem­bourg, Francesca Gilibert, soutenue aussi bien par de l’argent qu’en communication par l’Uni.lu et par la Chambre de commerce comme projet d’avenir car imaginé par une jeune femme qui voulait parler de sa génération. Très bien fait côté esthétique, ouvert sur le monde, Wane a pourtant vite changé de format, pour finalement se rabattre, après seulement trois numéros, sur une version en-ligne exclusivement, faute de moyens pour la production de la version papier. Ce fut aussi le choix du plus pointu Salzinsel, magazine d’art et de culture contemporaines (et qui n’était pas diffusé gratuitement, mais en vente dans les musées et galeries), qui s’est converti en e-zine. IUEOA, magazine « sur le développement culturable », original et beau, publié par l’asbl du même nom, militant pour l’écologie et distribué à grande échelle dans les institutions et lors de manifestations culturelles, vit grâce au soutien du ministère du Développement durable.

Le cas Mike Koedinger Le pionnier de ce marché de la presse magazine, l’inventeur, ou pour le moins l’importateur de beaucoup de ces concepts, et celui qui domine incontestablement tout le secteur est Mike Koedinger. Ayant commencé le métier dès le lycée en publiant des fanzines à un moment où le Luxembourg ne connaissait que le Wort, le Tageblatt et le Mariekalenner, il rafle aujourd’hui des prix de design internationaux avec ses magazines. PaperJam, consacré à l’économie, en est le plus gros, avec 20 000 exemplaires et une diffusion tous azimuts, jusque dans les entreprises. Le City Magazine, celui avec le plus grand tirage (35 000, dont une majorité d’envois à un public très ciblé), et qui rafle le plus de ces prix de design, est une publication corporate, pour la Ville de Luxembourg, qui en a fait son agenda culturel. En gros, on peut considérer qu’il a remplacé le Nightlife du début, ou le Nico première mouture, dans le segment de l’annonce de l’actualité culturelle. Nico est devenu une publication haut de gamme, son « coup de cœur » personnel, qu’il supervise encore personnellement et qui n’est publié qu’une fois par an à 5 000 exemplaires, mais dans trente pays (payant, il est distribué dans les réseaux spécialisés de la presse arty).

Désirs, le magazine sur le lifestyle, la mode et la consommation, qui était publié à une périodicité plus espacée, vient de se muer en mensuel, qui sera diffusé avec PaperJam, comme une annexe, histoire de ne pas perdre cette frange du lectorat ou des annonceurs, « mais il faut voir maintenant s’il trouve son public, dit Mike Koedinger, il faut au moins six mois pour savoir si ça marche ». Archiduc, réalisé en collaboration avec la Fondation de l’architecture, s’adresse plus spécifiquement deux fois par an aux architectes et à ceux qui s’intéressent à l’architecture. Le dernier-né des publications de la maison de la rue des Gaulois, Delano, un bimestriel s’adressant à la communauté anglophone, explique la vie locale aux expats et les met en réseau.

En décembre dernier, l’ancienne maison MKE, pour Mike Koedinger Éditions, a changé de nom en Maison Moderne et ouvert son capital à de nouveaux associés, tous collaborateurs à l’une ou l’autre branche du groupe (édition, régie publicitaire, studio graphique...). Ayant atteint les cinquante employés l’année dernière, Maison Moderne embauche encore onze personnes supplémentaires d’ici l’été, à la fois pour écrire dans les différentes publications que, surtout, pour développer l’événementiel : le PaperJam Business Club a organisé 80 événements l’année dernière, plus une cinquantaine de formations, séminaires et workshops. Voilà d’ailleurs peut-être une des raisons de son succès : celle de faire beaucoup de vagues autour de chaque numéro de chacune des publications, de les présenter dans le cadre d’événements sociaux. « La croissance est la seule possibilité que nous ayons pour améliorer nos produits, estime Mike Koedinger. Car avec davantage de moyens, on peut faire de meilleurs produits, même sur un marché aussi réduit. »

1Ledit Pierre Thomas a été révoqué de son mandat de gérant de la société le 15 janvier 2010.
josée hansen
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