Espionnite au palais de justice et contre des enquêteurs du Bommeleeër 

L’homme à tout faire du Srel

d'Lëtzebuerger Land vom 07.06.2013

Monsieur D. a été un peu l’homme à tout faire du Service de renseignement de l’État sous l’empire de Marco Mille, où il est présenté comme la « source technique » la mieux payée, puisqu’il touchait entre 1 000 et 1 500 euros par mois pour sa collaboration. ce qui serait d’ailleurs loin d’être le cas. Ancien technicien en Belgique, recyclé dans le renseignement privé au Luxembourg et proche de l’extrême-droite, ce dont il ne se cache pas, l’homme a été utilisé, sinon exploité par le Srel pour des sales besognes et les coups tordus. Il avait aussi travaillé pour la Police judiciaire, avant de suivre André Kemmer lorsque ce dernier fut muté au Service de renseignement, puis très brièvement au ministère de l’Économie en 2009. Mais l’ancien ministre LSAP Jeannot Krecké ne se montra pas très chaud pour poursuivre une collaboration aussi sensible, après l’avoir fait travailler sur des investisseurs russes.

D. a le sentiment d’avoir été lâché par ses anciens mentors du renseignement, d’autant plus qu’en 2009, une lettre anonyme adressée à la juge d’instruction Doris Woltz, venant vraisemblablement d’un des dirigeants du Srel, révèle son nom et celui de l’ancien président de la Chambre des comptes Gérard Reuter, dont il fut proche avant de se brouiller avec lui, dans un dossier sur l’extrême-droite belge et ses connexions probables avec les réseaux du Stay behind luxembourgeois, « grillant » ainsi une des sources du Srel, ce qui n’est pas dans les usages des services secrets. Accusé d’avoir balancé le détective, Kemmer portera d’ailleurs plainte pour dénonciation calomnieuse.

Travaillant accessoirement pour une société de gestion d’immeubles, D. était posté plateau du Saint Esprit, siège de nombreuses administrations, dont le Service information et presse du gouvernement jusqu’en 2003, le Tribunal de commerce et la SNCI. C’est aussi dans ce bâtiment que Gérard Reuter a longtemps eu un pied à terre. Si D. fut spécifiquement mandaté par le Srel pour faire le travail de base d’un détective, comme des photos ou des observations sommaires, ce serait toutefois de sa propre initiative qu’il aurait fouillé dans les poubelles du SIP en y exhumant des photos non-autorisées des souverains ou vidé la cave de l’ancien président de la Chambre des comptes en ramenant au Srel des caisses entières de documents mettant en cause Reuter et son réseau de pseudos francs-maçons et de barbouzards du renseignement français, notamment sur les affaires Elf et les comptes de l’ancien président congolais Pascal Lissouba à la Bayerische Landesbank de Luxembourg (Land du 19 avril).

Comme avec le commerce parallèle des BMW, impliquant un ex-agent du Srel désormais sous le coup d’une enquête judiciaire couplée à une procédure disciplinaire, l’utilisation du détective privé a créé un profond malaise au sein du département des opérations du Srel, ses agents ayant le sentiment d’avoir été déconnectés du circuit opérationnel au profit d’un externe, pour des missions peu conventionnelles, voire inavouables.

Lâché par le Srel après les limogeages successifs de Frank Schneider, André Kemmer puis Marco Mille, D. a rongé longtemps son frein avant que l’affaire des écoutes téléphoniques n’éclate à l’automne 2012, suivie par une instruction judiciaire liée aux agissements des ex-dirigeants du service. Le détective privé a été convoqué à deux reprises par les enquêteurs de la Police judiciaire auxquels il aurait révèlé, selon les informations de la Radio 100,7, qu’André Kemmer et le chef des opérations Frank Schneider lui avaient bien demandé des observations sur les policiers chargés du dossier du Bommeleeër. Kemmer l’aurait aussi missionné pour coller aux basques du Procureur d’État Robert Biever. Un piège aurait ainsi été monté contre le magistrat lors d’un voyage de ce dernier en Thaïlande, pour le faire tomber dans un guet-apens aux relents de pédophilie. Des micros et probablement aussi des caméras auraient été installés avec la complicité d’une seconde source du Srel. Contacté par le Land, André Kemmer dément catégoriquement ces allégations. « Nous n’avons jamais envoyé de détective privé en Thaïlande pour faire des observations sur Robert Biever, ni mandaté ce détective pour observer les enquêteurs du dossier du Bommeleeër ; quels en seraient les mobiles d’ailleurs ? », affirme André Kemmer.

Mais quel serait aussi la motivation de D. à raconter des mensonges aux policiers et risquer ainsi de perdre sa licence professionnelle ? Quoi qu’il en soit, Kemmer est lui-même convoqué ce vendredi 7 juin devant la PJ. Pour s’expliquer une seconde fois (il fut déjà auditionné en janvier et son domicile ainsi que son bureau perquisitionnés) sur les frasques supposées du Service de renseignement du temps de Marco Mille. Les policiers se sont notamment intéressés à la conversation téléphonique de 45 minutes environ qu’il a eue avec l’un des principaux témoins d’un autre enregistrement présumé, celui du Grand-Duc Henri avec le Premier ministre Jean-Claude Juncker au palais en 2006, évoqué par un certain Monsieur M., un ingénieur en électronique très doué, probablement issu de la mouvance du réseau Stay behind et très copain avec des policiers. M. est, à l’heure actuelle, une des rares personnes à connaître le contenu de l’enregistrement au Palais. Il fit un résumé de l’entretien à Kemmer, qui l’enregistra sur le téléphone de service du Srel, après que le Premier ministre eut donné son feu vert au directeur du Srel. Mais Mille, sans doute embarrassé par le contenu et la sensibilité de la conversation entre son agent et M., ne fera pas suivre l’autorisation de Juncker aux magistrats qui devaient valider l’écoute, d’où l’instruction judiciaire ouverte entre autres pour violation de la vie privée.

Que dit M. ? La teneur de l’entretien entre le chef de l’État et le chef du gouvernement ne serait pas aussi banale que les autorités veulent le faire croire : on y parlera peu – moins de cinq minutes – du Prince Jean et des attentats à la bombe dans les années 1980, mais davantage des « affaires d’État » et des comptes de certaines personnalités dans des banques luxembourgeoises. Selon des sources concordantes, M. racontera aussi que Henri, très remonté contre Juncker, le menace de révèler lui aussi des « dossiers » sensibles pour le gouvernement. M. a cité le nom de Jean-Claude Trichet, l’ancien président de la Banque de France puis de la Banque centrale européenne à Francfort, tout en restant très évasif sur le contexte de cette présence. Qui aurait pu souffler ce nom au souverain, sinon Marco Mille lui-même, qui avait ses entrées à la Cour grand-ducale, notamment en raison de ses fréquentations du Club Columbus. L’enregistrement entre M. et Kemmer fait partie du dossier, transmis à la justice par Patrick Heck, l’actuel patron du Srel. L’ingénieur bidouilleur, qui a crypté l’enregistrement avant de fournir le CD au Srel qui n’est jamais parvenu à en déchiffrer le contenu, avait aussi livré à André Kemmer les noms des deux employés du Palais grand-ducal lui ayant prétendument fourni l’enregistrement : ces trois hommes ont déjà été entendus par la PJ dans le cadre de l’enquête, mais rien n’a encore filtré sur le contenu de leurs auditions respectives. Ces dossiers franchiront-ils tous les caps de la procédure judiciaire pour aboutir à un procès public ou seront-ils rattrapés en cours de route par la raison d’État ?

Véronique Poujol
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